LES BÉBÉS PARLENT-ILS LE "LANGAGE"? | |||
QUELQUES NOTES SUR LE TRAITEMENT DES TROUBLES DE LA PAROLE CHEZ LES ENFANTS AUTISTES *
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* Ce texte, légèrement remanié est paru sous le
titre : "Quelle langue parlent les bébés ? in Olivier
Halfon, François Ansermet, Blaise Pierrehumbert eds, Filiations
psychiques. Paris, P.U.F., 2000. Traduction en portugais : " Que
Lingua Falam os Bebês?" in J.F. Pessoa di Barros Ed., Therapeuticas
e culturas. Intercon, Rio de Janeiro, 1998, 196-215. |
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(1) Genèse, XI, 1. Traduction Elie Munk, Fondation Samuel et Odette Lévy, Paris, 1992. (2) Freud, 1910, "sur le sens opposé des mots originaires". in L'inquiétante étrangeté et autres essais , Paris, Gallimard, 1985, p. 60. (3) Genèse, XI, 7-8. |
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De ce temps, dit la Bible, les humains parlent
des langues différentes, pour ainsi dire "par nature",
désormais condamnés à la multitude, à l'incompréhension
et aux fastidieuses traductions pour avoir voulu égaler l'unicité
divine.
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(4) Hérodote, L'enquête, II, 2. Traduction A. Barguet, Gallimard, Paris, 1964. | ||
Le même thème est donc
réapparu au Moyen-âge, mais avec une force et des enjeux
nouveaux. Cette fois, le dispositif expérimental était attribué
à un autre roi, Frédéric II qui, racontait-on, s'était
demandé quelle langue du Grec ou de l'Hébreu parleraient
spontanément les enfants. À la question de la langue originaire,
la plupart des auteurs occidentaux répondaient qu'ils parleraient
l'hébreu. (5 ) Quelques kabbalistes se sont néanmoins opposés
à la thèse commune. Abraham ben Shmuel Abulafia, par exemple,
qui avait adopté une thèse étonnamment moderne, affirmant
que des enfants isolés parviendraient à peine à aboyer
car si le langage était une capacité innée de l'homme,
cette capacité avait besoin d'un environnement spécifique
pour se développer par imitation. Les enfants parlent car ils sont
humains, affirmait-il ; mais ils ne parlent que la langue qu'ils entendent
autour d'eux. Pour les Kabbalistes, s'il fallait rechercher l'originaire,
ce n'était certes pas dans la langue explicite, mais dans un "caché"
de la langue, seulement accessible par l'interprétation. Car, sous
chacune des soixante dix langues que l'on disait répandues sur
la terre à l'époque, se cachait la langue sacrée,
l'hébreu, qui ne saurait se révéler qu'à celui
qui savait décoder les valeurs numériques des mots. Pour
Abulafia, sous l'apparence de la multiplicité se cachait l'unicité
originelle. ( 6 )
L'on comprend aisément les enjeux
politiques de ces discussions : en pleine période de contacts interculturels
intenses, quelle langue - et, de ce fait, quelle civilisation, quelle
religion - parviendrait à fédérer toutes les autres
; à se hisser au rang de vecteur principal des échanges.
