LA PSY À LA TÉLÉ :

UN EXEMPLE DE CONSTRUCTION COLLECTIVE DES SUBJECTIVITÉS

Un échange animé par Vinciane Despret [1]


Table ronde le 12 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l'épreuve de ses usagers.
 
Vinciane Despret

Si on veut se donner des chances de pouvoir régénérer la réflexion sur la psychothérapie, encore faut-il, d’entrée de jeu, commencer par considérer avec sérieux tous ces endroits par où, aujourd’hui, passe la parole « psy » pour se diffuser, toucher et imprégner le plus grand nombre.

Les « psys » intéressent de plus en plus les médias, souvenons-nous :

En 1976 : sur France Inter, la psychanalyste Françoise Dolto anime l’émission Lorsque l’enfant paraît qui aussitôt rencontre aussitôt un fort succès médiatique.

En 1983 : cette fois à la télévision, Pascale Breugnot [2] et le psychanalyste Serge Leclaire créent le concept de Psy-show.
Depuis, on assiste à une prolifération, sur toutes les chaînes, de toute une série d’émissions de télévision ayant comme point commun d’être construites autour de la présence active d’un « psy ».

Comment ne pas s’interroger sur la multiplication et le succès de telles émissions ?

Comment penser la diffusion dans les médias d’une certaine pensée de la subjectivité issue de la psychothérapie ?
Comment en évaluer les conséquences pour les usagers ?

Pour amorcer une ébauche de débat sur ce phénomène, les organisateurs du colloque ont proposé à deux réalisateurs de ce genre d’émissions, Pascale Breugnot et Ludovic Place [3], de venir débattre sur ces nouveaux objets « psy ».

Ce compte-rendu reprend les termes du débat qui a suivi la projection successive d’extraits de la première émission Psy-show de Pascale Breugnot et d’une émission récemment diffusée sur M6, Quelle famille, dont Ludovic Place a été le rédacteur en chef…

Vinciane Despret, en tant que modératrice, présente les extraits des deux émissions qui vont être projetées et servir d’amorce aux échanges :

 

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Vinciane Despret et Pascale Breugnot

Vinciane Despret :  
 


Deux types d’émissions vont vous êtes présentés. Je vais vous dire maintenant quelques mots au sujet de la première émission.

Il va s’agir de Psy-show, sous-titrée La règle du jeu. C’est une émission de Pascale Breugnot qui est mes côtés, présentée par Pascale Breugnot et Alain Gillot-Pétré avec la collaboration du psychanalyste Serge Leclaire. Elle a été diffusée le 29 octobre 1983 sur Antenne2.

Un couple se présente dans cette émission. Ils sont tous les deux propriétaires d’une station-service et ils travaillent comme pompistes. Ils ont un problème qu’ils n’arrivent pas à dépasser, un problème sexuel assez lourd en partie lié à l’éjaculation précoce du mari. L’émission dure une heure.

On vous présentera un extrait de 20 mn et au cours de cette émission, seront présentés des extraits de la vie quotidienne du couple avec des retours en plateau en compagnie du présentateur et du psychanalyste et d’autres personnes.

D’abord, je dois vous dire que la surprise pour moi a été assez forte : on est en 1983 et ça saute aux yeux, le temps a passé. Il y a quelque chose de pratiquement exotique dans cette émission, quelque chose qui nous montre la pertinence du titre choisi pour cet après-midi par les organisateurs du colloque : constructions collectives de subjectivité.

Vous allez le voir, la manière de parler, de se présenter, de poser le problème ne sont plus du tout celles qui s’imposent aujourd’hui. Exotique aussi dans la construction du dispositif lui-même. D’abord, le public est présent et il a son mot à dire, on va lui demander son avis sur le problème du couple. Il ne va pas être le seul tiers introduit dans l’émission puisque, et ça vous ne le verrez pas, je tiens à vous le signaler parce que je pense que c’est un événement important dans le dispositif mais des comédiens vont participer à cette émission ; deux comédiens qui représentent chacun le mari et la femme et qui vont, à leur tour, participer pour dire les choses. Ils vont jouer deux séquences en mettant en scène la manière dont le couple leur a défini le problème et quels sont les effets dans leur vie. Une dispute, un rejet, le sentiment d’être étouffé de l’un, d’être rejeté de l’autre. Ils ont donc dû jouer sur les indications des personnes, un petit film et une improvisation devant eux. Ils proposent donc une version construite autrement de ce qu’ils ont compris de la situation.

