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La revue francophone d'ethnopsychiatrie
avril 2001
Ethnopsy/Les mondes contemporains de la guérison

Les empêcheurs de penser en rond

désormais édités par Le Seuil — Paris

Numéro 2 : drogues et remèdes

Nouvelle…

Toute nouvelle

La toute nouvelle revue d'ethnopsychiatrie

Jamais lasse de nouveaux voyages

Toujours à la pointe de la réflexion


Tobie Nathan
et Philippe Pignarre
sommaire :  
 

Tobie Nathan : Fonctions de l'objet dans les dispositifs thérapeutiques

Bruno Latour : Factures/fractures: de la notion de réseau à celle d'attachement

Andreas Mayer : Objets perdus. Matérialiser et dématérialiser l'inconscient de Charcot à Freud

Sean Hsiang-lin Lei : Du changshan à la mise au point d'un nouveau médicament contre la malaria. Récupération d'un remède chinois et mise à l'écart des médecins chinois

Olivier Ralet : Les ivresses de Lalla Hlayqia

Julien Bonhomme : À propos des usages rituels de psychotropes hallucinogènes (substances, dispositifs, mondes)

Patrick Deshayes : Poisons et substances chez les Huni Kuin

Josep Rafanell I Orra : Drogues: une communauté impossible ?

Henri Grivois : Psychopharmacologie et psychose naissante

Philippe Pignarre : Qu'est-ce qu'un psychotrope ? Psychothérapeutes et prescripteurs face aux mystères de la dépression

Jacques Brandibas, Georgyus Gruchet : Ethnopsy à la Réunion. Le coup de lune

Vinciane Despret : Dans le monde ou dans le corps ? Le pari de William James

Revue des livres

Colloque : compte rendu de "Cultures guerre et paix par Alice Haumont.

Résumés:  
Fonctions de la chose et de l’objet dans les dispositifs thérapeutiques  

par Tobie NATHAN

Si l’on définit la psychothérapie comme l’art du maniement technique de l’influence, alors on peut étudier les psychothérapies " savantes " comme un cas particulier d’un ensemble de pratiques en usage dans le monde, destinées à modifier les personnes, les groupes et les situations, à partir d’une procédure technique. Le terme " thérapeutiques " peut alors être précisé : tout dispositif construisant la vérité en référence à des objets du monde sensible, objet pris dans son sens le plus banal.

La principale fonction des objets est de démontrer la pensée théorique des thérapeutes. Le changement ne peut s’opérer que le long de la ligne de fuite d’un devenir, un devenir ici humain, vers de l’hétérogène, la plupart du temps, du non-humain. Cette ligne de fuite se dessine grâce à l’apparition d’une " chose ", à prendre ici au sens d’un être à la nature imprécise, qui produit ce que l’on observe, et qui capture celui qui s’en approche. Le travail thérapeutique consistera donc à approfondir la connaissance de la chose. L’existence d’objets techniques a pour conséquence évidente de rendre la relation thérapeute-patient opératoire, mécanique, d’évacuer compassion et sympathie. Dans les dispositifs thérapeutiques, l’objet a pour principale fonction de permettre à la théorie spéculative de se développer, de se démontrer et de répandre par contagion. L’objet présente une double garantie : il oblige le thérapeute à faire le pari de l’intelligence du patient ; et il permet au patient de situer avec précision la théorie de son thérapeute. A chaque mise en œuvre d’une procédure thérapeutique, le thérapeute déploie la totalité du devenir métamorphosique qu’elle propose.

Si la thérapie constitue une aventure intellectuelle, un pari pour le patient, pour le thérapeute, un engagement à mobiliser la chose au profit du patient, alors les conséquences du consentement du patient peuvent se rapporter à trois lignes de tension : vers la réussite d’une métamorphose impossible, avec l’espoir d’un surplus de savoir et d’imagination, une amélioration de son état ; vers la compréhension et la maîtrise d’une pratique, le maniement expert d’objets techniques et de méthodes ; vers son agrégation à l’univers du thérapeute selon des degrés : apprentissage, initiation, conversion.

 

Mots clefs:

Techniques thérapeutiques, influence, théories, objets, chose, devenir humain, devenir hétérogène.


De la notion de réseau à celle d’attachement  

par Bruno LATOUR

L’auteur poursuit son exploration des limites conceptuelles d’une pensée nommée " faitiches ", qu’il définirait comme résultant à la fois des faits et des fétiches, amalgame du redoublement de la langue française de l’expression " faire faire " et du travail de fabrication humaine, qui ne seraient ni fait - objet d’un discours positif de vérification, ni fétiche - objet d’un discours critique de dénonciation. Plusieurs obstacles conceptuels se dressent devant cette pensée des " faitiches ", logiques, théologiques, politiques.

