Corps d'humains // corps dedjinns
Observation n°1 : Un étranger dans la maison [2]
Dentrée, après quelques minutes dentretien, les parents nous brossent un tableau de la situation. Souleyman, laîné des enfants, serait possédé par une djenneya une femme-djinn qui le distrait sans cesse, lempêchant détudier, qui verse sur lui de lurine et des matières fécales ou, quelquefois, lui presse les entrailles afin de le faire lui-même uriner ou déféquer, nimporte où, nimporte quand.
Elle lui modifie son comportement, lincitant à commettre des dépradations ou à se montrer agressif envers dautres enfants ou envers sa propre famille "elle le contraint à courir et à taper sur les voitures ", dit le père.
Elle le réveille en pleine nuit pour le menacer. Elle lui parle également et il lentend dans sa tête et parfois dans ses oreilles.
Elle commet elle-même des détériorations. Elle fait couler de lurine ou des matières fécales du plafond, déplace la télévision en pleine nuit, cache des chaises ou les brise. Elle se présente également aux autres membres de la famille. La maman la déjà vue en rêve. Quant aux autres enfants, Leïla et Chams, ils commencent à leur tour à être perturbés par la djenneya .
Leïla : _ je vois des fois des yeux, des lunettes ; des fois je vois un homme
Depuis le début de ces manifestations, les parents ont consulté un très grand nombre de guérisseurs, tant maghrébins que français. Ils ont également fait appel à la psychiatrie et aux services sociaux avant, finalement, et en désespoir de cause, de sadresser à la justice.
M. ´Hok : _ le satan de mon fils sest manifesté l'enfant il faisait peur Un français magnétiseur a dit je sens qu'il y a quelqu'un sur ses nerfs. Après lintervention du magnétiseur, l'enfant est devenu normal. Puis, il y avait des traces à la maison, de l'eau sur les murs, autour des WC un jour, dans la classe il y avait de l'urine par terre Le maître a dit à l'enfant c'est toi ? J'ai fait l'enquête l'enfant avait été travaillé par le diable, par le sheytan. Parce quon se demande qui déchire les feuilles Ma belle sur, elle a consulté on lui a dit que la cause de tout, cétait lItalien En fait, les Italiens, les voisins, avaient fait appel à un Malien. Le guérisseur marocain a dit "ce n'est pas l'enfant, c'est le diable ! Il le prend par la main et le frappe avec une lumière blanche. Il faut dire que cet enfant, Dieu le protège Sans cela, il serait déjà mort depuis longtemps Nous sommes allés consulter un spécialiste, un fkih marocain, chez lui, là bas, dans l'Atlas. Il na pas pu faire entrer Souleyman en transe parce quil était trop jeune. Pour faire sortir lesprit, il faut que la djenneya soit là il n'arrivait pas à déclencher la transe pour parler avec la djenneya il a essayé, pourtant.
Daprès la famille, tout aurait commencé à cause dune querelle de voisinage. Les locataires de létage supérieur, une famille dorigine italienne faisaient perpétuellement du tapage. À plusieurs reprises, M. et Mme ´Hok leur auraient demandé de cesser ce bruit insupportable, obsédant, jour et nuit. Finalement, la famille ´Hok a porté plainte. Les gendarmes sont intervenus et les Italiens, pour se venger, auraient fait un premier sort (en arabe shur ) contre Souleyman, un second contre toute la famille.
Le sort aurait comporté lenvoi dun esprit un djinn sur Souleyman. Pourquoi sur lui, précisément ? Pour la simple raison quil était là au moment de lagression sorcière.
M. ´Hok : _ Mon enfant a été attaqué il avait 7 ans. Il va avoir 12 ans. Maintenant, il ne travaille plus à l'école avant il était premier, maintenant dernier.
Djinn : êtres surnaturels susceptibles de s'emparer du corps et du fonctionnement psychique dune personne afin d'obtenir une compensation de la part des humains : une offrande, un sacrifice, un autel.
Djinn est un mot arabe provenant dune racine prolifique.
La matrice, janna , évoque lidée dobscurité, de voile, surtout de dissimulation. Djinn désigne avant toute chose un "être invisible" .[3]
Le pluriel, jenoun ou jnoun a donné junan ou jenan qui signifie "la folie" car être pris, capturé par un être invisible implique laliénation de la personne.
Texte paru dans "Corps" Prétentaine, ©, N° 12/13, Montpellier, mars 2000, 71-90.
Majnoun signifie être sous lemprise dun djinn donc, littéralement : "endjinné" mot généralement utilisé pour désigner la folie.Cependant, cette même racine a produit dautres mots permettant de faire ressortir vivement la polysémie intrinsèque du terme :
janin , "le ftus", sans doute du fait quil est toujours caché ou peut-être le long dune sorte de métaphore : le djinn caché dans la nuit comme un ftus dans la matrice
jénéna , "le jardin" ;
jennat , "le paradis" ;
janan , "le cadavre, le tombeau".
En arabe courant, pour dire fou, on utilise le mot majnoun. Cependant, on peut presque indiféremment dire:
majnoun : "pris par un djinn", "endjinné"
madroub : "frappé" [par un djinn]),
markoub : "monté" [par un djinn]),
maskoun : "habité" [par un djinn]),
mamlouk : "possédé" au sens où l'on "possède", l'on est "propriétaire" d'un terrain ou d'un appartement [par un djinn]),
masloukh : "frotté jusqu'au sang" [par un djinn]),
malbouss "porté" [par un djinn] comme on enfile un vêtement), etc.
La richesse du vocabulaire décrivant la relation entre les esprits et les humains suffirait à démontrer combien cette interprétation est investie par la culture maghrébine. En tout état de cause, l'attaque par le djinn n'est pas un événement simple et bénéficie dans le vocabulaire et dans les pratiques culturelles d'un surinvestissement de significations parfois contradictoires. Quoiqu'ils vivent dans "le monde de l'envers" la nuit, le désert, la forêt, la brousse, les ordures, les ruines, les canalisations d'égout, le sang des animaux les jnoun sont à l'image des humains: il en existe des mâles et des femelles; ils se reproduisent de manière sexuelle. Tout commes les humains, ils peuvent avoir une religion. Les jnoun musulmans sont les moins dangereux parce qu'on peut facilement "négocier" avec eux en invoquant le nom d'Allah. Les Chrétiens sont plus difficiles, mais moins que les Juifs qui sont quasiment irrécupérables. Quant aux jnoun païens (kafrin), ce sont les plus craints, car totalement inaccessibles aux "arguments" des humains et les plus violents de tous. Le diagnostic d'existence d'un djinn "kafar" (païen) signale une grave inquiétude pour la vie du malade.