Comme on le voit, il s'agissait d'une question éminemment moderne
( 7 ). Cependant, à l'arrière
plan, on devine une seconde question, tout aussi actuelle et qui nous
concerne bien davantage, nous cliniciens : que pouvait-on penser, à
l'époque des enfants qui ne parvenaient pas à parler ? Déjà
à l'époque se profilaient deux grandes théories qui,
nous allons le voir, sont restées aussi présentes de nos
jours - la plus moderne, la plus productrice n'étant pas celle
que l'on imaginerait au premier abord. 1) quelle maladie, quelle imperfection, quelle monstruosité peut-elle empêcher un enfant d'accéder au langage ? Seconde théorie : Soit, les enfants, dès la naissance - sans doute bien avant et peut-être avant même la conception - ont un contact avec l'origine ; contact qu'ils abandonnent, en général vers l'âge de deux ans, pour adopter les codes, les habitudes de leur environnement. Cette seconde théorie engendre plusieurs questions : 1) Quelle langue parlent les bébés avant de prononcer la langue des humains ? Derrière ces deux théories, persiste la question métaphysique posée par les lettrés du Moyen-âge : existe-t-il une langue originaire, commune à toute l'humanité ? Et laquelle ? Qu'il existe une langue commune, c'est bien ce que pensent aujourd'hui psychologues et psychiatres lorsqu'ils évoquent "l'accès de l'enfant au langage" - "langage", ensemble de règles structurales se réalisant dans chacune des langues réelles. Freud parlait de "langue fondamentale", qu'il imaginait "symbolique" et dont il retrouvait les vestiges dans les subtilités de ses interprétations de rêves ( 8 ). Les psychologues cognitivistes modernes postulent l'existence de modules neuronaux génétiquement programmés pour accueillir les artifices logiques des langues. Quant aux linguistes qui constatent toutes les langues structurellement équivalentes, il va de soi qu'ils conçoivent implicitement une sorte de métalangue englobant toutes les formes possibles de langues. Ces théories de l'unicité du langage - originaire, structurale ou biologique - pèchent à mes yeux du fait qu'elles envisagent les langues uniquement comme des systèmes logiques fermés - ce qu'elles sont sans aucun doute - oubliant qu'elles sont aussi une description d'un environnement naturel et social très précis ( 9 ). Or, lorsqu'il s'agit de prendre en charge de manière psychothérapique des enfants qui n'accèdent pas à la parole, il m'est apparu beaucoup plus efficace d'envisager la langue de la famille, non pas comme une forme historiquement située d'un système logique général, mais comme la propriété spécifique d'un groupe réel. Autrement dit : la question que je me pose n'est pas : qu'est-ce qui fait que cet enfant ne parle pas ? - mais bien : quelle langue cet enfant ne parle-t-il pas ? Avec, comme corollaire : quelle langue parle-t-il lorsqu'il ne parle pas ? Cela implique évidemment d'envisager le bébé - le ftus - comme déjà membre d'un groupe - non pas animal à socialiser, "nature" à "enculturer" - mais déjà humain, de ce fait déjà membre d'un groupe culturel. Remarque : Il ne s'agit pas de prétendre que les bébés - les foetus - appartiennent par nature au groupe culturel de leurs parents, ce qui est évidemment ridicule ! Mais de démontrer qu'il est théoriquement plus intéressant et techniquement plus efficace de prendre en charge un enfant qui ne parvient pas à parler à partir de ce type de théorie. Je voudrais maintenant argumenter cette hypothèse à partir d'une série de faits - des faits de nature anthropologique et théorique d'abord, cliniques ensuite. Les faits anthropologiques Enfants autistes dans les pays occidentaux/ enfants bizarres en Afrique Il s'agit d'un grave malentendu qui persiste entre deux mondes : l'Occident moderne et l'Afrique. Les gens de là bas pensent que certains enfants, qui ne parlent pas à deux, à trois, à quatre - parfois jusqu'à 15 ans ou même quelquefois n'accèdent jamais à la parole - que ces enfants ont ce comportement de manière intentionnelle. Alors que nous, nous pensons qu'ils souffrent d'une grave perturbation, peut-être que nous attribuons, selon l'état de nos recherches, soit à une angoisse trop intense, soit à un dysfonctionnement des interactions entre la mère et le bébé - voire avec le foetus - soit encore à une malformation génétique de