Les sciences sociales explorent habituellement une partie du concept d’attachement, mais sous forme d’une répartition particulière entre acteur individuel et structures de la société, reprenant à leur compte l’idéal moderniste d’un sujet sans attache, en terme de liberté ou d’aliénation. L’auteur propose donc de s’intéresser, non pas aux individus et aux sociétés, mais à la multitude de ce qui les fait agir, une sociologie des moyens, des médiations, des attachements, soit des " faitiches " : les sources mêmes d’attachement, c’est à dire la prolifération des objets, des biens, des êtres, des techniques. Il ne suffit pas pourtant de distribuer les sources de l’action entre tous les médiateurs, tous les agissants, toutes les spécificités qui vont concourir à la mise en mouvement. Encore faut-il modifier la nature de cette action, telle est la limite de cette notion de réseau : le réseau distribue l’action entre tous les actants, mais ne permet pas de revenir sur la définition de l’action elle-même. Pour comprendre la mise en mouvement des sujets, leurs émotions, leurs passions, il faut donc se tourner vers ce qui les attache et les met en mouvement.

Explorer les réseaux d’attachement devrait permettre de conserver l’effet de distribution du réseau, mais de refondre entièrement la nature et la source de son action. Reste encore à qualifier ces différents types d’attachement.

Mots clefs:

Attachement, sociologie des réseaux, faitiches, faire-faire, action, réseaux d’attachement

 
Qu’est-ce qu’un psychotrope ? psychothérapeutes et prescripteurs face aux mystères de la dépression  

par Philippe PIGNARRE

Avec l’exemple de la dépression et de l’invention des antidépresseurs, l’auteur démontre que les concepts de la psychiatrie biologique ont radicalement modifié les liens sociaux. Il rappelle que les antidépresseurs, tout comme les autres psychotropes, se définissent, non pas par la biologie qui ne peut être que prédictive des comportements pathologiques, mais dans le champ du social, c’est-à-dire leurs capacités à fabriquer des groupes de patients de plus en plus larges : le biologique n’existe en tant que tel que par la vérification sociale, et le social reçoit sa force ultime par le biais d’une opération chimique. L’absence de témoins fiables en pharmacologie des psychotropes lui permet de rediscuter de l’articulation théorique entre psychotropes, psychothérapies, prescripteurs et psychothérapeutes. L’inventivité serait, non pas dans l’observation et le classement des troubles mentaux, ni même dans le repérage de témoins fiables pouvant constituer de bons outils diagnostiques ou de tests pharmacologiques sur animaux, mais dans l’abondance de nouvelles molécules, dont les essais cliniques ne détermineront qu’ultérieurement si elles ont une utilité sociale. La seule différence active entre psychotropes et psychothérapies est donc relative à l’invention, l’innovation permanente, et non à l’étiologie des troubles mentaux. Le seul point commun entre les psychotropes et les psychothérapies pourrait donc se formuler à partir de cette proposition : " soigner, c’est modifier ". L’instabilité et l’artificialité de l’enracinement biologique et psychique des troubles mentaux permettraient alors d’inventer de nouveaux dispositifs de soins, caractérisés par la multiplicité de la clinique, des références, des devenirs.

Mots clefs:

Antidépresseurs, dépression, méthode ethnopsychiatrique, psychotropes, psychothérapies, témoin fiable, laboratoire du double insu, essais cliniques, groupe de patients

 
Objets perdus. Matérialiser et dématérialiser l’inconscient de Charcot à Freud  
 

par Andreas Mayer

Selon les règles de la technique psychanalytique telles qu’elles ont été établies par Freud, et pour permettre de faire parler l’inconscient, la présence d’objets dans le cabinet de consultation n’était pas autorisée. Pourtant, à travers plusieurs études de cas présentées par l’auteur, les objets étaient souvent évoqués pendant les séances. Le fait que la présence de ces objets en situation psychanalytique soit dissociée des interprétations théoriques sera relégué à la préhistoire de la psychanalyse. L’intention de l’auteur est de conceptualiser cette " dématérialisation " prenant place dans le changement de position de l’hypnose à la psychanalyse. L’histoire de l’évolution de l’inconscient montre que les notions d’objet et de sujet renvoient à des ontologies sociales et matérielles différentes. L’auteur établit une distinction entre différentes formes d’inconscient, non pas d’un point de vue théorique, mais à partir d’une analyse de la promotion et de la diffusion du concept d’inconscient, par les différentes théories, que ce soit dans les activités cliniques ou expérimentales.