Les djinns sont donc des êtres invisibles dont lexistence est largement admise y compris par le prophète qui tente même de les convertir. En vérité, si lon analyse le phénomène dun point de vue historique et culturel, les djinns sont un terme générique désignant sans doute les divinités des populations soumises à lIslam avant leur conversion (un peu comme le diable désignait lensemble des pratiques païennes des populations christianisées). Il nen demeure pas moins que plus de douze siècles plus tard, les djinns sont tout aussi présents dans les pays du Maghreb. Ils servent de matrice dinterprétation aux négativités de lexistence. Ils constituent également lâme des procédures thérapeutiques "traditionnelles". La maladie est très souvent interprétée comme la conséquence de laction de cet invisible, le djinn , et traitée selon cette logique. Les méthodes de traitement sont innombrables, cependant quelques grands principes peuvent être distingués :
Dans les thérapies coraniques, lon ne peut en aucune manière négocier avec le djinn . Il sagit dans tous les cas de le chasser. Le thérapeute (cheikh , fkih , taleb ) prie, appelle Dieu contre lêtre invisible, limpressionne, le menace, le bat, afin dobtenir son départ. Lon pourrait assimiler ce type de traitement à lexorcisme chrétien .- Exemple : Mr E.A. (un patient maghrébin, décrivant les soins qu'un taleb a prodigué à son fils) :
_ il prend le pouce de lenfant et prie jusqu'à ce quil tombe. Il jette de leau avec le Coran sur la femme ou lhomme et le diable peut sortir. Il parle avec le diable. Le diable qui a pris mon fils est allé chez lui, pas en rêve mais en réel ! Il est même apparu à ma femme et lui a dit : " Vous avez fait mal à moi et à lenfant ". Il a commencé à appeler les siens, les autres diables
Dautres types de thérapies, surtout pratiquées par les femmes, cherchent au contraire à "apprivoiser" le djinn. La malade, investie par lêtre invisible, peut ici être comparée à une élue. On cherchera donc à linitier, en général au sein dune confrérie. Dans ce cas, les patients sont en vérité de futurs voyants quil sagira de préparer au sein de congrégations. Le rite thérapeutique ressemble ici à une sorte de rituel religieux. Une troisième catégorie pourrait comporter les thérapeutes qui travaillent avec les djinns et non pas contre eux. Ceux là ont des sortes desprits auxiliaires (également djinns ) à leur service et les envoient pour lutter ou pour convaincre le djinn responsable de la maladie de quitter le malade. Il semble que ces thérapeutes capturent les djinns qui ont rendu la personne malade et les utilisent ensuite à leur propre bénéfice.Lorsque l'on dit "fou" en arabe que l'on utilise Majnoun , "endjinné", markoub , "monté", madroub , "frappé", maskoun , "habité", mamlouk , "possédé", masloukh , "écorché", etc , c'est tout l'univers des interprétations, des actes, des objets, des pratiques, qui se profile derrière le mot utilisé.
Ce mot, comme on l'a vu, du fait de ses parentés, établit des ponts sémantiques avec des notions comme "ftus", "mort", "cadavre", "paradis", "jardin" qu'il ne possède évidemment pas dans d'autres langues.
De plus, tous ces mots véhiculent des nuances, des précisions, des localisations géographiques, des appartenances
Zar : En Egypte et au Soudan, bien quon le comprenne, on nutilise presque jamais le mot djinn , mais plutôt afritt ou zar le afritt se distinguant du djinn par sa localisation. Il ne sagit pas, comme le djinn , dun être des jardins, mais d'un être aquatique puisqu'il se cache de préférence dans les tourbillons du Nil. Il est sans doute constitué du limon, doù son nom, sans doute parent de affar , "poussière".
Quant au mot zar , en arabe, en amharique, en hébreu, les trois langues sémitiques apparentées encore en usage de nos jours, il s'inscrit toujours dans une chaîne de sens autour de "létranger" ou du "visiteur". Il n'est donc pas indifférent d'utiliser les mots de la série djinn et les mots de la série zar puisque, dans chaque cas, un univers spécifique se déploiera à l'arrière-plan.
S´hur : Une personne peut être atteinte par un s´hur dans sa chair et dans sa capacité à penser et cela du fait d'un acte de malveillance perpétré contre elle ; soit qu'un jaloux ou un envieux ait lui même fabriqué l'objet magique le s´hur destiné à le détruire, soit qu'il ait fait appel à un "spécialiste", un sahar , un "sorcier", dans ce but.
Souvent, l'existence de ces objets est seulement supputée, quelquefois ils existent réellement, sont retrouvés et présentés au thérapeute qui sait les "défaire", en annuler l'effet. Les symptômes d'une telle atteinte peuvent aller des sentiments d'apathie et de faiblesse jusqu'à de véritables crises de folie.
Ainsi, le s´hur désigne-t-il à la fois l'action de sorcellerie et l'objet par l'entremise duquel le "sorcier" parvient à ses fins. Cet objet est déposé dans un endroit déterminé : sur le seuil de la maison de la victime, dissimulé sous son lit, enseveli sous le chemin qu'il empruntera nécessairement, enterré dans un cimetière, accroché à un arbre dans un endroit désert, sur la montagne, utilisé en fumigations ou mêlé à la nourriture.
Dans tous ces cas, le s´hur possède un certain nombre de caractéristiques: il s'agit d'un objet manufacturé et composite comme les plats cuisinés ou les objets d'industrie mais dont on ne peut immédiatement percevoir la fonction. Quoiquil en soit, son "efficacité", attestée par un nombre infini de témoignages, est incontestable. Il reste cependant à expliciter le mode de fonctionnement de ces objets, autrement dit les chemins par lesquels ils agissent sur les personnes .[4]
La famille ´Hok, comme très souvent dans ce genre de situation, a fait appel aux trois catégories de thérapeutes : les guérisseurs coraniques, les zaouias (congrégations) et ceux que lon pourrait désigner comme les "sorciers" autrement dit "les indépendants".
Les guérisseurs coraniques se sont révélés, comme souvent, insuffisants.
Ceux travaillant en congrégation ne sont pas parvenus à faire entrer Souleyman en transe, sans doute, comme le précise le père, du fait de son jeune âge. Toutes ces tentatives de thérapie sont revenues très cher à la famille M. ´Hok parle de huit millions (80000 F).
Il semble tout de même que la dernière tentative, ayant sollicité un thérapeute de la troisième catégorie, lindépendant associé des djinns , ait été plus efficace. Le thérapeute a fait appel à ses propres djinns et leur a ordonné de partir à la recherche du sort (shur ) à lorigine du désordre.