Et si on réfléchit à la structure plus générale de ce dispositif télévisuel, on se rend compte qu’en fait, chaque élément du dispositif est double. Chaque personne est doublée, tout est construit en double. Au duo que sont le mari et la femme, répond toute une série de doubles : d’abord le psy va être doublé par le public ; les présentateurs sont chacun, le double l’un de l’autre et puis les comédiens sont les doubles des personnes venues présenter le problème. Alors je ne peux pas savoir les motifs qui ont présidé à cette construction symétrique, quoi que je sois attentive au fait qu’Alain Gillot-Pétré, à un moment dira, en présentant le problème, de sortir du huit-clos mais je peux essayer de vous rendre attentifs aux effets de cette espèce de duplication, qu’elle soit voulue ou non.

Le dispositif, je dirais, est construit comme une confrontation de versions : celle du mari d’une part, de la femme, de l’autre : chacun raconte l’histoire de son point de vue. Celle du couple d’une part et des comédiens, de l’autre.

Si on considère le psychanalyste et le public (qui émet des hypothèses ou des avis) comme, en quelque sorte, le double l’un de l’autre, un contraste apparaît que je vous inviterai à lire comme le contraste entre l’ethnopsychologie des profanes et l’ethnopsychologie des professionnels. Il s’agit bien de part et d’autre d’ethnopsychologies c’est à dire de savoirs culturels, théoriques, liés à la manière dont les gens théorisent les âmes, les relations, ce que veut dire aimer, être adulte, etc. et ce contraste me paraît d’autant plus passionnant à explorer : comment l’identité des professionnels se constitue-t-elle et sur quelles différences ?

Je tenterai de revenir plus avant sur ce contraste dans l’exposé que je ferai en toute fin de journée [4].

Je voudrais juste d’abord vous inviter à être attentifs à ce contraste parce que je trouve qu’il est passionnant car il met de part et d’autre des théories dans le public comme chez l’ethnopsychologue professionnel pourrait-on dire, de jolies théories. Par exemple : comment on devient adulte du côté du public, que cela demande des épreuves, voire des révolutions. Mais ce qui apparaît surtout, c’est le contraste des temporalités : il saute aux yeux. Il s’agit de chercher à expliquer, de trouver des solutions. On les cherche du côté du passé, du côté de l’ethnopsychologie professionnelle et on les cherche du côté du présent et de l’avenir du côté de l’ethnopsychologie des profanes.

Mais je vous laisse regarder les deux émissions…

 


Le 26 octobre 1983, Pascale Breugnot présentesur Antenne 2, sa nouvelle émission: Psy Show. Un couple évoque très explicitement ses problèmes affectifs et sexuels. Le psychanalyste Serge Leclaire, présent sur le plateau, leur propose des interprétations. (voir "de psy-show à loft-story" de François Jost.
Ludovic Place :  
 

Ma première réaction, après avoir vu coup sur coup des extraits de Psy-show et de mon émission plus récente, Quelle famille, c’est de me dire que Psy show, c’était vraiment une autre époque mais en même temps je trouve que les témoignages sont assez émouvants dans les deux émissions. Je trouve qu’il y a quand même des liens entre les deux émissions. Par exemple, les silences sont respectés dans les deux cas même si les procédés de montage sont un peu différents.

Maintenant sur la façon dont moi j’ai abordé la psychologie dans ces émissions-là, c’est certainement très différent de la vôtre, Pascale Breugnot. D’abord par nos parcours puisque moi, je suis tombé dans ces émissions-là un peu par hasard et je m’y suis intéressé parce que c’était ma vocation de rédacteur en chef.

Au moment où j’ai commencé à travailler sur ces émissions, c’était dans les années 2000, j’étais dans une société de production qui s’appelait VM et qui faisait une émission en prime time sur M6 qui s’appelait E= M6 spéciale, laquelle, au début, faisait de la science pure et dure et du décryptage scientifique pur et dur.

On s’est aperçu que plutôt que de parler de choses qui finalement étaient assez complexes pour un prime time, ce qui intéressait le plus les gens, c’était qu’on parle d’eux-mêmes. Donc petit à petit, on s’est dit : on va parler des problèmes de la vie quotidienne des gens et on va essayer de les résoudre grâce à la télévision. Et petit à petit, les choses se sont mises en place comme ça, progressivement, au fil des années : j’ai eu finalement cette expérience sur cinq ans, en changeant de boîte de production mais toujours pour M6. Je me suis mis à produire Sexualité, si on en parlait, J’ai décidé de, et puis finalement la dernière émission que vous venez de voir qui a été diffusée l’année dernière et qui s’appelait Quelle famille.

