Les
apatrides linguistiques [1] |
par Sybille de Pury
[2]
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Il n'y a jamais
de solution miracle aux difficultés que pose notre société
et il ne faudrait pas croire que le dispositif de médiation
que je décris dans le Traité de malentendu [3]
prétend régler d'un coup de baguette magique les difficultés
scolaires que rencontrent les enfants d'origine étrangère,
ces enfants qui deviennent étrangers à leur famille
mais aussi étrangers à l'école. Ces enfants nous
interpellent. Ai-je le droit de dire qu'ils sont des apatrides linguistiques ?
La question n'est peut-être pas de savoir s'ils le sont vraiment,
ou pas, mais pourquoi je le dis et à qui je m'adresse en le
disant. En fait, ce n'est pas à eux que je m'adresse, mais
à vous, à nous. Donc je ne voudrais pas qu'il y ait
de malentendu sur l'emploi que je fais de cette expression. Et pour
cela, je vais d'abord vous expliquer ce que m'ont appris les malentendus. |
Malentendu |
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Comment est-ce qu'on règle
un malentendu ? Il y a un conflit entre deux personnes et,
soudain, l'une d'elle s'exclame : Ah, c'est ça que
tu voulais dire ! Le soulagement est grand, et cela vient
du simple fait qu'elles se sont mises d'accord sur ce qui a été
dit, et non parce qu'elles concordent soudain sur leurs opinions.
Le mot clé est ici se mettre d'accord. Or cet accord
est toujours possible. Pour vous le montrer, je vous propose que
nous nous mettions d'accord sur le mot "malentendu".
Il est possible que pour certains,
le mot malentendu s'analyse en "mal entendre, entendre
de travers". Vu le bruit qui nous entoure, il nous arrive d'entendre
de travers ce qui a été dit, et donc de comprendre
autre chose que les mots qui ont été prononcés.
Par exemple, il est possible que j'ai entendu les sons
je le hais
alors que mon interlocuteur a
dit
je l'aime.
Il suffit alors de vérifier,
en posant la question Qu'as-tu dis, dans le sens de "Qu'as-tu
prononcé ?" pour que soit levé le malentendu.
Les ratés de la communication sont plus fréquents
qu'on ne le croit dans les échanges quotidiens. On le voit
mieux sur les codes artificiels que sur la langue. C'est pourquoi
il a fallu inventer des codes de correction d'erreurs, pour prévenir
les erreurs possibles. C'est ainsi que votre numéro de sécurité
sociale est suivi d'un numéro à deux chiffres, dans
une case séparée. Ce deuxième numéro
n'ajoute aucune information à celles qui sont contenues dans
le premier (sexe, date et lieu de naissance, etc.). Il a comme seul
rôle de vérifier s'il ne s'est pas glissé d'erreur
en inscrivant le premier numéro [4].
Mais il est possible que vous
ne soyez pas d'accord avec la définition que je viens de
vous donner du mot malentendu, et que vous disiez :
pour moi, le mot "malentendu", cela ne veut pas dire mal entendre
mais plutôt mal comprendre. Allons-nous nous disputer ?
Les mots ont plusieurs sens, selon les contextes. Il est donc possible
qu'on accorde à un mot un sens qui n'est pas celui qu'a introduit
celui qui l'a prononcé. Par exemple, au téléphone,
si je dis
est-ce que tu m'entends
bien ?
cela peut vouloir dire
"est-ce que tu me comprends ?"
ou bien
"est-ce que nous sommes
d'accord ?"
Nous n'allons pas nous disputer
pour savoir quel était "le" vrai sens du mot, parce que ces
deux sens étaient possibles. Mais ce qu'il fallait simplement
savoir, c'est lequel, parmi les deux emplois possibles du mot, a
été choisi par la personne qui a parlé. Donc
ce n'est pas une question d'opinion.