Mme ´Hok : _ il a fait une écriture quil a ensuite brûlée avec de l'encre fabriquée avec de la laine de mouton il a brûlé les écritures jusqu'à ce que les djinns soient là. Puis, il sest mis à parler aux jnoun . Il ma dit : "mets la main sur la bassine ; je compte jusqu'à trois pose la main sur le bassine si tu trouves quelque chose. Et jai trouvé. Il a sorti cet objet. Dans une manche de tricot de Souleyman, un écrit en rouge , du sang et aussi des morceaux de fer pliés, deux écritures dans la manche onze noeuds sur un fil de soie pour qu'il soit malade pendant onze ans, parait-il Et un fil de fer en forme de crochet un hameçon, quoi tout ça dans un tricot et de la terre par dessus, avec de l'herbe fraiche
Le guérisseur a donc fait apparaître, sous une bassine, un morceau de tricot reconnu par les parents comme ayant appartenu à Souleyman associé à une série dobjets dont lassemblage leur a semblé hétéroclite. Malgré cette description extrêmement précise, Mme ´Hok déclarera :
"je ne crois pas à ces choses là Cela fait trois ans que lon cherche, malgré ça, l'enfant est très malade ; la fille aussi, maintenant " Depuis cette dernière intervention, cependant, il semble bien que le comportement de Souleyman se soit notablement amélioré. Il parvient à se concentrer sur des lectures, il ne commet plus de déprédations, les manifestations somatiques se font plus rares ainsi que les crises.
La consultation présentée ici sest déroulée, dans la région parisienne, en 1999, à la demande dun juge des enfants. Lenfant, déscolarisé, commençait à présenter de graves handicaps. Les tentatives de prise en charge psychologique ont systématiquement été refusées tant par lenfant que par sa famille. Léquipe éducative, chargée par le juge dune mesure Aide Éducative en milieu ouvert, était compréhensive et ouverte aux revendications de la famille.
Devant un tel cas, un clinicien se trouve aux prises avec plusieurs problèmes évidents :
la langue des patients ; leur univers conceptions, raisonnements, certitudes ; la réalité, la cohérence et lefficacité de professionnels agissant parallèlement à lui guérisseurs français et maghrébins, tant en France quau pays.Lethnopsychiatrie est une discipline qui tente de répondre à ces problèmes dordre clinique, tant sur le plan théorique que technique.
M.´Hok , le père de Souleyman, est le troisième dune fratrie de six. Son père, originaire de la région de Djerba, en Tunisie, a dabord eu une première épouse décédée en laissant un fils. Beaucoup plus âgé que M.´Hok , ce fils a vécu à Grenoble ; il est aujourdhui décédé. M. ´Hok est de fait laîné de la famille. Il na pas été scolarisé, a grandi à Tunis, sintéressant surtout au sport. Il est arrivé en France au début des années "60", âgé dune vingtaine dannées. Il est entré en France sans aucun papier. Lorsquil a obtenu sa naturalisation française en 1971, il a changé son prénom et se fait désormais appeler Georges. Il a travaillé une quinzaine dannées en mécanique automobile. Lorsque le garage a déposé son bilan il sest retrouvé au chômage, en 1986.
En 1983, M. ´Hok a épousé à Tunis Khadidja qui la rejoint en France lannée suivante, en 1984. De cette union sont d'abord nés un garçon ayant mis sa mère en danger au moment de l'accouchement, garçon décédé peu après sa naissance et une fille morte-née. À cette même époque, décède également le père de Mr ´Hok Il na pu se rendre à lenterrement, pas davantage à celui de sa mère. Le couple a connu des difficultés pour avoir un enfant. M. ´Hok dira que sa femme avait été malade (attaquée par lil el eïn). On comprend que dans un tel contexte, la naissance de Souleyman ait été bien acceuillie. Il est décrit par ses parents comme un enfant sans problème et dont ils étaient fiers. Petit, il était toujours parmi les premiers en classe, jusqu'à cette "attaque en sorcellerie" par ces voisins italiens. Souleyman avait 7 ans !
Encore des mots Khfif [5] La technique du plomb fondu
Dans une petite casserole, la femme fait fondre des morceaux de plomb provenant par exemple de débris de vieux tuyaux. Lorsque la matière est devenue liquide, elle la verse d'un geste brusque dans un récipient plein d'eau. La vapeur s'échappe du métal brûlant en sifflant et l'on voit le plomb se figer en adoptant des formes étranges, distordues, grimaçantes. La femme se saisit du fragment de plomb saisi, le tourne dans sa main, le montre à la famille alentour et formule une proposition du type : " _ Vous voyez là, c'est l'´eïn, "l'il" ", montrant une bulle d'air figée, brillante un il, assurément ! Elle peut ajouter une remarque comme : " _ Regardez l'animal, là Vous devriez offrir un mouton ! "
©Prétentaine, N° 12/13, Montpellier, mars 2000, 71-90L'assistance observe à son tour les fragments aux découpes insolites. Les femmes s'échappent dans des suppositions et ruminent en secret de vieilles rancurs. La voyante ramasse maintenant les scories restées au fond de la bassine d'eau et les remet dans sa casserole qu'elle chauffe à nouveau sur son petit "camping-gaz". Après un second "saisissement" du plomb, elle peut approcher encore du responsable du mal : " _ C'est une femme et elle fait partie de la famille. Connaissez vous quelqu'un qui se nomme ´Aïcha ? "
Quelquefois, le plomb refuse de se compacter et s'éclate en myriades au fond du récipient. La voyante considère alors généralement que c'est mauvais signe. Peut-être l'origine du mal n'est-elle pas humaine ? Peut-être les djinns, les esprits de la terre, avaient-ils quelque raison d'être en colère contre cette personne ?
Curieusement, à la fin du traitement qui peut comporter plusieurs séances faites selon la même technique, le malade se sent mieux. Il serait naïf de penser que le soulagement provient du seul fait d'identifier un coupable. Il ya bien plus car la fabrication de la statuette de plomb, les paroles prononcées (imprécations et prières), mais aussi les êtres sollicités à cette occasion[6]font que l'objet issu de cette séance constitue aussi une agression sorcière contre le coupable présumée. D'ailleurs, ce dernier pourra, à la suite d'un malheur ou d'une maladie, s'adresser à son tour à une autre voyante qui identifiera l'origine de son malheur, peut-être à l'aide de cette même technique du plomb fondu. Nous avions un malade perplexe et à l'issue du dispositif, nous trouvons un malade soulagé et un coupable agressé à son tour en sorcellerie. Il s'agit donc, sur le plan macroscopique, d'un véritable système de redistribution des agressions sorcières selon les lignes de force de la dramaturgie sociale. Du seul fait de son introduction dans le système, le malade est passé de questionnant en souffrance en commanditaire (plus ou moins conscient) d'une agression sorcière.