On s’est beaucoup interrogé sur la place que l’on pouvait attribuer aux psys dans nos émissions. Au départ, les psys ou les spécialistes intervenaient dans les reportages. Petit à petit, on s’est aperçu qu’en situation, ce n’était peut-être pas forcément très concernant pour les spectateurs donc progressivement on est revenu finalement un peu à la méthode Psy-show. On a mis le psy en plateau et non plus en reportage et le psy s’est mis à s’adresser à la fois aux témoins qui étaient invités en plateau et il s’est adressé aux téléspectateurs.

Ce qui a été très intéressant, ce fut de s’apercevoir que petit à petit, du fait que ces émissions rencontraient vraiment un énorme succès – on était aussi dans des scores de 3-4-5 millions de téléspectateurs -, il a fallu qu’on puisse tenir la route au fil des saisons, au fil des émissions parce que nous, on était diffusés en prime time tous les mois. On s’est dit alors qu’il fallait – et c’est pour ça que je vais revenir sur le cas particulier de Quelle famille - segmenter de plus en plus nos émissions.

C’est-à-dire qu’au départ, on s’adressait aux couples, aux familles, sans distinction d’âge, sans distinction de quoi que ce soit et puis ensuite on s’est mis à segmenter les tranches d’âge. Ce qui, en passant, est une spécialité de M6 : M6 s’est adressée à une tranche d’âge très jeune avec Super Nanny, elle s’est adressée à une tranche d’âge plus âgée avec d’autres émissions et nous, notre créneau, c’était l’adolescence. Donc on avait cette difficulté de s’attaquer à ce créneau-là et à ne pas dépasser cette tranche d’âge-là. Or l’adolescence est quelque chose de très particulier à traiter surtout par rapport à la sexualité puisqu’on est là aussi dans des périodes où ce sujet est encore un peu tabou et où, sur ces questions, les rapports entre les parents et les enfants ne sont parfois pas très faciles.

Alors, si vous le voulez, je vais essayer de m’inscrire un peu en parallèle de vous, Pascale Breugnot, pour faire des comparaisons sur nos méthodes de travail qui à la fois se ressemblent et à la fois sont quand même assez différentes.

Je vais prendre par exemple, le problème des témoins : comment trouver nos témoins ? C’est un problème qui s’est posé différemment pour vous et pour moi.

Du fait qu’on soit entrés dans une période où ces émissions-là sont assez fréquentes, nos témoins, curieusement, sont de plus en plus difficiles à trouver d’autant que, par rapport aux exigences d’une chaîne qui veut faire de l’audience, les témoins sont maintenant sélectionnés de manière de plus en plus pointue. Vous avez eu de la chance pour votre premier couple de le trouver par hasard à une station-service. Nous, ce qui est intéressant, c’est de savoir que sur la fabrication de l’émission avant la diffusion et avant même l’enregistrement des reportages, il faut maintenant faire appel à toute une batterie d’enquêtrices qui ont pour mission de trouver ces témoins et ça, c’est une mission qui ressemble à celle qui consiste de trouver une aiguille dans une botte de foin. On leur dit : voilà, la thématique de l’émission ce sera par exemple comme celle de l’extrait : comment surmonter une épreuve en famille et on leur demande de trouver plusieurs situations, d’épreuves. Alors ça peut être l’homosexualité, ça peut être une maternité précoce, ça peut être des tas de choses comme ça et il faut qu’elles trouvent pour ces personnes des profils qui correspondent. C’est une chose de trouver ces profils-là mais ensuite il faut savoir que, pour nous, la chaîne avait en plus un droit de regard sur la qualité du « casting ». Il fallait qu’on parte en repérage avant même de commencer à espérer faire un tournage. Il nous fallait filmer ces familles-là en situation pour voir si elles correspondaient à la problématique donnée, savoir si elles étaient capables de s’exprimer, savoir s’il y avait un vrai problème, savoir si elles avaient conscience de leur problème parce que parfois on s’apercevait que l’enquêtrice soulevait des problèmes alors que le problème n’existait pas forcément dans la famille ou en tous cas il était encore plus caché que dans vos situations à vous parce que nos familles n’avaient pas forcément fait une démarche d’aller vers un spécialiste ou un psy.

Il y avait aussi ce problème de la sélection des témoins qui, de plus en plus, veulent passer à la télé coûte que coûte donc parfois sont dans des témoignages qui sont construits de toutes pièces pour s’accorder avec ce qu’on cherche. Donc il nous faut faire un tri aussi par là. C’est finalement après une sélection assez pointue que ces témoins-là sont retenus et filmés.