leur cerveau, voire à un désordre biologique consécutif à une infection durant la prime enfance. Je dis cela, mais je ne suis pas certain que les Africains pensent ainsi ! Je constate seulement que lorsqu'ils se trouvent en présence de ce type d'enfants et qu'ils veulent intervenir sur le cours des choses, ils agissent comme s'ils pensaient ainsi. Il semble même que, pour eux, ces enfants seraient non seulement mal intentionnés à l'égard de leur famille, de leur groupe culturel, sans doute de tous les humains, mais de plus, ligués, organisés en bandes malfaisantes. Un exemple : au Bénin, on appelle ces enfants Abiku - de abi , "naître" et ku , "mourir". On les nomme donc "naître et mourir" qu'on pourrait interpréter par "mort-rené". On a donc remarqué que ces enfants aiment naître prématurément et que, si l'on ne se livre pas à des protections spécifiques, disparaissent subitement, et toujours de façon inexpliquée. On leur attribue également un regard critique et acéré sur leur environnement : " Ah! Est-ce donc ainsi, le monde des humains ? Je ne le croyais pas aussi pourri. Je m'imaginais la terre bien autrement. Je m'en retourne donc à l'endroit d'où je viens " On rapporte aussi qu'il leur est arrivé de faire des confidences aux humains ; qu'ils leur ont un jour ou l'autre raconté l'histoire suivante : "Ecoute moi bien, humain, je vais te dire par quel subterfuge nous vous trompons et vous volons. Si une femme d'humain conçoit, nous désignons l'un des nôtres pour aller chez elle la nuit quand elle s'est endormie. Alors, celui là se sert de son pouvoir pour se transformer en un vrai bébé, dont la femme finira par accoucher. Car lorsqu'il a retiré le véritable bébé, le nôtre prend sa place dans le sein de la femme. Et je vais te révéler notre secret qu'aucun humain ne comprend : c'est que deux ou trois mois après que la femme l'a mis au monde, alors qu'il s'est rapidement développé, ressemblant presque à un bébé d'un an et demi et qu'il a déjà séduit chacun, et notamment sa mère. Alors donc qu'il se montre sous l'apparence d'un bébé très beau, très fort, très vif, lorsqu'il atteint ce stade et qu'il est parvenu à charmer chacun, disais-je, il commence à faire semblant d'être tout le temps malade. C'est alors qu'il s'approprie tout l'argent dépensé pour le soigner ainsi que les sacrifices offerts aux divinités pour sa guérison. Il emmagasine toutes ces richesses dans un endroit secret, et une nuit, il fait semblant de mourir. Alors, sa famille et ses amis se lamentent. "Ah ! Le beau bébé est mort !" Ils l'enterrent comme un bébé mort, mais ils ignorent qu'il n'est pas mort ; qu'il a simplement cessé de respirer. Après avoir été enterré, à minuit précise, il sort de sa tombe et va tout droit à l'endroit secret où se trouvent argent et sacrifices dépensés pour le soigner. Il se rend donc là, puis emporte toutes ces richesses dans sa ville, la ville des Abikús. Ainsi donc, humain, si tu retournes dans ta ville humaine et si tu entends dire qu'une femme met au monde des bébés qui meurent à chaque fois, alors, crois moi, c'est nous qui sommes ces bébés, nous, les Abikú. C'est pourquoi tous les humains appellent ce genre de bébé Abikú, ce qui signifie " il naît et il meurt "." ( 10 ) Ce type de conception gère également les interventions "thérapeutiques" des Yorubas. Si les Abikús sont un groupe et si, de plus, ils sont malintentionnés ou, tout au moins, pleins de dérision à l'égard des humains, le principe de l'intervention thérapeutique consistera à séparer l'enfant suspecté d'être un abiku de ses semblables. L'une des idées qui préside au traitement de ces enfants est la modification de leur nom. On peut par exemple leur donner des noms dépréciatifs ou même franchement orduriers afin de décourager les autres enfants abikus de s'approcher de lui. Ainsi, pourra-t-on le nommer : Ekudi, ce qui signifie "une calebasse cassée sur un tas d'ordure". On peut aussi agir sur le caractère de l'Abikú en lui attribuant un nom plein de sens afin de renforcer sa volonté de résister aux appels des autres. Ainsi, pourra-t-on le surnommer : malomo, "ne pas partir" ou banjoko, "rester assis et calme". On pourra aussi inclure des conseils dans son nom : Iledi, "la terre est fermée, bouchée" inutile, par conséquent, de chercher à se faire enterrer.
