1ère partie

 

CULTURES : GUERRES ET PAIX

Août 2000

 

Un colloque pas comme les autres.

Souvenirs d’une tribu cerisienne...

 

Compte-rendu par Alice Haumont

© photo Tobie Nathan

 

 

 

Introduction

Autour du discours d’introduction d’Isabelle Stengers et des éléments-clés du séminaire de préparation (janvier-juin 2000) : Composer un monde commun? Un exercice de diplomatie... clic ; Guerres et paix : composition d’un monde commun, construction active de la paix... clic ; La figure du diplomate... Leibniz clic ; Ce que la construction de la paix est et n’est pas... clic ; Propositions risquées... clic

Première partie. La mort du modernisme comme ouverture à la composition active d’un monde commun. clic

Guerres des mondes comme offre de paix. Autour de l’exposé inuagural de Bruno Latour... clic ; La séparation moderne nature-culture clic ; L’auto-destruction de la machine moderne clic ; Grande transformation actuelle... clic ; Deux ensembles d’offre de paix... clic

Deuxième partie. Situations de guerre des mondes... Pour une typologie contemporaine des aliénations. clic

Troisième partie. Mise en résonance des tentatives de négociation avec les "autres" : modernisation, transmission, théorisation, revitalisation, traduction... un exercice de diplomatie? clic

Quatrième partie. Les objets des thérapeutes, les chemins des théologiens et les concepts des philosophes... Contraste entre les voies de la guérison et les voies du salut. clic

 


 

Isabelle Stengers

© photo Tobie Nathan

 

Introduction

Autour du discours d’introduction d’Isabelle Stengers et des éléments-clés du séminaire de préparation (janvier-juin 2000) : Composer un monde commun? Un exercice de diplomatie...

Guerres et paix : composition d’un monde commun, construction active de la paix...

Nous partons du contraste guerres et paix en tant qu’il produit sur nous des "obligations" : il nous oblige à penser. Il nous permet de problématiser la question d’un monde commun. Le monde commun comme construction active et non comme revendication d’une existence préétablie. Le monde commun comme construction engageante : non pas représenter ce qu’il serait, mais construire ce qu’il pourrait être.

Guerres et Paix? Il s’agit, plus précisément, du contraste séparant la logique de la guerre (la soumission au pouvoir des mots, la conversion de ce qui relève de l’ordre de la création en un droit de juger, de disqualifier les autres pratiques) et la fabrication de la paix (la construction de nouvelles procédures de rencontre entre pratiques en résistance à la logique : création de nouvelles procédures de type pragmatique sans garantie d’une solution préexistante). La question de la construction d’un monde commun au sens effectif doit se poser en passant par les agencements les plus risqués : il n’y a d’agencement qu’à la mesure d’une "puissance extérieure" qui oblige, qui engage, qui met en risque celui qui s’en fera le représentant. Comment s’interdire activement les a priori permettant d’éviter la difficulté. Deux solutions de type "global tolérant" sont à éviter, comme celles-là mêmes qui précisément nous hantent de leur facilité :

 

  1. La scission moderne nature-culture selon laquelle seuls les faits de la nature sont dits existants, tandis que la culture fait l’objet d’un respect hypocrite, d’une tolérance molle englobant les parties du tout. "Laissez de côté tout ce qui vous compose de manière singulière, privatiser vos appartenances", pour ne garder en terme de chose publique, de res publica que le plus petit dénominateur commun. La question de la construction d’un monde commun implique pourtant de faire entrer dans l’économie de marché ces appartenances, lesquelles engagent, en une assemblée parlementaire, les diplomates qui s’en feront les représentants.
  2. La suspension des malentendus par l’unification superficielle des vocations : nous avons tous un même Dieu. C’est la table ronde du dialogue entre gens "biens"... pas de frayeur de trahir, pas de parlement contradictoire entre représentants engagés, exposés au risque de "perdre leur âme". Cette solution de suspension rejoint la représentation "une et indivisible" de la chose publique, épurée de ses appartenances risquées, solution précisément à éviter. Comment établir un contraste entre le dialogue unissant des gens de bien et l’agencement tel qu’il implique l’invention de négociations plus risquées, n’annulant pas la question de l’engagement?