Il arrive qu'à l'issue du traitement, le corps du malade vienne confirmer la divination du plomb. Des femmes peuvent entrer en transe ou éclater en sanglots. Jai décrit ailleurs le cas d'un patient qui, après avoir été traité de cette manière, a vomi une matière noirâtre dès la seconde séance [7]. Lapparition de limage du shur dans le plomb avait déclenché la restitution du poison par le corps.
eïn , "lil" Certaines personnes sont réputées posséder des caractéristiques impliquant que leur regard posé sur une personne peut déclencher des désordres, des malheurs, des maladies. Ces caractéristiques sont physiques (il sagit de la "nature" de leur il). eïn : "lil", lorgane non pas une métaphore du regard mauvais, envieux, quoique ce type de notion ne puisse être totalement exclue, mais lactivité physique de lil émetteur de substances, sorte de bouche opérant à distance, susceptible de capturer, de dévorer. Certains yeux, en effet, sont réputés posséder des caractéristiques physiques destructrices indépendantes de la psychologie de lindividu (les yeux clairs, surtout bleus ) si bien que lon dit que lil jeté par la mère pourrait atteindre son propre enfant sans que cette mère ne soit jamais soupçonnée de la moindre pensée ambivalente. Cet "oeil" ne pourrait être comparé quà la substance de sorcellerie se trouvant dans le ventre du sorcier que lon rencontre en Afrique centrale, agissant infailliblement en dévorant sa victime, la plupart du temps à son insu [8]. Pour se protéger de "lil", on présente des objets ou des gestes apotropaïques : des mains, des gestes, des paroles. On crève "lil" apparu dans les figurines de plomb ou dans luf utilisé comme objet de divination.
M. ´Hok nous apprend au cours des consultations que sa famille appartient à une congrégation religieuse et que lui-même a plusieurs fois dans sa vie été en contact avec des phénomènes religieux. Il serait une sorte dêtre pur, non susceptible dêtre "mélangé", "souillé" par le contact avec létranger. Il est resté célibataire jusquà lâge de quarante ans, certifie navoir jamais eu de relation avec une femme avant son mariage. Le couple est ensuite resté stérile durant cinq ans. Larrivée de lenfant, mais surtout son entrée à lécole primaire a déclenché linstallation dans la famille de cet être de lautre monde : la femme djinn.
Notons également que M. ´Hok , malgré plus de trente cinq ans de présence en France, maîtrise très mal la langue française son épouse moins encore si bien que létranger pouvant être pris pour un semblable (lécole française) est médiatisé par un étranger "absolu", un étranger dun autre monde, la djenneya .
On peut penser que les enfants, notamment depuis leur accès à lécole, deviennent de fait des sortes "détrangers". Cest lors de la constitution de cette "étrangeté" quintervient la djenneya , contraignant de fait toute la famille à un retour aux traditions afin de soigner Souleyman et de remettre la famille daplomb.
Elle intervient dabord essentiellement dans le domaine scolaire, empêchant la présence de lenfant à lécole, amenant même ladministration à exclure lenfant de lenseignement. De plus, la djenneya porte la marque de laltérité. On nous précisera quelle est noire, la moitié de son corps est brûlé. Dailleurs, lorsquelle sempare de lenfant, Souleyman insulte son père en français :
M. ´Hok : lenfant minsulte en français. La djenneya , elle sappelle Brigitte. Elle a dit quelle avait 800 ans. Elle a dit aussi quelle avait cinq enfants. Mais elle ment les djinns, ça ment toujours ; une autre fois, elle a dit quelle en avait quatre.
M. ´Hok a également vu un djinn, lorsquil était enfant. Il nous raconte.
M. ´Hok : _ au départ, on croyait pas à tout ça. Depuis le mois de septembre, jai perdu un million et demi sur mon fils pour quil guérisse. Personne ne ma aidé, ni les services sociaux, ni les allocations familiales. Cest moi qui ai porté plainte pour mon fils, pas le juge. Il a peut-être mal compris ; considéré quil sagissait dune mauvaise famille. Mais moi, je nai peur de personne. Jai vu le diable quand jétais petit, avec des pieds de moutons. À la main, il portait une hache en or. Je nai pas peur parce que ces êtres, si on ne leur fait pas de mal, ils ne font pas mal
Dun point de vue structural, la djenneya représente à la fois laltérité, la souillure que ne peut supporter M. ´Hok du fait de la pureté de sa nature. Mais, paradoxalement, elle devient également ce par quoi il organise les procédures lui permettant de retrouver la pureté un moment oubliée. Depuis tous ces événements, M. ´Hok recommence à prier, sintéresse aux techniques traditionnelles, ne cesse de rentrer au pays
Si lon se place dans le contexte culturel, linterprétation selon laquelle Souleyman aurait été investi par un djinn femme semble pour le moins insuffisante. Lon ne comprend ni la raison profonde de lagression, ni la fonctionnalité de cette interprétation. Ce nest quen considérant lidentité et le parcours de son père que lon peut comprendre une telle "attaque". Cest comme si la famille ´Hok disait : "loin du pays, investis par laltérité sous ses formes les plus diverses (lécole française, la cohabitation avec les Italiens, les Maliens ), comment tout de même conserver "un noyau" intact.
Si cette interprétation est correcte, on peut facilement en conclure que la djenneya ne cessera ses attaques que lorsque lécole ne mettra plus en danger le noyau culturel de la famille. De ce point de vue, il convient de considérer le couple M. ´Hok /Souleyman et non pas le fils seul.
On voit bien leffet de la migration sur la constitution dune telle pathologie, mais on ne parvient pas réellement à démêler les fils. On peut néanmoins repérer certains facteurs contribuant à la déstabilisation dune famille :
Les problèmes linguistiques Lintroduction de létrangeté, le plus souvent par lintermédiaires des enfants, qui la rapportent de leur expérience scolaire. La difficulté à organiser correctement des enterrements et des rituels de deuil[9]. La difficulté à trouver et à utiliser les objets thérapeutiques de la société dorigineÀ considérer une telle observation clinique, lon se prend à penser quil serait facile dappliquer les catégories de la psychopathologie, psychiatrique ou psychanalytique facile, certes ; mais trop facile, lon y perdrait linspiration même de la plainte de cette famille. Lon devrait sacrifier ses êtres (les djinns ), ses objets (les shur ), ses étiologies ("lil"), ses réalités (tous attestent avoir vu la djenneya rejeter ses excréments par le plafond). Si lon se refuse à un tel sacrifice, commence alors une véritable aventure intellectuelle, celle de lethnopsychiatrie.
Une notion indispensable : celle de "niche écologique"
Mais il ne suffit pas de classer les désordres plus même : je prétends pour ma part quen regardant les pathologies, on ne voit quun 10ème du problème. Car, lorsquil existe un désordre dans une culture donnée, il saccompagne toujours dêtres (les djinns dans le premier exemple), dobjets (les shur), de professionnels (les talebs, les fkih, les cheikh), de réseaux de professionnels (congrégations, couvents, lieux dinitiation), dune élaboration du vocabulaire de la langue, si bien que le désordre seul devient incompréhensible. Cest pourquoi, je suivrai volontiers Hacking dans sa proposition de considérer une "niche écologique" plutôt quun syndrome [10].