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(5) Ce qui était bien logique puisque le judaïsme était alors considéré comme l'origine - la "préhistoire" - d'une civilisation mondiale, chrétienne ou musulmane. C'est évidemment chez certains auteurs juifs que l'on trouve des idées différentes. Pour la notion d'un christianisme, en tant qu'homélie du judaïsme, voir M. Sachot, L'invention du Christ. Paris, Odile Jacob, 1998.
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Ce modèle est loin
d'être une singularité yoruba. Eric de Rosny a récemment
rapporté la thérapeutique appliqué à un enfant
d'environ deux ans au Cameroun ( 11 ). Voici les symptômes
que présentait l'enfant : il refusait toute nourriture hormis le
lait, il ne faisait aucun effort pour apprendre à marcher, pas même
à ramper, il ne portait aucun intérêt à ses frères
et à ses cousins, il se refusait à prononcer une seule parole.
Signe pathognomonique : ses yeux regardaient vers le haut, démontrant
sa volonté de repartir dans l'autre monde. De plus, son sommeil était
fort agité. Il faut dire que des enfants semblables avaient déjà
été minutieusement décrits par Zempleni et Rabain dans
leur analyse de ce qu'ils ont appelé "syndrome de l'enfant Nit
ku bon " chez les Wolofs et les Lébous du Sénégal
( 12 ). Ce modèle est loin d'être une croyance naïve ; il s'agit d'une véritable théorie impliquant : |
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(11) E. de Rosny, La nuit, les yeux ouverts. Paris, Le Seuil, 1996 ; "Le cas de l'enfant qui voulait rester ancêtre" à paraître dans Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, 1997.
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· qu'il existe une nature d'enfants particuliers qui cherchent à se regrouper en communautés minoritaires ( 13);Curieusement, les travaux actuels sur les enfants autistes rejoignent quelque peu les descriptions africaines. De plus en plus d'auteurs anglo-saxons, notamment américains ( 14 ), parlent d'une nature spécifique de ces enfants, que cette nature soit singulière pour des raisons génétiques ou due à des atteintes infectieuses ou encore traumatiques du système nerveux. Mais, plus encore, les publications de certains auteurs évoquent la nécessité de comprendre leur univers, de le pénétrer, d'en reconstituer les paramètres intellectuels - bref : de les reconnaître dans leur spécificité. Ainsi, une part de la thérapeutique consisterait-elle, là aussi, comme dans les exemples africains évoqués plus haut, en une sorte de persuasion. Il s'agirait de convaincre l'autiste que le monde des humains n'est pas aussi hostile qu'il le paraît puisqu'au moins une personne parvient à assumer la médiation entre les deux univers. Ainsi, les travaux de Sacks ( 15 ) aboutissent-ils à promouvoir une recherche en neurologie consistant à interroger l'expérience réelle des malades, les considérant 1) comme les seules personnes susceptibles de décrire l'étrangeté quasi unique de leur monde ; 2) comme les représentants d'un groupe ayant des nécessités spécifiques. Le beau livre de Temple Grandin, traduit en français sous le titre Ma vie d'autiste ( 16) se termine par un véritable programme de soutien à ce qu'on ne peut que nommer "minorité autistique" qu'elle engage à soutenir dans ses besoins spécifiques. Exemple : "Les enfants et adultes autistes apprennent de façon visuelle et pensent en images visuelles. Des machines à écrire ou de traitement de texte devraient leur être accessibles dès leur jeune âge. Évitez de longues suites d'informations verbales. Si un enfant sait lire, donnez lui des indications écrites. Une machine à écrire pourrait aider des individus sévèrement atteints à communiquer." ( 17 ) Les théories auxquelles nous ont habitué les psychothérapies dynamiques partent du postulat que tous les enfants sont semblables, psychologiquement du moins, qu'ils traversent les mêmes stades de développement, doivent surmonter le même type de difficultés, subir le même type d'angoisse même si c'est à des degrés divers, puisque leur nature est identique ( 18 ). Les théories africaines, au contraire, construisent des natures d'enfants spécifiques et tentent de saisir les ressorts des modalités d'action susceptibles d'agir sur eux. De ce fait, les thérapeutes formés à l'une ou l'autre théorie ne portent pas attention aux mêmes faits. Pour les thérapeutes africains, le silence de l'enfant est interprété comme une conversation avec des êtres invisibles et comme la preuve d'une connaissance sur le monde quasiment innée ; la fragilité de ces enfants est interprétée comme le résultat d'un acte volontaire de quelqu'un qui peut décider de sa propre mort ( 19 ); quant aux jeux stéréotypiques, ils sont perçus comme des messages, sans cesse répétés jusqu'à ce qu'ils parviennent à leur destinataire, celui qui a mandat de les interpréter. D'où un intérêt pour ce que Grandin appelle les "fixations", ce qui distingue les enfants, qui les rend différents de n'importe quel autre enfant et non pour ce qu'ils pourraient avoir en commun ( 20 ).