Alors par rapport à ce que vous faisiez, vous, à l’époque, au moins lors de votre première émission, nous ce qu’on essaie de faire et c’est un peu la qualité des témoins qui fait la différence, c’est de construire quelque choses sur la capacité de ces gens-là à s’exprimer dans une situation du quotidien. Cela se voit moins dans ce reportage parce que c’est beaucoup de témoignages mais parfois on essaie d’être dans ce qu’on appelle des séquences de vie où la caméra est là en tant qu’observatrice neutre… neutre, dans le sens où elle est là, bien sûr mais les séquences ne sont pas jouées ni rejouées mais juste captées dans la longueur puisque nos équipes de télévision essayaient de rester entre 3 et 6 jours sur place pour faire des reportages qui, au final, duraient une quinzaine de minutes.

Cela, c’est pour la partie fabrication du reportage mais je vais aussi faire le parallèle avec vous pour ce qui concerne la partie plateau.

Nos durées d’enregistrement étaient beaucoup moins longues que pour vous puisqu’en général on commençait vers vingt heurs le soir et on finissait vers minuit mais il y avait six histoires à chaque fois. Vous, il n’y en avait qu’une seule, je crois. On essayait de faire un plateau qui durait donc, par histoire, environ _ heure à 1 heure qui ensuite, au montage, était réduit à 10 mn/ _ d’heure. Sachant qu’on était diffusé en prime time, et non comme vous, en seconde partie, nous avions en plus, la contrainte de devoir réussir à soutenir l’attention d’un public qui est attiré par les autres chaînes, par des choses qui, parfois, sont plus intéressantes ailleurs.

Il nous fallait faire du contenu intéressant et à la fois assez court pour pouvoir maintenir l’attention du téléspectateur et éviter l’effet du zapping. Il faut savoir que nos témoins arrivaient en fin d’après-midi et étaient pris en main par les enquêtrices qui les avaient suivis, pris en main par les journalistes qui avaient tourné le reportage et avant d’entrer en plateau, ils étaient de nouveau re-briefés, on leur expliquait clairement ce qui allait se passer. Donc, en gros, leur parole était déjà bien prête et ils savaient ce qu’il fallait dire et c’était peut-être beaucoup moins spontané que vos témoins à vous et en tous cas comme il n’y avait pas une longueur d’enregistrement aussi conséquente que la vôtre, c’était peut-être un peu moins spontané. Enfin, il fallait aussi que notre psy, c’est ce que vous disiez tout à l’heure en introduction, soit capable de donner des conseils à la fois particuliers et personnalisés et à la fois généraux parce qu’on était contraint par le CSA, par les professionnels aussi : il faut savoir que ce genre d’intervention d’un psy en télé suscite toujours de vraies jalousies dans le milieu et une vraie prise de position qui peut être mal perçue. A mon sens, cette prise de position du psy est assez courageuse, parce que, comme vous, moi je considère que faire ça à la télévision, ça peut et ça a aidé plein de gens et je pense que ça continuera à les aider. Ne serait-ce que quand la caméra vient chez les gens, déjà il y a une libération de la parole qui se fait et qui se formule dès le moment de l’interview et c’est vrai que, comme vous, moi j’ai constaté que même pendant les reportages, les gens se mettaient à formuler, à raisonner, à émettre des idées qu’ils n’avaient même pas eues forcément l’occasion de penser de vive-voix.

Donc il faut que le psy, nous, dans nos émissions, soit capable d’être à la fois très généraliste et très pointu pour ne pas froisser quiconque et pour donner des choses au téléspectateur qui l’intéressent lui aussi mais sur des témoignages qui peuvent être aussi précis que l’éjaculation précoce, par exemple (je prends cet exemple car j’ai fait Sexualité, si on en parlait).

On avait aussi une autre difficulté, liée au fait que notre programme en prime time était diffusé le mardi soir et était censé s’adresser à un public familial. Donc à un téléspectateur qui a entre 6 ans et l’âge des grands-parents. En première partie de soirée, les reportages devaient être tout public mais en deuxième partie de soirée, vers 21 heures 30/ 22 heures, les sujets abordés pouvaient un peu augmenter dans l’échelle de la difficulté. Et là on pouvait parfois cibler moins de 10, moins de douze, on n’a jamais été moins de 16 [5] puisqu’on était le mardi soir mais je pense que vous n’aviez pas cette contrainte-là, vous, dans vos émissions.

Donc, pour résumer, nous, on était vraiment liés à toutes ces contraintes-là.