Observation N° 2 : Épouse dun djinna[11]
Famille B , de langue malinké, migrants originaires de Guinée pour le mari, du Mali pour lépouse, sa cousine.
Fatou est une belle jeune femme à laspect rieur. Elle est âgée dune trentaine dannées et vient de mettre au monde, dans une commune de la Seine-Saint-Denis, son cinquième enfant une cinquième fille ! Dès la naissance, elle na pas voulu même lui jeter un simple regard, refusant de le prendre dans ses bras et le nourrissant au biberon en le tenant à distance. Ses proches ont dabord mis cet étrange comportement sur le compte de la fatigue. Dautant que Fatou a présenté des manifestations surprenantes à chacun de ses accouchements. Au moment de donner un nom pour létat civil, elle dit : "Linda", son mari : "Cissé". Ils se disputent violemment. Cest finalement le père qui emporte la décision la gamine se nommera Cissé. Mais, depuis quelle est sortie de la maternité, Fatou appelle sa fille : "Djenneba". Le mari insiste, revient à la charge, est même prêt à accepter la première proposition, à la nommer "Linda". Mais Fatou garde lair absent, ne répond pas. De temps à autres, elle fait des "crises", le dispute violemment, laccuse de vouloir se débarrasser delle, le frappe, même. Elle se rend chez les assistantes sociales et leur fait part de son souhait de divorcer. Elle prétend quil a une maîtresse, quil lensorcelle avec des gris-gris quil dispose partout dans la maison, quil empoisonne sa nourriture. Dans un premier temps, le mari réagit au contenu explicite des accusations de sa femme, se justifie, fournit des preuves. Puis, il se fâche, la bouscule. Rien ny fait. Fatou reste tout aussi étrange.
Au cours de la consultation, il dira :
" jai téléphoné à ma mère. Elle est allée consulter un kharamoko , un guérisseur, au pays. Elle ma dit "ta femme, là, elle est déjà prise. Son mari, cest un djinna . Ce quil fait, là, le djinna, cest quil veut récupérer ses enfants." "
Dans ce cas, ce que lon peut observer, ce sont des manifestations dépressives et dissociatives à la suite dun accouchement [12] chez une femme migrante, nétant pas rentrée chez elle depuis une dizaine dannées. Mais pour le clinicien traditionnel, le kharamoko , il sagit bien des signes dune possession par un être, le djinna , pour lequel il faudra un jour ou lautre, organiser un rituel.
Comment comprendre les djinns ?une définition dêtres réputés nantis dun certain nombre de qualités :
ils sont invisibles, ils vivent dans lenvers de lhabitat des humains (la brousse, la forêt, leau des marigots, des rivières, des fleuves ou de la mer, le sommet des arbres, les canalisations des maisons, les vieilles ruines abandonnées de préférence celles provenant de civilisations disparues), ils sont sexués (certains textes laissent supposer que leur sexualité est surtout masturbatoire un organe mâle sur une cuisse, un organe femelle sur lautre), ils ne sintéressent aux humains que parce quils souhaitent quon leur installe un autel et quon leur rende un culte "quon les nourrisse", comme on dit. Ce sont donc des autres, de vrais autres non pas des semblables, nos "prochains", mais des modèles daltérité. Ce sont pourtant nos jumeaux, du moins
à lorigine. Certains commentaires bibliques, repris ensuite dans lislam et naturellement réutilisés dans les pratiques des guérisseurs musulmans laissent à penser que les djinns sont les descendants de toutes les copulations quaurait eues la première femme dAdam, Lilith autrement dit : "la nuit" avec tous les animaux de la création. Évoquant les djinns , un patient sénagalais me dit un jour : " nous ne sommes pas seuls au monde ".Des désordres apparaissant dans les communautés humaines et touchant à de nombreuses sphères :
- des enfants morts en bas âge peuvent avoir été pris par des djinns , échangés contre des enfants djinns .
- Des femmes qui se refusent à la sexualité, à la conjugalité, à léchange social avec leurs belle-surs, avec leurs amies. Des femmes qui refusent de se nourrir, qui restent longtemps solitaires, silencieuses, qui font des crises.
- Des hommes qui font détranges rencontres, qui croisent la mort sans sen apercevoir. Des hommes étranges, qui ont lair de tout ce quils ne sont pas : des animaux, des dieux, des femmes, aussi, parfois
Mais aussi des événements énigmatiques : survenant par exemple dans une maison, des bruits de pierre sur le toit, des incendies inexplicables, des traces de boue laissées en pleine nuit sur les tapis ; ou dans un lieu public : des voix, des déplacements dobjets etc.Des méthodes thérapeutiques de différentes natures destinées à remédier à ce type de désordres :
De véritables cultes rendus par certaines populations reconnues étrangères et qui se réunissent pour rendre hommage aux djinns [13]. Des initiations de personnes présentant certains désordres à des confréries vouées au culte des esprits. Des prises en charge individuelle par des thérapeutes ayant des djinns comme esprits auxiliaires afin de les seconder dans leurs démarches thérapeutiques.Des thérapeutes qui travaillent à partir :
- des parfums,
- des couleurs,
- des textes coraniques,
- des textes de médecine savante islamique,
- de la fabrication dobjets de protection,
- de lidentification dobjets de destruction
Des réseaux traversant tout le pays par exemple, au Maroc, des confréries (zaouias), placées sous le signe dun même esprit et qui se retrouvent annuellement pour une cérémonie et des sacrifices danimaux.
Des hiérarchies transversales : on peut être riche et puissant et nêtre pourtant quun apprenti au sein de la zaouia .Des inventions de remèdes : parfums, amulettes, objets de divination.
Un commerce : dobjets liés au culte, danimaux de sacrifice, de services etcLes djinns , cest tout cela : des êtres, des maladies, des thérapies, des objets (parfums, couleurs ), des réseaux de familiarité et de solidarité, des hiérarchies, des contraintes à linvention, un commerce et jen oublie sans doute certainement !
Nous devons en conclure que djinn , est une "machine" (au sens de Deleuze et de Guattari) qui pousse une société dhumains à des " noces ", pour reprendre les termes de Deleuze avec une certaine espèce détrangers, dautres, de radicalement différents. On peut supposer que la conséquence de telles "noces" est une identification de ces étrangers, une connaissance approfondie de leur nature, de leur habitus, de leurs modes dêtres et dagir.