     

La figure du diplomate... Leibniz

C’est la figure du diplomate qui nous permet de penser l’art de cette construction active. Cette pensée de la paix comme construction active, remonte à Leibniz : philosophe, mathématicien et diplomate. Comment restaurer la figure du diplomate, figure traditionnellement associée au compromis, dans toute sa dignité? La pensée de Leibniz a souvent été tournée en dérision, réduite au statut de "compromis", alors même qu’il s’exposait par là à l’exercice d’une construction risquée. Souvent attaqué sur le thème "il ne croit en rien", Leibniz était pourtant attaché à un problème : Le Calculemus. Calculemus, calculons, créons les conditions du problème qui nous rassemble. Le problème engage les mathématiciens dans sa construction, dans son articulation, sans garantie d’une solution préexistante : les méthodes de résolution générale qui s’y esquissent sont inséparables de la localité du problème. Leibniz était attaché à quelque chose, il croyait en la puissance de la raison comme possibilité de paix, définie à partir d’une prise de risque : étant donné que nous ne pouvons connaître à l’avance les retombées du calcul divin, les quantités affectées par Dieu à chacun de ces termes, étant donné que nous ne pouvons connaître la "raison" de ce calcul, alors calculons, créons les "raisons" qui nous rassemblent, et voyons comment celles-ci entre-expriment un cosmos dont la taxe d’indécidabilité est à la mesure de sa potentielle créativité. Le Calculemus leibnizien permet de penser un "nous" présent dans l’exhortation, il permet de penser un monde commun comme possible : Leibniz prive le calcul de son autorité pour en faire le point où se joue l’art de la diplomatie.

Comment restaurer la figure du diplomate dans sa fonction positive? Comment faire de l’exercice diplomatique une épreuve de vigilance quant à l’écologie de nos pratiques? Son exercice l’expose à la question suivante : Comment rendre présent le mode de constitution d’une pratique, sans que la singularité de cette fabrication ne se transforme un pouvoir normatif? C’est donc la question d’une paix possible qui transparaît dans cet exercice périlleux par lequel les multiples modes d’existence des pratiques sont rendus présents les uns aux autres sur un mode qu’aucun tribunal de la Raison ne vient plus ordonner. Si le référent d’une paix possible constitue une nouvelle contrainte en chaque lieu où se risque une hétérogenèse, cette contrainte ne soustrait cependant pas le diplomate au conflit, bien au contraire, il l’y expose : le diplomate, par sa pratique parlementaire, se voit toujours accusé de trahir. Situé à l’interface de deux mondes, obligation lui est faite non seulement de penser la pratique des experts qu’il représente, mais encore de traduire cette singularité pratique sur un mode qui la rende "communicable" aux autres - mode qui évitera le terrain de rencontre stérile que constituent les disjonctions statiques "savoir-opinion". Ce en quoi il s’expose sans cesse au risque de trahir son peuple - d’être accusé et désavoué en conséquence. Rapport d’appartenance paradoxale existant entre le diplomate et le groupe d’experts qu’il représente : le praticien diplomate dépend des conditions de l’échange avec ceux qu’il a pour obligation de représenter, de faire exister pour d’autres.

 

Ce que la construction de la paix est et n’est pas...

La construction de la paix n’est pas une volonté d’égalitarisme : l’activité qui la sous-tend n’est pas une aide apportée aux faibles. Au contraire, il s’agit d’une rencontre, d’un calcul entre parties d’un cosmos qui ont toutes à poser les conditions les plus difficiles. Il ne s’agit pas de tolérance, mais d’indétermination : si la guerre émerge d’une confrontation entre causes puissantes, la paix n’est possible que parce que nous n’avons pas les mots pour dire ce que ces causes exigent de nous. En conséquence de quoi, la paix est toujours à créer, jamais réalisée de toute éternité.

L’art de construire la paix n’est pas un exercice d’argumentation qui permettrait d’interchanger formellement les places de chacune des parties présentes dans l’assemblée parlementaire, pas plus qu’il ne s’agit du règlement d’une controverse. Il s’agit plutôt d’un mode de présence, d’une façon de se rendre présents les uns aux autres. Et ce mode de présence exige de son représentant la confiance du mathématicien : non pas une confiance en l’intersubjectivité, mais une confiance qui engage, une confiance qui exige l’épreuve d’une prise de risque.

Le terme final auquel aboutirait cet exercice n’est pas un même, un accord. Nous quittons la disjonction exclusive du "ou bien, ou bien" pour entrer dans un monde plus artificiel, en allusion à l’invention d’une solution toujours locale. Chacun des représentants en présence s’expose au risque de "traduire-trahir", au devoir de rendre compte de son engagement lors de son retour vers son peuple. La question posée par ce retour est la suivante : "de quoi la groupe représenté est-il capable?". Celle-ci traduit un "événement cosmique" comme modification ouvrant à la création risquée d’une nouvelle cohérence. Cohérence risquée, inséparable du caractère "réussi-raté" de sa constitution.