Et j’évoquerai enfin une nouvelle difficulté que l’on a vu émerger, une difficulté à laquelle vous ne pouviez pas être confrontée et qui est liée à l’internet.

Même si les gens ont en général été toujours très contents de ce qu’on a fait, on a bien sûr aussi des lettres d’injures qui pouvaient parfois nous faire mal ou nous interroger sur la qualité de notre travail. Mais maintenant il faut savoir qu’après la diffusion de l’émission, les gens peuvent se retrouver pour discuter sur des forums et souvent ces forums sont des défouloirs pour ceux qui sont choqués, qui sont contre et parfois les témoins sont pris à parti dans ces forums. On a eu ainsi le cas de gens qui avaient témoigné, qui étaient contents du témoignage et qui, comme pour Thomas, se faisaient ensuite insulter, traiter de sale pédé. Ça peut poser des vrais problèmes pour nous, fabricants car c’est assez difficile à contrôler puisque internet est libre et la chaîne n’a pas forcément envie que son site internet soit forcément censuré même s’il y a des modérateurs qui contrôlent la parole.

Donc pour nous toute la difficulté intervient après la diffusion et elle intervient aussi dans le suivi de ce que peuvent vivre les témoins après-coup. C’est vrai que quand l’équipe de télé débarque, que quand la famille vient sur le plateau, tout ça déclenche des choses très positives, tout le monde est content mais c’est vrai aussi que contrairement à vous, je l’avoue, on n’a pas de suivi aussi précis sur les quatre mois qui suivent. Le suivi n’est pas aussi bien balisé même si les témoins ont nos numéros de téléphone et celui de Stéphane Clergé, le psy.
Le suivi n’est pas aussi bien fait et puis, pour ce qui concerne cette tranche d’âge que vous venez de voir, pour ces gens-là, aller voir un psy n’est pas quelque chose de facile et amener un psy sur un plateau, c’est à mon sens quelque chose de bien à condition qu’il y a des limites à respecter car on n’est pas dans un cadre de consultation, dans un colloque singulier.

Mais en tous cas, si notre vocation est de libérer la parole, je pense que dans la majorité des cas, pour la majeure partie des sujets, le but, est atteint.

Si on peut continuer à faire le parallèle entre nos deux émissions, je trouve que c’est assez intéressant.

 
Vinciane Despret:  
 
Peut-être peut-on demander à Pascale Breugnot de réagir : qu’est-ce qui a beaucoup changé, d’après vous, hormis les éléments du dispositif qui sont d’ailleurs liés à ces changements ?

 
Pascale Breugnot :  
 
Je pense que le propos des deux émissions n’est pas du tout le même. Moi, je m’intéressais à voir le fonctionnement de deux êtres qui essaient de se rencontrer, à comprendre pourquoi ça ne marche pas, d’où ça vient, cette difficulté à exister ensemble.

Parce que ça me permettait de montrer de quoi on est fait, comment on fonctionne et qu’est-ce qu’on doit à notre éducation et à notre passé familial.

Dans cette émission (Quelle famille), ce qui est très intéressant, c’est la façon dont les problèmes sont reliés au regard de la société. C’est une émission qui ne néglige pas la façon dont ces problèmes de société sont vécus dans les familles parce qu’il y a la société autour. Je pense que chaque fois que cette mère parle de son fils, on sent que découvrir que son enfant est homosexuel, ça lui pose un problème de fond mais c’est le regard des autres qui est extrêmement important pour elle… comme pour son fils, d’ailleurs.

Ça, ce sont des sujets que nous, on aurait écartés : on était moins intéressés par « un problème et la société » et plus par le fondement du problème lui-même.

Donc, déjà, l’objectif n’est pas du tout le même. La méthode de travail, non plus. C’est vrai que j’aurais eu envie, moi, de questionner évidemment cette mère sur d’où lui vient cette peur de la révélation que son fils soit homosexuel. C’est cela que j’aurais eu envie d’aller gratter : pourquoi c’est un tel choc de l’apprendre et pourquoi ça va être une révolution que de l’accepter. C’est cela que j’aurais voulu explorer.

Donc nos sujets ne sont pas du tout les mêmes.

Je vais évoquer la façon dont j’ai travaillé : au début, je l’espérais mais j’étais très étonnée que les téléspectateurs restent à une heure aussi tardive car en plus, en 83, on se couchait beaucoup plus tôt que maintenant. Maintenant, les émissions de télé durent toute la nuit sur beaucoup de chaînes. Il y a beaucoup de propositions et les gens se couchent plus tard.