Mais il faut remarquer que ces étrangers constituent des sociétés dinvisibles sils veulent les identifier, les humains ne peuvent se fier à leurs sens. Ils nont donc que deux modes de connaissance : la lecture des textes anciens dont on peut penser quils ont été écrits à la suite de rencontres avec de tels "êtres" et, ce qui nous intéresse en premier lieu ici : les maladies actuelles des humains.
Catégories de djinns
Les deux séries de sens du mot djinn que lon avait repérées plus haut celle, arabe, sorganisant autour de linvisible et celle, hébraïque et amharique autour de "zar", létranger ou le visiteur se retrouvent pour constituer les lignes de force contraignant une société à sortir delle-même. Doù nous devons en conclure que les langues aussi avaient contracté des " noces " puisquil est impossible dêtre un spécialiste arabe des djinns sans connaître dune manière ou dune autre le sens amharique du mot, et vice-versa, naturellement ! Autrement dit, lon ne peut penser linvisibilité sans la notion détrangeté. Les djinns sont donc des concepts, au sens où lentend Deleuze dans Quest ce que la philosophie ?[14] Mais des concepts vivants ; doués dune autonomie, dune vitalité autonôme, des concepts qui ne se laissent jamais saisir, que lon doit poursuivre à linfini.
Erreurs habituellement commises par les humains dans la compréhension de la nature des djinns :
- Ne retenir que le premier paragraphe de la définition : les djinns sont des êtres qui possèdent les qualités suivantes : Ainsi, on les transforme en objets de croyance ; on ne peut alors leur accorder dexistence que dans le psychisme des humains. Comme on la constaté au décours de cette démonstration, cette position, raisonnable en apparence, nous délie de lobligation de considérer la liste de caractères qui suivent. Ainsi, dire "les djinns sont des êtres imaginaires auxquels croient les populations dAfrique du Nord et dAfrique de lOuest" serait à la fois une erreur et une agression puisque cette proposition priverait ipso facto ces populations de la totalité de la machine.
- Les Musulmans disent habituellement que les djinns sont les dieux davant lIslam et les cultes qui leur sont encore rendus des survivances dun passé révolu. Un grand nombre de commentateurs, danthropologues, de spécialistes dhistoire des religions leur ont emboîté le pas [15]. Or, ce qui caractérise les djinns , à la différence des divinités, justement, cest leur indertémination a priori . Autant un dieu aime à être honoré de la manière qui lui convient et quil exige de ses fidèles, autant nul ne sait par avance lidentité, le nom et les demandes spécifiques de tel djinn. Ils sont parfum choix parmi une multitude de possibles contraignant à une fabrication spécifique qui est à la fois une création et une créature. Le djinn de la lampe dAladin est parfum lui qui, une fois sorti de son flacon ne saurait en aucune manière y revenir. Ils sont couleur non pas jaune ou rouge, mais une couleur fabriquée artisanalement à partir dingrédients spécifiques. Ils sont objets non pas une amulete générique dont on reproduirait le modèle à linfini, mais celle-ci, créée ex nihilo pour loccasion. Ils sont actions et non pas rites si lon accepte lidée que le rite est une institution. Les actions que lon dit rituelles sont à inventer pour chaque djinn . Ils sont démons
" Les démons se distinguent des dieux, parce que les dieux ont des attributs, des propriétés et des fonctions fixes, des territoires et des codes: ils ont affaire aux sillons, aux bornes et aux cadastres. Le propre des démons, c'est de sauter les intevalles, et d'un intervalle à l'autre. " [16]
Créer des concepts, inventer des êtres nouveaux tel serait donc le travail du philosophe. Identifier de nouveaux djinns jamais rencontrés auparavant ; les nommer, définir leurs exigences, organiser des rituels spécifiques tel est donc le travail du thérapeute du monde des djinns .
Jai résumé dans un tableau simple les différences significatives entre trois ordres, la religion, la philosophie et le monde des djinns qui traitent trois types dêtres : les dieux, les concepts et un troisième type, que nous cherchons à saisir : les djinns . Si lexistence des dieux implique des connaissances et celle des concepts, lobligation dapprendre les constructions des philosophes nous ayant précédé, celle des djinns contraint à linvention.
L'être Religion Monde des djinns Philosophie Exigences
et
Obligations
Connaissances concernant lidentité du dieu, son nom et ses exigences.
Obligations à respecter.
Indétermination concernant lidentité, le nom et les exigences de lêtre.
Obligations à découvrir à construire.
Recherche de connaissances concernant lidentité du concept, ses exigences et les obligations quil implique. Caractéristiques de lêtre Invisible
Pur
Créateur
Animé
Invisible
Sale
Créature
Animé
Concevable
Pur
Création
Inanimé
Effets conséquences de son existence Conversions des humains,
phénomènes dappartenance ;
Construction despaces politiques et sociaux
Exploration des envers,
Lignes de fuite,
Thérapie des humains en souffrance
Multiplication de son être au sein dun corpus transgénérationnel
Effets de sens
Construction despaces sociaux
Observation N°3 : Hybride Cur de femme djinn dans un corps dhomme [17]
Il sadresse à la consultation du Centre Georges Devereux après avoir rencontré bien des déboires chez dautres thérapeutes.
Il l entend à lintérieur de lui parfois il perçoit sa voix qui lui intime des ordres absurdes : " répéter 9999 fois la fatiha " " se violer lui-même comme sil était une femme " " jeter aux ordures le pain sur lequel il a prononcé bismillah [18] ", etc
Elle déteste son épouse. Elle linjurie, labreuve dinsanités, la frappe même quelquefois.
Elle lempêche de faire lamour avec sa jeune épouse, le pousse à sortir du lit lorsquelle sy trouve, à quitter lappartement en pleine nuit.
Dieu seul sait pourquoi, elle se met en colère et le frappe lui aussi, Akim. Son corps se tord alors et adopte des positions impossibles, son visage grimace, ses pieds se contractent, ses mains deviennent crochues. Il grogne de douleur.
Lorsquelle a envie dun homme, elle lui déclenche une érection et lincite à regarder lhomme avec des yeux énamourés.
Elle lui souffle des vérités sur les personnes quil croise ; mais il ne peut jamais savoir si cest pour linformer ou pour le tromper. Par exemple : untel est malade il est habité par un djinn . Il na pas laudace daller poser la question à linconnu.
Elle lui promet de le laisser tranquille sil se soumet à telle ou telle obligation par exemple senduire les cheveux dune gomina malodorante. Il y consent, mais elle est toujours là à lui imposer de nouveaux diktats.
Il se procure des récitations du Coran en cassette et les écoute durant des heures, le casque du walkman vissé sur la tête.