Mots clefs

Hypnose expérimentale, histoire de la psychanalyse, objets, fétichisme.

 
Du Changshan à la mise au point d’un nouveau médicament contre la malaria  
 

par Sean Hsiang-lin Lei

L’auteur propose d’analyser le cas du Changshan, nouveau remède contre la malaria dans les années quarante, comme prétexte à l’étude du " Programme de Recherche Scientifique sur les médicaments de production nationale " mis en place dans les années 30 à Shanghaï par les médecins chinois de formation occidentale, par opposition à des remèdes chinois, issus de théories médicales chinoises. Il montre que le Changshan, et les remèdes chinois de manière plus générale, loin d’être de simples matières premières, sont des objets fabriqués, créés par une longue pratique qui prend sens dans le réseau technico-social formé par les médecins chinois.

Le processus de " découverte ", d’étude scientifique, du Changshan est un processus de constriction de la circulation en réseau, grâce auquel les médecins de formation occidentale ont détaché le Changshan de ses réseaux chinois traditionnels hétérogènes. Tant la nature matérielle que la conceptualisation du Changshan ont subi des changements considérables, stabilisés par des techniques et des pratiques modernes, et inclus dans un nouveau réseau homogène et clos.

Mots clefs:

Changshan, malaria, réseaux, médecine occidentale

 
Psychopharmacologie et psychose naissante  

par Henri GRIVOIS

 

Selon l’auteur, on peut définir la psychose comme la folie universelle, schizophrénique aux USA, psychotique en France, maladie opaque, incertaine, fuyante, dont le fer de lance reste les neuroleptiques. L’idée d’un événement inaugural de la psychose a disparu au cours du 19ième, avec le développement de la chronicité en psychiatrie. Cette absence de début identifié va dans le sens du pessimisme qui enveloppe la psychiatrie des psychoses.

Constatant une pratique psychiatrique centrée autour de la sédation longue et massive des patients en situation d’urgence, l’auteur expose son choix clinique de rencontrer les patients dès le début du premier épisode, sous sédation neuroleptique adaptée qui laisse la possibilité d’un dialogue avec le patient, d’une explicitation des troubles méritant un effort de cohérence de la part tant du psychiatre que du patient. L’objectif thérapeutique du premier entretien est d’inciter les patients à réfléchir sur leurs liens avec leurs semblables, sur la cohérence apparemment d’apparence insaisissable de leurs comportements, revenir sur cette expérience initiale, en explorant avec eux le concept de centralité, conçu comme une erreur d’attribution des intentions, des actions, des pensées.

S’il existe au début des troubles une incompatibilité entre psychose et langage, traduit par le mutisme, il existe aussi un invariant clinique de l’entrée en psychose. La dimension phénoménologique de cette expérience se développe par phases qui se chevauchent, et la coexistence de symptômes variés masque cette séquence. L’auteur s’appuie sur l’un des modèles théoriques de la socialisation et de l’interaction continue, dont la régulation habituelle est constituée de mécanismes sensori-moteurs subliminaux. Ce sont les transformations de ce système de réciprocité qui engendreraient l’expérience de l’entrée dans la psychose.

Mots clefs:

Psychose naissante, neuroleptiques, phénoménologie, centralité, délire

 
A propos des usages rituels de psychotropes hallucinogènes (substances, dispositfs, mondes)  
 

par Julien BONHOMME

 

L’auteur réinterroge quelques uns des concepts de l’anthropologie, la culture et son déterminisme, le rite et son efficacité symbolique, la technique et son efficacité physique. Il montre, à l’aide d’exemples d’utilisation de substances, qu’il serait réducteur de théoriser l’expérience hallucinogène selon les lignes de partage de la biochimie, de la psychologie, et de la sociologie. Définissant le dispositif hallucinogène comme l’ensemble des observables — les substances psychotropes, mais aussi les techniques, les pratiques, les expériences, les croyances, les acteurs et les objets, il préconise une étude globale, contextuelle, dénuée de tout ethnocentrisme.

Il propose que les usages rituels d’hallucinogènes, de manière très générale, constituent des techniques de communication — transmettre de l’information, entretenir des relations avec, être en rapport avec, être relié par un passage — avec des morts, des divinités, des ancêtres ou un psychisme selon les lieux, et des techniques de connaissances — produire du savoir en provenance et au sujet de certaines dimensions de la réalité et de certaines classes d’êtres. Les rituels hallucinogènes véhiculent donc des mondes. En un sens, ils constituent un acte de métacommunication : ils indiquent et instituent tout à la fois la situation de communication, contexte singulier où l’énonciateur humain n’est pas à l’origine de la parole. L’expérience hallucinogène rituelle peut ainsi faire l’objet d’une description phénoménologique selon trois modalités : la modification du rapport au monde perçu (perception), du rapport à soi (intentionnalité), du rapport aux autres (communication). Les rituels hallucinogènes, en tant que pratiques cognitives, impliquent les théories de la connaissance (ontologie et épistémologie), et les théories de la personne humaine (âme, double, corps, force de vie, sorcellerie, intentionnalité, etc. et leurs rapports entre eux).