La construction de la paix se définit à partir de cette prise de risque : elle réhabilite les notions d’artefact et de fiction dans leur fonction positive de création. Non plus vecteur de panique, la fiction oblige à sa réinvention perpétuelle : type de définition vibrant du risque qu’il cherche de lui-même... problème toujours hétéronome et jamais prescrivant.

 

Propositions risquées...

La proposition risquée que nous tentons d’explorer est la suivante : les êtres humains ont des propriétaires auxquels nous pouvons accéder au terme d’une construction. Comment parler en présence de nos propriétaires, comment constituer une assemblée non seulement des "choses", mais encore des "dieux"? Il y a là une prise de risque, un conflit non-articulable entre la laïcité et le culte de ce rapport aux propriétaires. Et c’est précisément cette prise de risque qui singularise le retour du diplomate vers son peuple : le verdict auquel il s’expose doit se comprendre au sens d’"événement cosmique" inséparable de la question du "propriétaire" qui fait tenir le groupe, de la "puissance" qui engage et qui en permet l’agencement. Le danger que constitue l’anonymat tolérant post-moderne se renverse sous la contrainte : toutes les solutions ne se valent pas, les contraintes sont extrêmes et la question du "propriétaire" nous indique une de ces contraintes à l’invention. Donner une chance à la paix, c’est tenter de construire de nouvelles possibilités de négociation entre représentants engagés, aliénés, exposés au risque de perdre leur âme, d’être "raptés" par leurs propriétaires.

Trois questions, tenant compte de cette contrainte à l’invention, nous permettent de repérer ce qu’implique la construction d’un monde commun :

  1. Question psychologique : comment constituer une assemblée de citoyens autour de la "chose publique", assemblée constituée non plus d’individus libres et autonomes, mais de citoyens aliénés, possédés? Et comment abriter dans des collectifs des sujets ainsi reconstitués?
  2. Question théologique : comment demander à la religion de sortir de l’espace privé pour intégrer l’espace public en une construction négociable par des diplomates? Comment reconstruire le lien aux propriétaires non-humains, aux invisibles? Ceux-ci sont toujours là, quoique non-installés, refoulés par les processus de purification, de laïcisation mis en oeuvre par les républicains? Comment renverser également le processus amorcé par les psychologues, partisans actifs de cette privatisation des invisibles et de leur laïcisation -monde des pulsions et non plus de démons? Et comment le terme de polythéisme pourrait-il alors récupérer un sens? Comment réconcilier dans un espace public, non seulement des républicains laïcs, mais également les intervenants actifs de cette ontologie des êtres divins? La chose publique privatise les choses les plus importantes, elle les secondarise et empêche ainsi la confrontation pluricosmique : les invisibles revendiquent pourtant eux aussi un droit d’accès à l’ontologie.
  3. Question épistémologique : comment assembler un monde commun sans utiliser La nature au singulier? Comment passer du mononaturalisme (unification moderne des différents culturels par La nature) au multinaturalisme (revendication des multiples ontologies fragmentées)? Comment permettre la cohabitation de ces multiples ontologies? Comment les propriétaires, les invisibles peuvent-ils eux aussi constituer une nature, à côté des objets scientifiques?

La fabrication de la paix oblige, elle engage dans la mesure où nous sommes tous "pris" par un même risque : nous ne savons pas "en général", nous sommes aliénés, engagés par une indécidabilité se répercutant à tous les niveaux du réel selon un mode de résonance fractal : les "propriétaires" divins, la "passion" du physicien, les "pulsions" laïques, l’ "engagement" du mathématicien... Un monde commun au sens leibnizien : non pas une hiérarchisation des possessions, mais une production de multiplicités qualitatives imbriquées qui, selon le type de problème, changent de propriétaires.

La fabrication de la paix oblige. Nous partons armés d’un outil afin d’éviter certains dangers... le danger -entre autres- de la bonne volonté, mot d’ordre de la tribu des "nyaqua".

 

 

Première partie. La mort du modernisme comme ouverture à la composition active d’un monde commun.

Comment penser les conditions de cette résurgence d’un multinaturalisme? Quels sont les changements, non seulement structuraux mais encore historiques, qui rendent possible cette construction active d’une res publica? Res publica rassemblant non seulement des choses, mais encore des dieux... pour une assemblée de citoyens non plus autonomes, mais aliénés.