De plus, tout le monde est libre
de jouer avec les mots et de produire ainsi des sens nouveaux. Par
exemple, un psychologue peut parfaitement donner encore un autre
sens au mot malentendu et le relier à "mal entendre"
mais cette fois-ci dans un sens encore différent. Prenons
l'exemple où un patient dit à son thérapeute
Je l'aime
mais, en écoutant l'intonation,
ou bien en s'appuyant sur d'autres choses qui ont été
dites précédemment, le thérapeute interprète
que son patient a dit :
Je le hais
On sait très bien que,
lorsque nous parlons, il nous est possible de mentir, ou bien d'affirmer
quelque chose consciemment alors que, inconsciemment, nous disons
autre chose. Le verbe entendre signifie dans la bouche du
psychologue "entendre ce qu'il y a derrière les mots", ou
encore "entendre autre chose que ce que disent les mots". Un malentendu
sera, dans ce sens, attribué au fait qu'on a fixé
son attention sur les mots, et non sur ce qui était camouflé
sous les mots. C'est ici un emploi très particulier du mot
malentendu, et si le psychologue ne précise pas qu'il
emploie le mot dans ce sens, il risque de provoquer... un malentendu !
L'interprétation que donnent
les psychologues du verbe entendre nous fait quitter le domaine
de la langue : on passe ici à l'interprétation
du discours d'un sujet individuel. On passe du Qu'est-ce qu'il
dit ? à un Qu'est-ce qu'il veut dire (qu'il ne
dit pas) ?. Il est alors question d'opinions, celle
du patient, et aussi celle du thérapeute. Il n'est donc plus
possible de se mettre d'accord sur le sens qu'ont les mots, puisqu'on
s'est déplacé dans un au-delà de la langue.
Il faut donc clairement distinguer entre se mettre d'accord sur
les mots de la langue et se mettre d'accord sur les interprétations
des énoncés d'une personne particulière.
En effet, si nous pouvons nous mettre d'accord sur le sens du verbe
aimer en français, il nous est très difficile
de nous mettre d'accord pour savoir si, en disant je l'aime,
cette personne voulait dire en fait je le hais. Ce domaine-là,
c'est le domaine de la psychologie.
La position de l'ethnopsychiatrie
n'est pas celle de la psychologie ; l'ethnopsychiatrie exige
qu'on comprenne ce qui est dit. Cela peut sembler, à
première vue, assez trivial. Je vais vous montrer maintenant
pourquoi cela ne l'est pas.
Une position intéressante,
celle de l'ethnopsychiatrie
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A. Les références
dans les articles |
a) Je ne sais pas s'il vous est arrivé
de lire des articles dits "scientifiques" et si vous avez remarqué
que, depuis quelques années, il est fréquent qu'à
côté d'un mot, on trouve une référence
bibliographique : une parenthèse, avec le nom d'un auteur,
suivi d'une date. Cela sert, entre autres choses, à ne pas
se tromper sur les emplois des mots, de ne pas les interpréter
à partir de contextes qui ne sont pas ceux auxquels pense
l'auteur quand il les écrit. On peut donc dire que ces parenthèses
sont l'une des solutions mises en place pour éviter les malentendus.
La parenthèse signifie "J'emploie ce mot dans le sens où
l'a employé Un Tel dans tel texte". Et on vous donne, en
fin d'article, la possibilité de trouver le texte référencé.
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B. Les hypertextes |
Je ne sais pas non plus
s'il vous est arrivé de lire ce qu'on appelle hypertexte,
cette formule qui est née. Vous avez un texte sur un sujet
quelconque et, dans le corps du texte, certains mots apparaissent
en surbrillance. Il suffit de cliquer avec la souris de votre ordinateur
sur le mot et s'ouvrent alors sur l'écran, soit un autre
texte, qui est considéré comme fondamental à
la compréhension du mot, soit des illustrations, visuelles
ou sonores. Si vous cliquez sur les mots en lisant l'hypertexte,
cela rallonge considérablement la lecture, mais en même
temps, cela vous aide à la compréhension de votre
premier texte. Ici aussi on peut considérer qu'a été
mise en uvre une prévention du malentendu, en même
temps qu'une augmentation des connaissances.