Mots clefs

Substances psychotropes hallucinogène, rituels, techniques de communication, techniques de connaissances, mondes

 
Les ivresses de Lalla Hlayqia  

par Olivier RALET

 

Le vin, remède ou poison ? péché ou privilège ? La vieille marocaine, tenant salon ouvert à l’ombre d’un figuier, drôle, effrayante, bonne et redoutable, finaude et béate, moitié sainte folle - majdouba, moitié sorcière, avec ses talents de conteuse - Hlayqia, avait l’art d’emmêler les fils des versets du Coran - les paroles du Prophète, avec son intime expérience de la sagacité populaire. La stratégie de l’argumentation reposait toute entière sur l’excès ou l’ascèse, et devant son auditoire fasciné et interrogateur, elle se permettait, à l’aide des versets appropriés, de défendre la nature équivoque du vin, tour à tour nourriture excellente ou œuvre du démon, fustigeant amèrement les docteurs de la loi, qui transforment ces mêmes versets en lois, règles et conduites, par une brutalité désolante et des coups de force politiques : en confondant les restrictions sur le vin et l’interdit sur le hallouf (le cochon), elle prétendait qu’ils niaient la subtilité du Livre. Heureusement, les jurisconsultes n’émettent que des avis dont les mœurs et coutumes ne se soucient pas trop, incarnant là une compréhension du Livre plus fine, en tout cas, plus pragmatique ! Et à l’heure du soleil couchant, la discussion publique se perdit dans les pressants appels à la prière du muezzin.

 

Mots clefs

Maroc, vin, péché ou nourriture, loi, verset du Coran, débat public

 
Dans le monde ou dans le corps ? Le pari de William James  

par Vinciane DESPRET

 

Les théories sociologiques et anthropologiques des années soixante sur le concept d’émotion se sont construites en réaction au modèle somatique de William James (1903), pour qui les émotions telles le chagrin, la peur, la rage, l’amour n’étaient, grossièrement, que des modifications physiologiques quantifiables. Les expériences sur la joie et la colère des psychologues sociaux Schachter et Singer (1962) mettent en lumière la manière dont la sphère sociale serait essentielle à l’émotion. L’auteur élargit les résultats sous forme de nouvelles propositions : le malentendu avec James reposerait sur le fait, non que sa théorie suscite une interprétation simpliste de cause à effet, mais qu’elle invente une nouvelle proposition d’expérience, qui permet de faire exister un nouveau rapport à soi et au monde. James construit une nouvelle expérience pour éprouver la notion " d’émotion ", qui enrichit le concept, le développe, et qui , en retour, aura une nouvelle action sur le monde. En définissant l’émotion comme une expérience indéterminée, James suscite l’expérience de cette indétermination, utilisant l’expérience à la fois comme modèle d’appréhension du monde, et comme outils d’induction de l’expérience elle-même. En cela, il propose une base méthodologique à la constitution d’une ethnopsychologie des émotions, co-construite par le monde social, les témoins en sciences humaines et le laboratoire.

Mots clefs

Emotions, théories biologiques, anthropologiques et sociales, expérimentations en sciences humaines, ethnopsychologie.

 
Ethnopsy à l’Ile de la Réunion  
 

par Jacques Brandibas et Georgyus Gruchet

Les auteurs, psychologues cliniciens en CMPP à l’Ile de La Réunion, constatant que la résistance des patients aux thérapeutiques psychiatriques et médicales les contraints à réviser leurs positions théoriques, ont construit un dispositif thérapeutique moderne s’appuyant sur des propositions théoriques issues de la psychiatrie transculturelle. A l’aide de vignettes cliniques, ils montrent que la thérapie utilise la reformulation de l’histoire familiale et de son mythe. Faire des liens entre passé et présent, mettre à jour des relations et des associations, formuler des hypothèses étiologiques diversifiées dans une logique transgénérationnelle, fonctionne comme autant de leviers thérapeutiques opérants. Les patients s’essaient alors à analyser leurs désordres en des termes susceptibles de trouver une place dans l’ordre du monde réunionnais, c’est à dire spécifiquement métissé.

Mots clefs:

Psychiatrie transculturelle, divinité, mort, ancêtre, thérapie.

 

 

in english —> abstracts N°2

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