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Des
oppositions aussi marquées entre les théories ayant cours
en Afrique et les théories auxquelles nous sommes habitués,
nous professionnels occidentaux, conduisent à deux types de remarques
qui, d'ailleurs peuvent se révéler contradictoires.
1. À condition de reconnaître aux thérapeutes (guérisseurs) africains utilisant ce type de théories la même pensée logique que la nôtre ( 21 ), nous devons nous rendre à l'évidence : les cas des patients sont construits par les professionnels et évoluent conformément aux théories ayant cours dans leur monde ( 22 ).
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(21) Au sujet du développement de cette idée, Cf le premier chapitre de : T. Nathan, A. Blanchet, S. Ionescu. N. Zajde, 1998, Psychothérapie . Paris, Odile Jacob.
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Étant
donné que ces prises en charge se sont étalées sur
une période de onze ans (1986-1997), le type d'intervention a quelque
peu évolué, à la vitesse des progrès en ethnopsychiatrie
qu'accomplissait notre équipe. Les premiers patients ont essentiellement
été pris en charge selon des modalités classiques
: entretiens familiaux et prise en charge individuelle de type psychothérapique.
À partir du quatrième cas, nous avions déjà
affiné nos interventions et commencions à expérimenter
des prises en charge spécifiques, tenant compte des théories
culturelles des familles. Ce type de travail s'efforce de prendre au sérieux
les théories des groupes dont sont issus les patients, d'explorer
leur logique, éventuellement de tester leurs interprétations
et leurs objets thérapeutiques. Un tel travail se déroule
la plupart du temps en présence de la famille et d'un groupe de
thérapeutes et toujours dans la langue d'origine. Au cours de ce
travail, nous tentons d'identifier 1) la "nature spécifique"
de l'enfant, telle qu'on pourrait la penser au pays, 2) les motifs de
son arrivée parmi les humains, 3) et plus particulièrement
dans cette famille ; 4) la nature des demandes qu'il adresse à
ses parents au nom des ancêtres. Pour ce qui concerne les interventions
plus traditionnelles ( 24 ), lorsque nous les
avons considérées indispensables, nous avons toujours préconisé
à la famille de s'adresser à des professionnels au pays
d'origine. |
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(24) Interrogations de devins, fabrication de protections spécifiques, rituels de réparation adressés aux ancêtres ou aux divinités, etc. | |||
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Spécificités ethnopsychiatriques
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(25) J'appelle "langues conflictuelles" des langues qui rendent la communication difficile entre parents et enfants. Le cas le plus impressionnant qu'il m'ait été donné de rencontrer était celui d'une femme marocaine ne parlant que l'arabe, ayant cinq enfants, pourtant élevés par elle, qui ne comprenaient que le français. Cette femme avait développé une pathologie délirante et entendait les voix d'enfants marocains qui lui parlaient jour et nuit. | |||
Intervention
thérapeutique en ethnopsychiatrie Tous les parents, sans exception, étaient en mesure, dès la première consultation, de fournir une interprétation traditionnelle de la singularité de l'enfant. Nous l'avons toujours considérée avec le plus grand sérieux, l'avons longuement discutée, souvent modifiée, toujours enrichie et complexifiée. Dans tous les cas, au bout du travail, nous avons fourni une ou plusieurs interprétations traditionnelles complexes et souvent soit conseillé des rituels à accomplir, soit préconisé une consultation chez un guérisseur afin qu'il spécifie lui même les rituels. |
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Pour autant
que les parents nous ont rendu compte de leur démarche, nous pouvons