Bruno Latour

© photo Tobie Nathan

 

Guerres des mondes comme offre de paix. Autour de l’exposé inuagural de Bruno Latour...

Comment se faire l’avocat du diable? En s’exposant au risque de défendre les blancs. Comment les blancs peuvent-ils bien se présenter dans le monde?

La séparation moderne nature-culture

Il y a 10 ans, les humains partageaient un monde commun : La Nature. C’est ce fond commun fait de squelettes, de neurones, de gènes qui constituait une unité limite, facilitant la comparaison entre les cultures et leurs multiples arbitraires. Les conflits n’allaient jamais très loin, ils naissaient des divergences entre représentations et images d’une Nature fondamentalement unique.

Les modernes pouvaient ainsi se définir, à la différence des non-modernes, par une séparation radicale entre les deux pôles : le pôle "objectif" de la nature -l’ontologie intangible des sciences, des techniques et de l’économie-, d’une part, et le pôle "subjectif" de la culture -les différences à l’intérieur du cinéma cérébral, les religions, les droits, l’art-, d’autre part. L’entente était facile et le but clairement affiché : comment se détacher de la confusion représentative et se rapprocher de La Nature? C’était une solution commode, l’unité était déjà constituée et les résidus étaient rangés au compte de la culture seule. Bref, pas de guerres possibles entre les mondes : un seul monde, une seule planète, pour une seule humanité.

Cependant, cette conception d’un monde -ce monde du marché mondial, ce monde des Droits de l’Homme, ce monde des techno-sciences-, ne trahissait-elle pas un certain ethnocentrisme impérialiste? L’unification semble biaisée puisqu’elle naît d’un Occident. Là encore, la machine moderne se veut imparable. Les différences de surface sont facilement éliminables : l’Occident moderniste permet enfin un accès privilégié à La Nature. La modernisation n’a ainsi ni mère, ni père : elle témoigne d’une entrée en scène indiscutable de la nature -dénuée de sens.

 

L’auto-destruction de la machine moderne

C’est pourtant ce dénuement de sens qui sera cause du morcellement de cette puissante constitution moderne. Par un effet de "double-bind", la grandeur des découvertes scientifiques est à la mesure du vide de sens qui les sous-tendent. C’est le grand deuil moderne, le désenchantement annoncé : l’humanité sort de l’enfance des mythes pour entrer dans l’homogénéisation angoissante d’une culture de marché. C’est à ce prix que l’Occident, seul, peut occuper la position de "centre" sans être taxé d’un ancrage "culturel" : position signant la grande différence entre "eux" et "nous", le "grand partage" moderne consacrant le dur socle de l’universalité.

Mais plus l’appartenance à cette patrie sans fratrie s’amplifiait, plus le sens donné à l’existence s’estompait. La nature scientifique réduit l’Homme à une machine biologique. Et elle suscite, comme inévitable réaction, la sacralisation de la notion de "culture" : l’Occident se fait muséographie en tant que perspective sur l’altérité. Cette scission signe l’apogée de la modernisation : l’Occident envahit la planète sous la forme d’un voile de paix -dans la mesure où les conflits ne portent jamais sur le monde lui-même, mais sur les représentations symboliques de ce monde-, mais il suscite l’admiration révoltée et intéressée des multiples voies d’échappatoires à cette imposition froide d’un monde commun.

La question se pose désormais : comment modifier cette tension entre le multiculturalisme (source de sens) et le mononaturalisme (fond des choses représentées) ? Comment modifier cette proposition de paix, proposition née de la grande vertu des occidentaux, la tolérance ? Comment modifier ce relativisme hypocrite?

 

Grande transformation actuelle...

Aujourd’hui, nous assistons enfin à une guerre des mondes. Les OGM envahissent la planète, les sectes déclenchent de véritables processus économiques... Bref, il n’existe plus de source de paix indiscutable : les cultures revendiquent elles aussi leur droit d’accès à l’ontologie. Le mononaturalisme cède sa place au monstre du multinaturalisme. Et la tolérance vole en éclat.

La crise de l’unification moderne peut être pensée à partir de la conjonction de deux mots symptomatiques : la globalisation et la fragmentation. La sensation rassurante d’unification fait place aujourd’hui à l’angoisse de la mondialisation : naissent une série de barricades pour et contre la globalisation, témoignant d’un véritable combat. Les occidentaux vont même jusqu’à revendiquer leur spécificité culturelle. Pour la première fois, l’unification passe par la politique tant du local que du mondial.