Je remarque donc qu'il serait
faux de considérer trivial le dispositif mis en place dans
les consultations d'ethnopsychiatrie, dont j'ai dit au début
qu'il justifiait son intérêt par le simple fait qu'il
visait à entendre ce que disent les patients. Pour réussir
à "entendre", l'ethnopsychiatrie exige qu'on se mette d'accord
sur les différents sens des mots dans une langue donnée,
ce qui oblige à faire surgir les contexte, c'est-à-dire
à "cliquer" sur les textes qui permettent de comprendre pourquoi
on emploie un mot dans un sens ou dans un autre. Il est évident
que lors que je dis texte, j'évoque tout aussi bien
les textes de la tradition orale que ceux de la tradition écrite.
Un exemple de
la difficulté à comprendre
Ce sont les patients étrangers,
que l'ethnopsychiatrie s'était donné comme tâche
de prendre en charge, qui ont attiré l'attention des cliniciens
sur les problèmes de compréhension. Et ne croyez pas
que le problème vient de ceux qui parlent mal le français,
car c'est tout le contraire, ce n'est pas parce que les patients
parlent mal le français que cela fait problème certains
d'entre eux, d'ailleurs, parlent le français comme vous et
moi. Ce que permet de voir une situation multiculturelle, c'est
combien il est important de s'entendre sur le sens des mots.
Je vais vous en donner un
exemple, que je tire d'une discussion que j'ai eue récemment
avec une amie, Geneviève N'Koussou, médiatrice ethnoclinicienne.
Elle me racontait une médiation qu'elle venait de faire,
dans une banlieue de Paris, pour une association regroupant des
psychologues et des travailleurs sociaux. Cette association a fait
appel à elle pour une jeune fille congolaise, qui présente
de graves troubles de comportement, raison pour laquelle elle a
été placée dans une famille française,
alors que son père vit à Paris. Je vous reconstitue
de mémoire les premières phrases de notre conversation :
GN - L'équipe
soignante m'a expliqué que cette jeune fille, qui a aujourd'hui
20 ans, est venue en France à l'âge de 6 ans pour rejoindre
son père, et ils accordaient beaucoup d'importance au fait
que sa mère est morte il y a quelques années, comme
si c'était là la seule origine de ses troubles. Durant
la médiation, la jeune fille a dit devant tout le monde :
"Je suis venue en France rejoindre son père.
(Je pense que rien ne vous
surprend dans ces énoncés et vous vous apprêtez
à écouter la suite du récit de la jeune fille.
Pourtant, Geneviève N'Koussou interrompt la jeune-fille)
GN - Ah !
Je l'ai interrompue et je lui ai demandé : "Ton
père, c'est ton père génétique ?"
Elle m'a dit que oui. Alors j'ai été obligée
de leur expliquer...
Avant de vous dire ce que
Geneviève N'Koussou a été obligée d'expliquer
à l'équipe soignante, je vais vous donner l'exemple
d'un cas qui fait du bruit en ce moment dans les médias,
et qui est comparable par certains côtés à la
situation qu'évoque pour moi G. N'Koussou, je veux parler
de cet enfant cubain, qui a fait naufrage avec sa mère en
essayant de fuir Cuba, et que les Etats-Unis essayent de ne pas
rendre à son père. L'argument des Etats-Unis est qu'il
leur faut garder l'enfant, puisque sa mère a payé
de sa vie la tentative d'échapper à lamisère
de Cuba. Or, on voit dans la façon dont a évolué
l'affaire que la richesse des oncles maternels de l'enfant ainsi
que leur proche degré de parenté fournissent des arguments
qui n'ont que peu de poids devant le droit d'un père à
garder son enfant avec lui. Donc si on vous dit :
Cet enfant est
allé rejoindre son oncle aux Etats Unis, alors que son père
vit à Cuba
vous pensez immédiatement
qu'il y a quelque chose de bizarre dans cette situation, et qu'il
serait "plus normal" que l'enfant retourne vivre avec son père.