J’ai été très étonnée quand j’ai vu que les gens restaient une heure un quart/ une heure et demie devant deux têtes, trois têtes comme ça et qu’on rentrait dans une histoire tellement individuelle, tellement personnelle. J’étais vraiment très étonnée du fait que personne ne partait. Les gens qui étaient là regardaient l’émission du début à la fin. Mais, en fait, plus on était dans l’individuel, dans le personnel, plus les gens qui regardaient se sentaient touchés parce qu’on allait plus dans ce qui fonde les êtres et du coup, on arrivait vraiment à ce qui pouvait les toucher, eux aussi.

…La dernière émission qu’on ait faite, c’était l’histoire d’une mère en conflit terrible avec sa fille juive. Et on arrivait, après une heure et demie - d’émission montée-, à comprendre le rôle de la shoah dans la violence de la relation mère/fille, de l’amour et du désamour entre la mère et la fille. C’était l’émission la plus étourdissante dans la démonstration : dans la façon de mettre à l’antenne une explication vraiment formidable de comment l’histoire collective intervient dans l’inconscient individuel. Après on s’est arrêté. On s’est dit : on ne fera jamais mieux que cela. On s’est arrêté, voilà.

Ludovic Place :  
 
Vous n’aviez pas de contraintes d’audience ?
 
Pascale Breugnot :  
 
Non. Pierre Desgraupes s’en fichait. D’abord parce que les contraintes étaient beaucoup moins importantes que maintenant et que l’émission a fait de l’audience. Alors qu’on n’en avait pas besoin… Si, moi, j’en avais besoin : je voulais absolument que ce discours passe. Mais je n’avais pas cette contrainte, cette épée de Damoclès du tout à ce moment-là. Sinon, jamais on n’y serait jamais allé. Si j’avais dû proposer une telle émission à la télévision aujourd’hui, c’est inimaginable : c’est trop novateur, c’est trop culotté, l’audience n’est pas assurée, c’est impossible.
C’est une autre époque de la télé, franchement. Maintenant, on ne lance plus une émission si la recette n’est pas assurée. Il faut assurer la recette d’abord. On fait de la recherche en étant sûr que la recette est là. Donc, ça limite les ambitions de la recherche, évidemment.

Vinciane Despret :  
 
On va donner la parole au public…
 
Mikkel Borch Jacobsen :  
 
Ce qui m’a beaucoup frappé dans la comparaison entre les deux émissions, c’est le mode très différent de construction de la subjectivité.

Dans la première émission (Psy-show), vous construisez de l’inconscient. Vous construisez quelque chose qui n’est pas su par les gens qui participent à l’émission. Le psy, Serge Leclaire, pose des questions et il suggère fortement qu’il y aurait un inconscient mais il le fait sur le mode des questions.

Alors que dans l’autre émission, la plus récente (Quelle famille), on a, au contraire, une imposition des stéréotypes. C'est-à-dire le stéréotype du jeune adolescent qui « sort du placard », qui fait son coming out. C’est un pur stéréotype auquel on ajoute un discours de psy qui lui, n’est absolument pas interrogatif mais au contraire, est prescriptif : si vous avez un enfant homosexuel, voilà ce que vous allez faire. Premièrement, deuxièmement, troisièmement. Et en plus, Vous pouvez même téléphoner, c’est gratuit. Il y a une association qui vous dit comment vous comporter.

Donc, là, il y a quelque chose de très très frappant qui est : on construit la subjectivité différemment… On la construit dans les deux cas… Serge Leclaire, sans doute, pensait qu’il ne la construisait pas et pourtant c’est ce qui se passait.
Pascale Breugnot :  
 
Mais je trouve que la deuxième émission est une émission, je dirais, de service !

Elle vise directement à rendre service à un public qui en a besoin. Le fait de ne pas laisser les gens sur le bord de la route et leur dire : si vous avez ce type de problème, il existe ça, ça et ça dans tel et tel cas… Je pense que beaucoup de gens ont été soulagés par de la dernière partie de l’émission où le psy, finalement, déculpabilise la mère en disant : ce n’est pas génétique, ce n’est pas non plus forcément l’éducation. Et je pense qu’il y a beaucoup de gens devant la télé qui se sont dit : Ouf ! … Qui ont dû décompresser et en même temps apprendre un certain nombre de choses pour prendre le problème à la bonne distance.
 
Vinciane Despret:  
 
Pour revenir sur ce que Mikkel faisait comme contraste entre des questions qui créent de la subjectivation et des conseils qui créent une autre forme de subjectivation, je voudrais donner la parole à Philippe Pignarre pour qu’il nous parle des possibilités de transformation car je viens de lire, dans son livre, Les malheurs des psys [6], une superbe version de la causalité à propos de l’homosexualité.