La fragmentation post-moderne détruit les deux pôles du mononaturalisme et du multiculturalisme : la globalisation est désormais à construire. La paix est terminée : par cette évolution profonde, nous sortons du modernisme... Nous passons d’une situation de guerre non-déclarée à une situation de guerre reconnue. Nous passons d’une paix assurée, d’un progrès sans faille, à une proposition de construction de la paix : de l’existence préétablie d’un monde commun à sa composition active...

Il n’y a d’ennemi, soutenait C.Smidth, que s’il n’y a pas de médiateur commun : le conflit est donc nécessaire. Si La nature n’a pas d’ennemi, il n’y a pas de guerre possible. L’Occident n’a jamais eu d’ennemi : il excelle dans ses opérations de polissage, sans jamais comprendre les nécessités d’une construction de la paix et des pratiques diplomatiques qui la sous-tendent. Les guerres étaient inexplicables : elles n’avaient, tout simplement, jamais commencé...

Aujourd’hui, les blancs sont en deuil. Le monde commun est à constituer. Et sa construction se donne comme une tâche immense : il n’y a plus ni Nature, ni Dieu pour en assurer l’unification. Nous vivions en paix, nous aimions tout le monde, et en quelques années, nous sommes à nouveau en guerre, comme les autres. Nous nous battons contre la mondialisation, comme les nègres se sont battus contre nous.

Le prix payé pour cette paix, cette sagesse policée des modernes? La croyance. La croyance comme forme par laquelle les modernes comprennent les autres. La croyance comme effet des rapports entre peuples. Comment construire une paix autrement? Comment les blancs pourraient-ils enfin "bien se présenter"? Comment les blancs pourraient-ils troquer leur naturalisme contre un constructivisme? Acceptant d’avoir des ennemis, de provoquer des batailles dont les issues seraient totalement incertaines... À la différence des modernes, assurés de vaincre toute forme de retour de l’irrationnel et de l’archaïsme. Nous retrouvons le thème du risque : nous sentons à nouveau que nous pouvons perdre, nous récupérons le sens du danger, nous réintégrons le risque comme forme majeur de nos relations. La prise en charge de ces nouvelles formes politiques par le public - la fragmentation, la globalisation, le sens du risque, le principe de précaution- signe la mort du modernisme...

 

Deux ensembles d’offre de paix...

Deux ensembles d’offre de paix se présentent sur le marché des "blancs" : le jusnaturalisme et le constructivisme. Selon le jusnaturalisme moderne, les règles de la société se déduisent de celles de la nature. Le jusnaturalisme constitue une forme d’universalisation. Selon le constructivisme, au contraire, la nature n’est pas généralisable. Seul le constructivisme peut être partagé, toujours exposé au risque du caractère "réussi-raté" de sa construction. C’est une révolution : par définition, on ne peut s’entendre sur la nature. Cependant, cette offre constructiviste ne peut se réduire au "constructivisme social", arme critique des anciens modernes selon lesquels la nature n’existe pas. Au contraire, ce qui nous permet de nous assembler en un monde commun est la capacité à construire nos natures, qu’il s’agisse d’objets scientifiques, d’objets thérapeutiques ou d’objets religieux. Mais se pose alors l’insoluble question : quelle est la bonne construction?

La proposition d’une guerre des mondes comme offre de paix se précise : il s’agit maintenant de protéger et d’aider les modernes en leur prouvant qu’il y a bien "construction". L’offre constructiviste étant inséparable de la scène occidentale dans laquelle elle s’inscrit, scène gouvernée par l’impératif de la "preuve". La notion de construction récupère alors un sens positif dans la mesure où elle ne renie pas le respect de la réalité : la construction est inséparable de sa revendication à l’ontologie.

Nous retrouvons les trois propositions formulées dans l’introduction relativement aux questions de la psychologie, de la théologie, de l’épistémologie, questions auxquelles on peut également adjoindre celle de la politique : construction la plus urgente et pourtant la moins explorée... Pourrait-on, à côté de la construction active d’une assemblée des citoyens aliénés, des dieux et des choses, penser la construction active de notre organisation de la "polis"?

Remarque. Par "qui" l’anthropologue des blancs est-il aliéné pour se risquer à une telle tâche, quel est son propriétaire? Par "quoi" est-il engagé, qu’est-ce qui lui permet de traduire ainsi pour tout le monde?

© photo Tobie Nathan


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