affirmer qu'au moins dans cinq cas sur dix les rituels ont été
méticuleusement accomplis. Parmi ces cinq cas, quatre ont été
suivis de l'accès de l'enfant à la parole ; un cinquième
ayant accédé au langage sans qu'il nous soit possible d'affirmer
que les parents ont bien accompli les rituels. Exemple clinique : Bilal Nous avons d'abord connu Fatima, la mère de Bilal, du fait de l'inquiétude de la pédiatre de la Protection Maternelle et Infantile ( 26 ). C'était alors une belle femme brune aux yeux clairs, extrêmement inquiète sur son existence et celle de son enfant. Nous l'avons d'abord suivie individuellement durant plus d'une année du fait de ses plaintes interminables au sujet de sa famille, notamment de son père qu'elle ne voyait plus depuis l'âge de dix-huit ans, et d'angoisses envahissantes à propos de son fils, Bilal, alors âgé d'une vingtaine de mois. Fatima est née en petite Kabylie, dans un village de la région de Sétif, en 1957. Son père, qui travaillait en France depuis 1946 est rentré au pays en 1956 pour prendre épouse et aussitôt reparti en France. C'est seulement quatre ans plus tard, en 1961, qu'il fait venir sa femme et la petite Fatima. La scène se passe dans un lieu public, peut-être une gare ou un aéroport. Le père de Fatima attend sa femme et sa fille en compagnie d'un de ses amis. La mère invite Fatima à embrasser son père. La fillette se précipite au cou de l'homme. "Ton père, c'est l'autre !", la corrige sa mère. Elle lui trouvait un air tellement méchant à celui-là Le père la regarde avec suspicion et s'exclame : "qu'elle est laide ! On dirait un singe" Première interaction avec le père immédiatement placée sous le signe du défi, du jugement réciproque, de la comparaison des compétences et de l'agressivité. Par la suite, Fatima sera traitée différemment de ses six frères et surs, tous nés en France. Ses parents la retireront du collège à l'âge de quatorze ans, lui demandant de seconder sa mère dans l'éducation des petits. À l'âge de dix-huit ans, son père invite à la maison un jeune fiancé, fils de l'un de ses amis, à qui il a promis la main de sa fille. Il ne l'avait pas prévenue. Devant le jeune homme, Fatima perd toute contenance et s'évanouit. Elle s'oppose sauvagement à ce mariage et entre en conflit ouvert avec son père. Aujourd'hui encore, près de vingt ans plus tard, son père se plaint de l'affront. À cet événement, succède une année de troubles psychiatriques pour lesquels elle est hospitalisée à plusieurs reprises en milieu spécialisé. Après ces événements, elle quitte la maison paternelle et s'engage dans une vie d'errance. En 1980, elle met au monde une première petite fille, née d'une relation passagère avec un homme kabyle. Lorsque le bébé est âgé de trois mois, elle le confie à l'Aide Sociale à l'enfance pour une adoption plénière. Elle conserve des liens distendus et occasionnels avec la famille adoptante. Lorsque la fille est âgée de cinq ans, Fatima apprend, lors d'une de ses rares visites, que l'enfant vient d'être baptisée et renommée d'un prénom chrétien. Du coup, elle décide de rompre tout lien avec elle. Elle ne l'a d'ailleurs plus jamais revue depuis. En 1986, la mère de Fatima décède d'un cancer du pancréas. C'était la seule personne de sa famille à laquelle Fatima accordait quelque confiance. En 1988, elle accouche "sous X" d'une seconde fille, conçue avec une autre relation de passage, une enfant qu'elle abandonne donc aussitôt. C'est alors qu'elle rencontre Karim, un homme kabyle avec lequel elle débute une relation durable et qui s'approfondira au fur et à mesure des années. Karim a un an de plus qu'elle. Il a émigré en 1986 à la suite de problèmes politiques dans son pays. En France, il a d'abord tenu un commerce avec deux cousins qui l'ont ensuite évincé de l'affaire après l'avoir financièrement lésé. Karim et Fatima se rejoignent dans un même sentiment de déception vis à vis de leurs familles