C'est exactement ce que
pense Geneviève N'Koussou lors qu'elle entend dire que la
jeune fille est allé rejoindre son père à Paris,
sauf que la situation est inversée. Nos coutumes ne sont,
en effet, pas universelles ; et les langues varient. Pourquoi
GN demande-t-elle à la jeune fille, qui est bakongo, s'il
s'agit de son "père génétique" ? Parce
que dans sa langue, le kikongo, on nomme par un même mot le
père et l'oncle maternel. En français, il est impossible
de faire ainsi. Donc quand la jeune fille parle en français,
il faut vérifier si elle appelle père celui
que nous appellerions oncle ou celui que nous appellerions
père. C'est bien ce que fait Geneviève N'Koussou
lorsqu'elle pose la question : Ton père génétique ?
Mais nous, Français, nous n'aurions pas l'idée de
poser cette question.
Dans le groupe bakongo,
les relations familiale sont gérées par la matrilinéarité,
ce qui veut dire qu'il aurait été plus normal que
la jeune fille aille vivre avec son oncle maternel qu'avec son père
génétique. J'emploie normal dans le sens où
il peut vous paraître "normal" que cet enfant cubain aille
vivre chez son père. Mais, dans la situation où intervient
G. N'Koussou, il est plus normal que cette jeune fille aille vivre
chez son oncle que chez son père. Elle a donc "cliqué"
sur le mot père, alors que l'énoncé
Je suis venue rejoindre mon père à Paris, à
première vue, ne posait aucun problème de compréhension
en français, et elle a fait surgir les textes de la tradition
orale.
Vous allez me dire que ce
problème ne se pose que lorsqu'on communique avec des personnes
qui sont d'origine étrangère. Eh bien, non !
L'intérêt de communiquer avec des personnes d'origine
étrangère, c'est que cela nous permet de voir mieux
ce dont nous ne nous rendons pas forcément compte :
en fait, les malentendus ne sont le plus souvent pas repérés
et cela ne empêche pas de continuer le dialogue, sauf si on
arrive à un imbroglio et, bizarrement, on n'y arrive que
rarement alors que les malentendus sont fréquents. Il faut
donc accepter l'idée que nous ne repérons pas les
malentendus et que cela ne nous gène pas pour parler, surtout
si nous sommes monolingues.
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Les apatrides linguistiques |
La France est constitutionnellement
et idéologiquement monolingue, et l'Education Nationale porte
à bras le corps cette idéologie. A partir du moment
où nous ne parlons que le français, nous ne nous apercevons
jamais des situations telles que celle que je viens de vous décrire.
Nous pensons, au contraire, que parler le français en France
favorise la compréhension mutuelle. C'est pourquoi l'école
ne s'intéresse pas au fait que nombreux de ses élèves
parlent d'autres langues à la maison. Ce qu'on fait, c'est
leur parler, et beaucoup, et en français. L'idée,
c'est que plus on leur diffusera des connaissances, plus ils apprendront,
et mieux ils comprendront. Et s'ils ne comprennent pas, nous pensons
que c'est parce qu'ils ont des difficultés pour accéder
à l'abstraction, ou bien parce qu'ils y mettent de la mauvaise
volonté.
Je me demande comment on
peut "comprendre" quand ont été effacés certains
des textes dans lesquels s'ancrent les mots de tous les jours, et
quand je dis textes, je pense, bien sûr, à tout
ce qui peut se raconter, et pas seulement au texte écrit.
Les textes qui ont été effacés sont ceux qui
sont d'origine étrangère. Les textes que nous ne connaissons
pas (si nombreux !) n'ont aucune existencee concrète
pour nous et il nous faudrait de la curiosité pour les faire
surgir au grand jour. Mais cette curiosité nous manque car,
lorsque par hasard nous en attrapons des bribes, nous les rejetons :
ils ne correspondent, en effet, pas à l'idée que nous
nous faisons de la modernité, ou de la raison, ou des matières
dignes d'être enseignées. Ils ont été
effacés de la même façon qu'on dirait Ils
n'existent pas, c'est-à-dire de façon à
ne pas faire problème, à ne pas provoquer de débats.
Donc, il y a toute une série de textes qu'on peut considérer
"étranges", ou "qui nous sont étrangers", qui s'échangent
dans la vie de tous les jours, mais qui ne sont jamais évoqués,
jamais discutés, ni commentés à l'école ;
qui, même s'ils sont écrits, ne sont pas référencés,
et donc auxquels il nous est difficile d'accéder : ce
sont des textes sur lesquels on ne "clique" ni à l'oral,
ni à l'écrit. Ils n'existent pas, de la même
façon, que les langues parlées à la maison
n'existent pas.