Vinciane Despret
Philippe Pignarre :  
 
Justement, je pensais par rapport à ce que disait Mikkel à deux moments de télévision qui ont eu lieu il y a un an et demi, deux ans. Je crois que c’était sur M6 aussi qui, finalement, est très riche en psychologie clinique !... Plus qu’on ne le croit, sans doute !

Je voulais évoquer, comment, dans une émission récente, on a fabriqué un court-circuit entre le type d’émission que vos faisiez, Pascale Breugnot, avec un psychanalyste, et le type d’émissions qu’on voit maintenant – comme celle dont vous témoignez, Ludovic Place, où le psy est plutôt d’inspiration comportementaliste, ce qui est plus adapté à ce qu’on a appelé la télé-réalité, c'est-à-dire au fait qu’il va y avoir des transformations qui auront lieu en direct… et pas simplement un commentaire.

L’émission que j’évoque est intéressante parce que là, ça permet de redistribuer les cartes, je trouve, de manière intéressante, dans la manière d’apprécier les choses notamment pour ce qui concerne la question des prescriptions faites par ce genre d’émissions.

Il s’agissait d’une émission construite sur le style de celle de Ludovic, une émission sur l’homoparentalité, question qui a été beaucoup discutée ces derniers temps.

Et dans cette émission, il y avait une première partie où on voyait deux femmes homosexuelles qui avaient une petite fille. On nous montrait la vie normale du couple avec les grands-parents, les deux mamans présentes et la petite fille qui allait très bien.

Puis, une deuxième partie avec un retour sur le plateau. Et là, on revenait à une émission construite comme celle de Pascale Breugnot. Et c’est par la juxtaposition de deux types d’émission dans la même que s’est produit alors ce que j’appelle un court-circuit. Un court-circuit, en l’occurrence, désastreux. Comment cela s’est-il passé ? On voyait, après le reportage, l’animatrice, qui soulignait : « Vous voyez, ça se passe bien, finalement ; regardez, l’enfant va bien !... donc l’homoparentalité, oui !». Puis elle a demandé au psychanalyste ce qu’il en pensait. Or, le psy, sur le plateau n’était autre que J.P. Winter, un psychanalyste connu. Et là, on voyait Winter dire : « Nous les psychanalystes, avec ce que nous savons, compte tenu que dans un tel cas, l’enfant n’a pas de repère, etc., nous savons que ça va fabriquer des schizophrènes ».

Et il disait cela devant les deux familles ahuries ! Il avait bien sûr répété la formule prise chez Freud puis chez Lacan : « ça va fabriquer de schizophrènes à la troisième génération ». Ce qui a saisi d’horreur les deux femmes qui étaient là puisqu’on leur faisait une prédiction que la fréquentation du centre Georges Devereux nous permet d’identifier comme n’étant rien d’autre qu’une malédiction.
On ne savait plus alors si le psychanalyste était là pour simplement témoigner d’un savoir dont on ne savait pas très bien d’où il le tirait ou s’il était là pour énoncer une menace inductive, pour dire : « ce que vous faites là fabriquera des schizophrènes à la troisième génération ! Vous n’avez pas le droit, vous les couples d’homosexuels, d’élever un enfant. Non à l’homoparentalité ! »… ce qui est quand même le refrain de la plupart des psychanalystes, soit dit en passant.

On voyait donc là comment, par un court-circuit étonnant entre deux « types » d’émissions inclus dans la même, le rôle du psychanalyste tout-à-coup s’inversait : en lieu et place de ce qu’on peut imaginer du rôle d’un psychanalyste qui viendrait commenter, voilà que le dispositif de l’émission nous le transformait en un jeteur de malédictions, pas simplement en direction d’une famille d’ailleurs mais en direction d’un pays tout entier qui écoutait l’émission.

Philippe Pignarre
Réaction dans la salle :  
 
Moi, ce qui me surprend énormément, après avoir regardé ces deux extraits d’émission, c’est le fait que le lieu du lien social devient maintenant l’écran de la télévision. Et quand vous dites que cette mère d’enfant homosexuel va pouvoir résoudre son problème grâce au fait que la télévision vienne chez elle, lui prodigue les bonnes prescriptions, je me dis que nous sommes dans une sorte de destruction de la socialité où on n’a plus de rapports entre les gens, les seuls rapports que nous arrivons à avoir avec d’autres personnes pour pouvoir dire nos soucis et nos problèmes devenant réduits à des dispositifs de type « plateaux de télévision ».