respectives et décident de fonder un foyer. L'année suivante, en 1990, naît Bilal. Dès le premier mois, Fatima est extrêmement inquiète pour son bébé. Elle n'arrive ni à le nourrir ni à le calmer. Elle consulte sans cesse le Centre de Protection Maternelle et Infantile, les médecins privés, ceux de l'hôpital qu'elle abreuve de questions angoissées. Lasse de réponses qui ne parviennent pas à la calmer, elle décide d'emmailloter l'enfant à la manière traditionnelle kabyle. Elle se procure des bandages et le transforme en véritable momie. C'est alors que les services sociaux, inquiets pour le développement de l'enfant, demandent l'aide de la consultation d'ethnopsychiatrie. Une psychologue d'origine kabyle, membre de notre équipe, montre à Fatima les façons traditionnelles d'emmailloter un enfant et lui précise que si elle veut l'emmailloter, il est nécessaire de longuement masser l'enfant avant et après à l'huile d'olive - ce qu'elle ignorait Lorsque l'emmaillotage se fait correctement, à la kabyle, l'enfant parvient à se calmer et accepte plus facilement la nourriture. Mais Bilal reste inquiétant. Vers l'âge d'un an, au cours d'une nouvelle hospitalisation, un médecin se livre à un examen approfondi de l'enfant. Ces investigations conduisent à un diagnostic de myopathie congénitale - diagnostic qui est révélé sans aucun ménagement aux parents, accompagné de son sinistre pronostic. "Il ne vivra pas au delà de dix-huit ans!", lui dit le médecin. Peu de temps après, l'enfant commence à présenter des symptômes autistiques. Il fuit le regard, refuse de se laisser prendre dans les bras, reste des heures à se balancer dans son lit. À L'âge de deux ans, il ne prononce aucune parole, a de plus en plus de maniérismes, de jeux stéréotypés, refuse les interactions ludiques avec ses parents. Durant une année, entre la seconde et la troisième année de Bilal, nous recevons Fatima seule. Une grande partie des séances se déroulent en informations sur les pratiques kabyles, concernant l'éducation des enfants, les attaques de sorcellerie, les fabrications de talismans. Nous constatons alors que Fatima, quoique grandie en France et prononçant le français comme un gosse des banlieues, parle parfaitement la langue kabyle, à la différence de ses frères et de ses surs qui peuvent seulement la comprendre. Jusqu'alors, nous n'avions jamais reçu Bilal à la consultation d'ethnopsychiatrie. C'est sur l'insistance de sa pédiatre, de plus en plus inquiète au sujet de symptômes dépressifs, que nous organisons une consultation familiale. Lorsque nous le rencontrons pour la première fois, il est âgé de trois ans et présente un tableau autistique extrêmement inquiétant. Il ne prononce toujours aucune parole, semble sourd à toute stimulation y compris à l'appel de son nom, passe une heure et demi étendu par terre à pousser une petite voiture d'avant en arrière en émettant des sons étranges. C'est alors que nous préconisons : 1) que son père s'adresse à lui en kabyle, Deux mois après son retour, l'enfant commençait à parler. Nous suivons toujours Bilal. À l'heure actuelle, il est âgé de six ans et demi. Il parle le français à la perfection et aime utiliser des mots précieux avec lesquels il sait faire rire l'entourage. De son autisme, il a conservé une passion pour les automobiles qu'il sait identifier à partir d'infimes détails. Une grande partie de ses interactions avec moi consiste à comparer nos compétences respectives en matière de "bagnoles". Il a également une étrange mémoire de longues listes de noms - toutes les stations de certaines lignes de métro ou d'autobus, par exemple. Il regarde encore rarement ses interlocuteurs dans les yeux, préférant éviter les visages. Il marque une nette préférence pour les jeux stéréotypés et il lui arrive encore, lorsqu'il est fatigué de se balancer de longs moments dans son lit. Mais il apprend à lire et à écrire de manière tout à fait satisfaisante. Il nous faut bien conclure que Bilal n'a accepté à rejoindre réellement le monde des humains que lorsque ses parents se sont "kabylisés" - dans l'interprétation de leur propre histoire d'abord, pour ce qui concerne le traitement de la singularité de leur enfant ensuite. |