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Que se passe-t-il
quand les textes n'existent pas ? |
Certains enseignants se
plaignent du "vide sémantique" de leurs élèves :
les mots ne seraient pas précis, ils flotteraient dans une
sorte de vague. Un extrait du livre de Boris Seguin et Frédéric
Teillard, Les Céfrans parlent aux Français [5]
en offre un exemple :
Peut-on construire des savoirs
sur des sables mouvants ? Par quel bout commencer ? Par
le commencement : la création du monde. Premier constat,
le Big Bang n'a pas ébranlé la certitude quasi unanime
des enfants : c'est Dieu qui a créé l'univers,
puis Adam, puis Eve. La suite est plus controversée :
[...] Malgré le cours sur les strato-cumulo-nimbus, les élèves
restent persuadés que le ciel est le lieu de résidence
du Créateur. On y croise les "anges" de Caprice des dieux,
les "morts-vivants" d'une série américaine. Le paradis
est aussi paradisiaque qu'une pub pour le club Med : c'est
une "île". On y va d'ailleurs pour "enfin se reposer tranquillement".
Mais le diable rôde : Satan, le "shetan", le démon.
Alors que Dieu baignait dans le blanc, au dessus de nous, lui vit
dans les profondeurs de la terre, auréolé de rouge,
avec sa cape noire de chez Dracula, sa queue fourchue et son trident.
Il est escorté de fantômes, d'esprits, de marabouts
et de sorcières. [...] Depuis son licenciement-exclusion
du paradis, Satan s'active : il jette des sorts, porte malheur,
envoûte les gens, leur rentre dans le cerveau et leur fait
faire n'importe quoi. Amady me donne un exemple éclairant :
c'est le diable qui nous encourage à faire le mal ;
comme quand on se bat : on se laisse emporter par la nervosité.
On casse le bras d'un professeur, et on est renvoyé. C'est
cela qu'il nous entraîne à faire. Je revois souvent
quelques scènes typiques des Courtillères : l'adolescent
pris en faute, jurant sur la tête de sa mère et du
Coran : C'est pas moi ! C'est pas ma faute ! Il est
souvent de bonne foi.
Tout se mélangerait
donc dans la tête de nos enfants ? Les dernières
phrases ont retenu mon attention : que veulent-ils dirent lorsqu'ils
disent C'est pas ma faute ? Est-ce là seulement
l'excuse habituelle de l'enfant qui essaye d'éviter une punition ?
Ou bien y a-t-il derrière ces mots des textes auxquels nous
refusons de nous intéresser, auxquels nous refusons l'existence,
ce qui nous empêcherait d'accéder à la compréhension
de leurs mots ? Si C'est pas moi , alors qui est-ce ?
Ils l'ont dit : le shetan, le démon. J'ouvre
alors mon dictionnaire, celui qui me mettra sur la piste des textes,
et je cherche le mots esprits. Dans le Petit Robert je trouve :
I. A. Dans la Bible,
Souffle de Dieu.
B. Mode d'articulation de
l'initiale vocalique en grec ancien (émission de la voyelle
avec aspiration).
II. Emanation des corps.
1- Les esprits : corps légers et subtils, émanations
que l'on considérait comme le principe de la vie et du sentiment.
2- Chimie...
III. Etre immatériel,
incorporel. 1 (Relig.) Dieu est un pur esprit ; esprits
célestes, ® anges ; esprit des ténèbres,
esprit du mal ® démon, diable. 2-
être imaginaire des mythologies, qui est supposé se
matérialiser sur terre ® elfe, farfadet, fée,
génie, gnome, lutin, sylphe, sylphide, éfrit, kobold,
korrigan, péri, troll
Cette liste m'a surprise.