De thérapeutes, il en a consulté des dizaines. Des guérisseurs musulmans (fkih, taleb, cheikh ). Cest justement un de ceux là qui a posé le diagnostic : il sagit dun djinn de sexe femelle qui a élu domicile dans son corps. Et le remède ? Des écritures coraniques banales ; des versets censés protéger ; des purifications à accomplir ; des fumigations à répandre dans lappartement. Rien de spécifique à cet être-là. Résultat : néant ! Aucun changement.
Une guérisseuse française, catholique, vivant dans le midi, a identifié un démon, lui a prescrit des tisanes, des herbes à inhaler, des eaux à boire. Résultat : négatif ! Lêtre a recommencé de plus belle ; avec plus de force encore, peut-être...
Il a repris avec les Musulmans. En Egypte, un guérisseur a frappé la djenneya [19] en écrasant les doigts dAkim, surtout le pouce. Il intimait violemment des ordres à lesprit. Résultat : nouveaux symptômes, nouvelles douleurs. Cette djenneya naimait pas la brutalité.
On peut deviner ce quont pensé les psychiatres. Homosexualité inconsciente cherchant à surgir dans la vie réelle malgré toutes les tentatives de refoulement. Idées délirantes. Sans doute ont-ils pensé au Président Schreber[20] et à la description de ses pulsions inconscientes analysées par Freud. Ils lui ont prescrit neuroleptiques pour les idées délirantes et lui ont conseillé une psychothérapie, sans doute pour le reste, pour lhomosexualité. Résultat : il na pu supporter les effets "secondaires" des médicaments et sen est débarrasé au bout de quinze jours. Quant aux psychothérapeutes, il en a vu une bonne dizaine mais aucun dentre eux ne "croyait" aux djinns. Ils ny croyaient pas ! Cest-à-dire quils étaient comme les autres les musulmans, les marocains, les égyptiens, les turcs ; comme la catholique qui habitait dans le midi. Ils ny croyaient pas parce quils ne se sont pas sentis dans lobligation dinventer un concept ; de créer un rite ; de fabriquer des objets. Ils nont fait quappliquer ce quils savaient par ailleurs, auparavant, de toujours
- Identifier son invisible.
- Établir son nom,
- ses appartenances,
- sa généalogie
- Identifier ses affections :
- elle avouera durant lune des séances que nous aurons avec lui quelle a perdu un enfant, autrefois, en un autre temps.
- Identifier ses intentions, ses désirs et ses besoins.
- Identifier les objets quelle aime, les actes et les rites quelle attend.
- Identifier enfin les bénéfices que Akim pourra finalement tirer de ses "noces" avec une telle djenneya .
Maintenant que dire de la machine "djinns" ? Il sagit bien dune machine qui assemble deux ordres et incite à un devenir. À son insu, contre son gré, Akim sengage dans un devenir femme djinn On comprend quil y trouve un intérêt pour ainsi dire de chercheur, à la fois un surcroît de connaissance et dêtre. Attention ! Pas un devenir femme Dailleurs il se révolte avec violence contre de possibles idées homosexuelles ou transexuelles. Et nallons pas penser "quil se défend" contre son homosexualité lon ne ferait alors que lui scier les jambes, et faire disparaître du même coup tous les djinns de son monde. Parce que penser lautre nest pas neutre en général, le penser consiste à se préparer à lui donner des ordres.
Admettons que nous ayons compris lintérêt dAkim à rester dans cette démarche, quelle pourrait être celui de son thérapeute ? Une seule réponse possible : la création. Sinscrire dans ce même devenir lui donnera cet irremplaçable plaisir de donner vie. Car le thérapeute qui parvient à accomplir la mission quon lui a confiée est dieu, lespace dun seul instant.
Nous comprenons également que ce type de machine ne peut être la création dun homme sauf à disparaître pour inutilité. Ces "machines" sont mises en relations, créations de lignes, de parcours, dans lesquelles la personne, théoricien, thérapeute ou patient viendra prendre une place, participer à la fabrication de la machine tout en étant lun de ses rouages. Peut-être pourrait-on dire que cela fait partie du jeu de prétendre quun homme a inventé telle ou telle machine, mais lon sait que si cétait vrai, cette machine ne servirait à rien.
Quelles sont les "machines thérapeutiques" ? Et à quelles machines devrons nous nous intéresser, nous autres, psychologues ? La réponse est sans hésitation : à celles qui permettent à lhumain de prendre la fuite vers dautres ordres non pas à celles qui prétendent le connaître, lidentifier, le cerner celles, précisément, qui lui permettent de rester dans le flou quant à sa nature, mais lexpédient dans des aventures impossibles, dans des identifications impensables, dans des alliances contre-nature.
Comment les reconnaître ? Dabord au fait que lon peut en aucune manière identifier leur créateur. Ensuite, du fait que dans lespace créé par ces machines, on peut faire de lhumour, pas de lironie [21] ; de la provocation, pas de linjure ; on peut éprouver de la joie ; cette joie si loin du "sentiment océanique" de tout comprendre, de tout englober.
Dautres exemples de machines
Nous devrions maintenant être à même de comprendre des systèmes thérapeutiques plus proches, dapparence moins exotique. Essayons maintenant pour la chimiothérapie des psychotropes.La chimiothérapie, cest :
Avant tout des êtres, les molécules, dont la liste sallonge tous les jours et pour la création desquels linventivité, la créativité des chercheurs est indispensable. Des lieux, les laboratoires de recherche de lindustrie pharmaceutique, où les secrets de fabrication sont gardés comme des secrets militaires. Des méthodes de fabrication, apparues après guerre, dont le succès sest répandu à tous les secteurs de la société voir ce que Ph. Pignarre nomme "le laboratoire de double insu" [22]. Des objets, les médicaments, qui produisent des profits gigantesques et nécessitent un réaménagement de toute la société usines, réseaux de distribution, officines de pharmacie, activités des représentants, etc. Des professions entièrement reconstruites par lexistence de cette machine : les neurologues, les psychiatres, les psychologues, les infirmiers, etc. Plus même, ce qui constituait jusqualors le noyau de la psychiatrie, ce quelle avait mis cent ans à bâtir pierre après pierre, sa nosographie, est en train de voler en éclats, dêtre totalement restructurée par lirruption de ces nouveaux êtres. Dans un même mouvement, elle redéfinit le poison, la drogue et distribue des certificats de licitité aux substances à lalcool, au tabac, au hachich mais aussi au khat, au thé, aux noix de cola, au LSD, etcEt quels sont les ordres que cette machine met en présence ? Pour reprendre les formulations précédentes, elle expédie lhumain dans un devenir-chimie, un peu comme le peut-être même à la suite du chamanisme qui lexpédiait hors de son monde jusquà le faire frôler un devenir-plante [23]. Elle lui fournit ce sentiment excitant de vertige qui pousse le sujet à la chose, à son noyau-même. Dans cette perspective, les usagers des drogues ne seraient pas des toxicomanes mais des chercheurs, lun des rouages de cette machine. Il est prévisible quelle viendra chercher les humains, même en bonne santé au plus profond : dans leur humeur (prozac ) leur sexualité (viagra ), leur métabolisme, leur longévité
Doù il nous faut conclure que la machine "psychotropes" est cousine de la machine "djinns" , aussi efficace, probablement, aussi intelligente, sans doute, peut-être seulement moins complète Quoi détonnant alors que les populations dAfrique du Nord et de lOuest continuent à accorder toute leur confiance aux djinns , tout en commençant à sintéresser très sérieusement aux psychotropes.