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(26) Le Dr Bernadette Buisson qui a d'ailleurs écrit un mémoire particulièrement intéressant sur le cas Bilal : Le Centre de Protection Maternelle et Infantile comme lieu d'accueil des familles en grande difficulté. Accompagnement et mise en place de relais personnalisés. Mémoire pour le Diplôme Universitaire de Psychopathologie du bébé. Université Paris XIII, 1993. Discrimination des points de vue dont Devereux a le premier donné l'exemple dans "L'image de l'enfant dans deux tribus : Mohave et Sedang", Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, N°4, 1985, 109-120. |
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Que dire
de la langue de Bilal lorsqu'il ne parlait pas ? Étant donné
que toute tentative de s'adresser à lui en français s'est
révélée un échec jusqu'à l'âge
de trois ans et demi, si nous restons conforme aux propositions traditionnelles,
nous pouvons affirmer qu'il ne s'agissait certes pas du français.
Mais il est clair qu'à cette époque, il ne réagissait
pas davantage aux stimulations en kabyle. Peut-être ne pouvait-il
comprendre un kabyle instrumental, un kabyle adapté au monde moderne.
Peut-être signifiait-il aussi que s'il acceptait de parler une langue,
ce ne pouvait être que celle des ancêtres ; le kabyle traditionnel
d'autrefois. Mais je dois dire que cette formulation ne me satisfait pas
davantage car c'est un abus de langage manifeste que de prétendre
que Bilal parlait. Il ne parlait pas, pas même le kabyle des ancêtres.
En revanche, il est certain qu'il contraignait ses parents à parler,
à changer de langue et de conception du monde. Une langue ne se
résume pas à un lexique et à une grammaire, mais
bien à un monde qu'elle contribue à construire. Bilal parlait
donc ce monde, mais en creux, dans la pression qu'il exerçait sur
ses parents. Tant qu'ils ne faisaient que parler la langue commune, tant
en kabyle qu'en français, il persistait dans son attitude, les
poussant à chercher encore, à chercher plus loin. Une première
tentative de kabylisation traditionnelle a été initiée
par sa mère lorsqu'elle a pris l'initiative de l'emmailloter. Mais
le diagnostic médical est venu faire voler en éclats les
maigres améliorations sitôt apparues. C'est seulement après
les trois inductions proposées en consultation d'ethnopsychiatrie
qu'une amélioration définitive a pu prendre forme, et cela
malgré l'évolution de l'affection myopathique dont il commençait
à présenter quelques légers symptômes. L'utilisation
du mouton par le cheikh mérite tout de même un commentaire.
Le thérapeute tue l'animal, enveloppe l'enfant dans la dépouille
encore chaude et le laisse s'imprégner des miasmes et des liqueurs.
Comme dans le cas des Abikus yorubas il s'agit de séparer l'enfant
du groupe de semblables ligués contre les humains. Par le mélange
des substances, il entreprend donc de tromper les djinns , les esprits,
de les persuader que l'enfant est l'animal et que l'animal est l'enfant.
Ainsi, les djinns , abusés par le subterfuge et attirés
par le sang dont on les sait friands, poursuivront leur relation avec
l'animal et, sans doute dégoûtés, abandonneront l'enfant
couvert de déjections.
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(27) Pour cette notion d'éthos du groupe d'origine, voir Devereux, op. cit. | |||
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BARRETT R., 1996, La traite des fous.
La construction sociale de la schizophrénie. Paris, Synthélabo,
Les empêcheurs de penser en rond, 1998.
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