Vous savez que les nouveaux dictionnaires se font à partir
des dictionnaires existant déjà, disons, en abrégé,
que l'on crée de nouveaux dictionnaires pour qu'ils soient
meilleurs que ceux qui existent déjà. C'est pourquoi
cette liste m'a surprise : l'analyse des mots qu'elle contient
montre qu'elle répond aux intérêts éveillés
dans la seconde moitié du XIXe siècle pour les cultures
germaniques, scandinaves et celtes, intérêt qui est
né de la découverte de la famille des langues indo-européennes
[6]. Je remarque donc que
l'arrivée massive en France de populations d'origine maghrébine
et africaine, et l'intérêt pour leurs cultures que
leur arrivée parmi nous aurait pu provoquer, ne transparaît
pas dans le dictionnaire. La liste des "êtres imaginaires
des mythologies" n'a pas suffisamment intéressé le
Petit Robert pour qu'elle soit mise à jour.
Je remarque ensuite que
le seul mot arabe cité est éfrit , dont on
ne peut pas dire qu'il nous soit familier aujourd'hui. Par contre,
le mot djinn, n'apparaît pas dans cette liste, alors
qu'il est familier à tous ceux qui ont une connaissance,
même très vague, des cultures de tradition musulmane.
Or le Petit Robert intègre très rapidement les emprunts
que fait le français aux langues étrangères.
J'ai alors cherché si le mot djinn était cité
à une entrée spécifique. Il apparaît,
en effet, après D.J., Djellabah, Djihad
et avant DNA mis en anglais pour ADN. Quelle est la
définition de djinn ?
djinn (d'origine
arabe) esprit de l'air, bon génie ou démon, dans les
croyances arabes.
"Dans les croyances arabes",
dit le dictionnaire, tout comme on pourrait dire peu intéressant
pour notre modernité rationnelle. Et la définition
du dictionnaire, "esprit de l'air", est pour le moins incomplète ;
il n'est qu'à se reporter à un article de Tobie Nathan,
"Corps d'humains, corps de djinns" [7]
pour s'en rendre compte :
La richesse du vocabulaire
décrivant la relation entre les esprits et les humains suffirait
à démontrer combien cette interprétation est
investie par la culture maghrébine. En tout état de
cause, l'attaque par le djinn n'est pas un événement
simple et bénéficie dans le vocabulaire et dans les
pratiques culturelles d'un surinvestissement de significations parfois
contradictoires. Quoiqu'ils vivent dans "le monde de l'envers"
la nuit, le désert, la forêt, la brousse, les ordures,
les ruines, les canalisations d'égout, le sang des animaux
les jnoun sont à l'image des humains: il en
existe des mâles et des femelles; ils se reproduisent de manière
sexuelle. Tout commes les humains, ils peuvent avoir une religion.
Les jnoun musulmans sont les moins dangereux parce qu'on
peut facilement "négocier" avec eux en invoquant le nom d'Allah.
Les Chrétiens sont plus difficiles, mais moins que les Juifs
qui sont quasiment irrécupérables. Quant aux jnoun
païens (kafrin), ce sont les plus craints, car totalement
inaccessibles aux "arguments" des humains et les plus violents de
tous. Le diagnostic d'existence d'un djinn kafar (kafar
"païen") signale une grave inquiétude pour la vie
du malade.
Les djinns sont
donc des êtres invisibles dont lexistence est largement
admise y compris par le Prophète qui tente même de
les convertir. En vérité, si lon analyse le
phénomène dun point de vue historique et culturel,
djinn est un terme générique désignant
sans doute les divinités des populations soumises à
lIslam avant leur conversion (un peu comme le diable désignait
lensemble des pratiques païennes des populations christianisées).
Il nen demeure pas moins que plus de douze siècles
plus tard, les djinns sont tout aussi présents dans
les pays du Maghreb. Ils servent de matrice dinterprétation
aux négativités de lexistence. Ils constituent
également lâme des procédures thérapeutiques
"traditionnelles". La maladie est très souvent
interprétée comme la conséquence de laction
de cet invisible, le djinn , et traitée selon cette
logique.
|
Conclusion |
Tout est maintenant en place pour
que je puisse conclure.