Références bibliographiques
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Systèmes de pensée en Afrique noire Cahier N° 8 : Fétiches, objets enchantés, mots réalisés.
Notes
[1]. Professeur de Psychologie clinique et pathologique, Centre Georges Devereux, Université de Paris 8.
[2]. Consultation dethnopsychiatrie, Centre Georges Devereux, Il va de soi que les noms de personnes et de lieux ont été modifiés, ainsi que tout détail permettant une possible identification de la famille.
[3].Cf aussi J. Guedmi, 1984 - "Rêve des doubles ou Fatiha l'oubliée". Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie, 2, 13-34.
[4].A ce sujet, on peut consulter le Cahier N° 8 de Systèmes de pensée en Afrique noire : Fétiches, objets enchantés, mots réalisés, et le N° 16 de la Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie: Objets, charmes et sorts, et bien sûr le fameux texte de Mauss sur la magie (1902), notamment dans sa discussion de la notion de Mana.
[5]. Khfif , en arabe : "léger". Ce mot désigne aussi spécifiquement la technique de divination à l'aide du plomb fondu peut-être par inversion, peut-être du fait que les figurines de plomb sont bien plus légères que l'on pourrait s'attendre. Il faut également dire qu'en Tunisie, on nomme la médecine traditionnelle ra'ouani, c'est-à-dire: médecine à l'envers (information fournie par Mondher Jouida, en cours de thèse sur la médecine traditionnelle en Tunisie).
[6].En général, une praticienne du khfif fait appel à ses génies (djinn ) pour l'aider à manipuler les substances.
[7]. L'influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994. CF aussi le récit du cas d'une famille kabyle traitée de la même manière dans La folie des autres, Paris, Dunod, 1986.
[8]. E.E. Evans Pritchard, Sorcellerie, oracle et magie chez les Azandé. Trad. Fr. : Paris, Gallimard, 1972 (uvre originale : 1937). Cf également, lanalyse du terme "manger" dans Nathan T., Lewertowski C., 1998, Soigner le virus et le fétiche. Paris, Odile Jacob, 1998.
[9]. A ce sujet, voir François Dagognet, Tobie Nathan, 1999, La mort vue autrement. Paris, Synthelabo Les empêcheurs de penser en rond.
[10]. Voir la définition que je propose de l'ethnopsychiatrie dans T. Nathan, 19998, G. Devereux et lethnopsychiatrie clinique. Nouvelle revue dethnopsychiatrie, 35-36, 7-18.
[11]. Consultation dethnopsychiatrie, Centre Georges Devereux, Il va de soi que les noms de personnes et de lieux ont été modifiés, ainsi que tout détail permettant une possible identification de la famille.
[12]. Un cas clinique détaillé dans T. Nathan, M.R. Moro, "Enfants de djinné. Evaluation ethnopsychanalytique des interactions précoces." in Lebovici S., Mazet Ph., Visier J.P. (Ed.) : L'évaluation des interactions précoces entre le bébé et ses partenaires . Genève, ESHEL, 1989, 307-339.
[13]. Cf par exemple : Brunel R., 1926 Essais sur la confrérie religieuse des Aîssâoûa au Maroc, Paris, Geuthner ; Paques V., 1967 Le monde des gnawa in: L'autre et l'ailleurs. Hommage à Roger Bastide, Paris, Berger-Levrault ; Crapanzano V., The Hamadsha. A Study in Maroccan Ethnopsychiatry, Berkeley, University of California Press, 1973 ; Paques V., 1991 La religion des esclaves, recherche sur la confrérie marocaine des gnawa, Bergamo, Moretti et Vitali ; Abdelhafid Chlyeh, 1995 La thérapie syncrétique des Gnaoua marocains. Thèse de doctorat d'ethnologie, Université de Paris VII.
[14]." Le philosophe est lami du concept, il est en puisance de concept. Cest dire que la philosophie nest pas un simple art de former, dinventer ou de fabriquer des concepts, car les concepts ne sont pas nécessairement des formes, des trouvailles ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts créer des concepts toujours nouveaux, cest lobjet de la philosophie. " Gilles Deleuze, Felix Guattari, 1991, Quest ce que la philosophie ? Paris, ed. de Minuit.
[15]. Cf par exemple E. Doutté, 1908, Magie et religion dans l'Afrique du Nord. Repris par Maisonneuve et Geuthner, Paris, 1984.
[16]. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1995, p. 51.
[17].Consultation dethnopsychiatrie, Centre Georges Devereux, Il va de soi que les noms de personnes et de lieux ont été modifiés, ainsi que tout détail permettant une possible identification de la famille.
[18]. Bismillah, "au nom de dieu", conjuration musulmane très employée pour écarter les êtres dautres mondes incroyants et esprits.
[19]. Féminin de djinn.
[20]. Cf lanalyse de Freud : Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa (Le Président Schreber). in Cinq psychanalyses , Paris, P.U.F., 1970.
[21]." L'humour est juste le contraire : les principes comptent peu, on prend tout à la lettre, on vous attend aux conséquences (c'est pourquoi l'humour ne passe pas par les jeux de mots, par les calembours, qui sont du signifiant, qui sont comme un principe dans le principe). L'humour, c'est l'art des conséquences ou des effets L'humour juif contre l'ironie grecque, I'humour-Job contre l'ironie-dipe, I'humour insulaire contre l'ironie continentale; I'humour stoicien contre l'ironie platonicienne, I'humour zen contre l'ironie bouddhique; I'humour masochiste contre l'ironie sadique; I'humour-Proust contre l'ironie-Gide, etc " Gilles Dleuze, Claire Parnet, op.cit., p. 83.
[22]. Ph. Pignarre, 1999, Puissance des psychotropes, pouvoir des patients. Paris, P.U.F. La méthode dévaluation de laction dune molécule, dite en double aveugle ou double insu, est devenue la référence pour départager le " vrai médicament" du "placebo".
[23]. Claude Lévi-Strauss a fait remarquer quil nexistait pas de chamanisme sans théorie de la métamorphose de lhumain à partir de la plante. Levi-Strauss, 1958, Anthropologie structurale . Paris, Plon.
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