Je trouve que ça résonne avec ce que Monsieur Canneva[7] évoquait ce matin quand il disait : « quand on a des lieux sociaux, à ce moment-là, la discussion peut reprendre et les problématiques peuvent évoluer ».
Le risque que je vois avec ces émissions-là, c’est qu’on a une pseudo-évolution des problématiques avec des jugements moraux en plus. Car, par exemple, dans l’émission sur le garçon homosexuel, on dit, en gros, à la mère : « Ecoutez ma brave dame, vous ne devez pas culpabiliser du fait que votre fils soit un monstre puisque c’est un pédé ».

Je trouve que vos émissions de psy à la télévision sont extrêmement ambigües et constituent, pour moi, en plus, un risque social.
 
Pascale Breugnot :  
 
Je voudrais juste dire un mot à ce sujet d’autant que je ne pense pas que du bien de la télévision, beaucoup s’en faut. Il y a une qualité qu’a la télévision, c’est de déclencher la parole après une émission. Après, les gens se parlent entre eux. C’est ce qu’il y a de formidable. Bien sûr, on peut échanger des choses importantes entre soi mais toutes les émissions du type de celles de Delarue, de celles que j’ai pu faire ont un avantage : c’est que le lendemain, les gens en parlent.

Moi, j’habite à côté du BHV et quand passait Psy-show, le jour d’après, j’allais traîner dans les comptoirs du BHV. Toutes les caissières faisaient des commentaires sur ce qu’elles avaient vu la veille, en échangeant entre elles mais aussi en apportant de l’eau au moulin de l’émission, en discutant : « c’est vrai, ce n’est pas vrai ». Il y avait tout à coup une parole qui se déclenchait à partir de ce qui avait été dit dans l’émission. Elles se l’appropriaient et puis, cela faisait boule-de-neige et cela faisait un vrai, vrai discours de société comme ça, entre copines… et pas seulement entre copines puisque c’est vrai que ce que les gens voient à la télé est une matière à débats.

Et ça, ça crée du lien aussi.

Même si ça en détruit, ça en procure aussi, ça en crée aussi.
 
Vinciane Despret :  
 
Il y a peut-être une question qui n’a pas été abordée : quand je regarde ces émissions toute seule, j’éprouve un profond malaise et je ne suis pas la seule parce qu’on en parle, de ce malaise… Quoique je ne pense pas que la télévision soit particulièrement créatrice de lien social parce que, par exemple, les pannes de métro le sont tout autant : qu’est-ce qu’on parle quand il y a une panne de métro !
Ce que je veux dire, c’est qu’ici, je n’avais pas le sentiment d’un malaise parce qu’on riait là où je n’ai pas ri quand j’étais seule à regarder l’émission. Autant dans l’émission de 1983 [Psy-show], je pouvais rire par moments, autant avec Thomas[Quelle famille], je ne riais pas. Et puis ici, on a ri et j’ai ri avec tout le monde et je me dis : tiens ce malaise s’est transformé en autre chose !
C’est une question qu’on a peu abordée : le malaise qu’on peut avoir face à ce genre de choses et pourquoi, quand on est tous ensemble, il n’y a peut-être plus de malaise ?
 
Ludovic Place :  
 
…En tous cas, pour revenir à nos émissions, le but était qu’elles soient regardées par un large public donc elles étaient censées créer un débat au sein de la famille… C’est-à-dire déclencher des choses entre parents et enfants mais aussi entre les enfants, entre les parents, etc.

En fait, nous, on voulait essayer de créer des situations multiples dans l’échange, des échanges qui se déclencheraient tout de suite après l’émission ou le lendemain.

L’émission n’était, en tous cas, pas conçue, pour qu’on la regarde seul… et, en général, on ne la regardait pas seul… Le but de nos émissions à l’époque, c’était justement de créer un rassemblement autour du poste de télévision pour faire naître un dialogue, une discussion.
 
Notes
 

[1].Psychologue et philosophe.
[2]. Productrice, directrice d’Ego prod.
[3]. Rédacteur en chef « Phare Ouest Productions ».
[4]. Voir l'intervention de Vinciane Despret : "Les plis du secret".
[5]. Traduction : interdit -10, -12, -16 ans.
[6]. Philippe Pignarre : Les malheurs des psys. Psychotropes et médicalisation du social. La découverte, 2006.
[7].Voir l'intervention Jean Canneva, président de l’UNAFAM. UNAFAM : Union Nationale des Amis et Familles de Malades psychiques : www.unafam.org.

 
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