- Les textes sur lesquels s'appuie
Tobie Nathan pour comprendre qui sont les djinn sont de ses
patients, qui vivent en France : ils existent puisque le thérapeute
n'a pas eu de difficultés à les faire advenir, et
pourtant ils n'existent pas pour les Français, l'attitude
du dictionnaire le montre : nous n'avons là que croyances,
ou contes de fées, nous n'avons là que des mots étranges
et plus ou moins étrangers ou hors d'usage, qui n'existent
que dans les fictions, qui ne s'ancrent en aucun texte digne d'être
mentionné et commenté de façon sérieuse.
Quel que soit l'intérêt qu'ils portent à des
sujets comme celui-ci, les élèves ne pourront pas
en débattre à l'école. Ils ne peuvent pas cliquer.
Par contre, ils peuvent "zapper" devant la télévision,
où les fictions se mêlent ; qu'elles soient d'origine
japonaise, américaine ou qu'elles soient l'uvre de
Walt Disney, elles s'assemblent dans leur irréalité,
elles n'ont aucun besoin d'être référencées.
Qui dit quoi, comment et où ? Telle est la question
qui permet d'expliquer comment et pourquoi le sens des mots varie,
telle est la question qui permet de sortir du vague sémantique.
Cette variabilité est aussi la condition pour créer
de nouveaux sens.
Le français est la langue
de tous, ici, en France, c'est donc la langue de tous les enfants
sur les bancs de l'école, et ils se dépêchent
d'abandonner la langue de leurs parents. Mais pourquoi, à
votre avis, mettent-ils une telle énergie à ouvrir
dans le français une zone le parler des cités,
la tchatche des banlieues, le céfran, vous pouvez la nommer
comme bon vous semble où ils nous disent :
quels que soient vos efforts pour prendre nos créations
linguistiques et les intégrer au français commun,
vous n'y arriverez pas, parce que nous les changeons tout le temps.
Vous êtes obligés maintenant d'entendre que quand nous
parlons le français, mais de façon à ce que
vous ne nous compreniez pas.
Alors on en revient au début.
Où sont les mots, afin que nous nous mettions d'accord ?
Ils bougent tout le temps, ils n'arrivent plus à être
fixés par la communauté. Où sont les textes
où s'ancrent les mots ? Certains se trouvent chez les
parents, mais encore faudrait-il qu'ils aient existence ; d'autres
se trouvent sur la télévision, mais ce ne sont que
fictions ; d'autres, enfin, se trouvent à l'école,
mais découpés en morceaux, et qui fera le lien ?
Si je devais finalement vous donner
une définition de l'expression apatrides linguistiques,
je dirais qu'elle n'est là que pour poser ces questions.
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Notes |
[1].Communication
orale présentée le lundi 31 janvier 2000 dans le cadre
du cycle Le langage et le siècle, Bibliothèque Publique
d'Information, Centre Georges Pompidou.
[2]. C.N.R.S, Centre d'Etudes
des Langues Indigènes d'Amérique, 7 rue Guy Moquet,
94801 Villejuif.
[3].Sybille de Pury, Traité
du malentendu, Collection Les empcheurs de penser en rond, Institut
Synthélabo, Paris, 1998.
[4]. Gille Lachaud et Serges
Vladut, "Les codes correcteurs d'erreurs", La Recherche, Hors-Série
L'univers des nombres, Paris, aot 1999.
[5]. Boris Seguin et Frédéric
Teillard, Les Céfrans parlent aux Français, Chronique
de la langue des cités, Calmann-Lévy, Paris, 1996.
[6]. kobold
, esprit familier dans les contes allemands, considéré
comme le gardien des métaux précieux enfouis sous
la terre. elf génie de l'air dans la mythologie
suédoise. troll ; sylphe, sylphide génie
de l'air dans les mythologies celtiques, gauloises et germaniques.
farfadet (mot provençal) esprit follet ; korrigan
(mot breton) Esprit malfaisant dans les traditions populaires bretonnes.
péri génie ou fée dans la mythologie
arabo-persanne. afrit, (mot arabe) un génie
malfaisant dans la mythologie arabe.
[7]. T. Nathan, "Corps
d'humains, corps de djinns ", Prétentaine, Montpellier,
2000.
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