La soudure des morceaux

par Tobie Nathan

 
Dialogue biblique à l'Institut Menora de l'Alliance Israélite Universelle, les 29 et 30 avril 2008 au Beit Avi Haï de Jérusalem
 




Le mercredi 30 avril, de 14 à 16h, table ronde animée par Shmuel Trigano, intitulée
l'identité ouverte,
avec

Jean Pierre Winter, Le pays du "Je est un Autre".
Tobie Nathan , La soudure des morceaux
Raphaël Draï Une terre à la médiatrice de la Création .
A propos de la dialectique "Adamah - Haadam- Erets Israël"

 
Tobie Nathan  
 

Monsieur le Président de l’Alliance, mon cher Shmuel Trigano, mes Chers Collègues, Chers amis, Mesdames, Messieurs, vous me voyez heureux de participer aujourd’hui à ce dialogue biblique avec vous, à Jérusalem — et cela pour plusieurs raisons ! Je voudrais d’abord vous dire combien je me réjouis de voir les activités du Collège des Etudes Juives de l’Alliance Israélite Universelle, auxquelles j’ai participé à plusieurs reprises naguère à Paris, s’étendre désormais à Israël sous le bon nom d’Institut Menora.


Shmuel Trigano
 

Je ne doute pas que cet Institut illuminera la scène intellectuelle ici, comme il le fait là bas. En tant que Conseiller de Coopération et d’Action Culturelle près l’Ambassade de France, chargé de promouvoir ici la culture, l’expertise, la touche françaises, je me félicite qu’en matière d’études bibliques, la France a, là aussi, quelque chose de profondément original à apporter — et c’est ce que vous êtes en train de démontrer par la tenue de ce premier « dialogue biblique » baaretz, en Israël. Je me réjouis également, et cette fois personnellement, car je partage quant au fond les prémisses intellectuelles qui fondent la démarche de cet Institut. Je crois que le texte biblique doit être lu dans le Hic et Nunc de notre parcours social, intellectuel et politique ; il doit être lu aujourd’hui et éclairer notre vie quotidienne. J’ai appris avec vous que le texte ne pouvait être réduit à ses analyses philologiques, historiques, archéologiques, anthropologiques, psychanalytiques — et même religieuses ! Même si ces commentaires sont aujourd’hui comme toujours indispensables, il convient de les considérer comme autant de commentaires, de nouveaux midrashim… Prendre le texte bliblique au sérieux, c’est le lire tel qu’il est ; tel qu’il s’adresse directement à nous ! Et lorsque je parle de « nous », je veux dire « chacun d’entre nous », cerné par sa singularité, pris dans sa formation et dans son expérience de vie, dans ses expertises et dans ses naïvetés. Ainsi, j’espère que vous aurez la patience d’accepter mes prémisses et vous demande de pardonner mon ingénuité, considérant que je ne suis au fond qu’un lecteur, parfois quotidien, mais banal du texte biblique — sans doute ce que l’on appelle couramment « un juif ».

J’ai compris le thème que Shmuel Trigano a proposé à notre commentaire comme l’opposition entre cette terre (haaretz) qui s’impose à la vue dans sa brutale architecture et la violence de ses fracas et qui, dans le même temps, peut-être du fait de l’urgence, se dérobe à la vision. Autrement dit une terre qui, sur un versant explose la réalité du monde et sur l’autre délite les textes et disloque les prophètes. Quant à moi, je voudrais en rendre compte à partir du processus de métamorphose que Dieu impose à cet homme qu’il choisit entre tous — ceux de son temps et ceux de tous les temps —, cet homme qu’il désigne au regard des autres et assigne à la fondation : Avraham, ou plus exactement, Avram ! Je vous dévoilerai ma proposition d’emblée ; elle est celle-ci : Avram verra la terre, haaretz asher arékha, « cette terre que j’aurai présentée à ta vision », car il aura au préalable été transformé par la cuisson que lui impose Dieu et sera devenu « Avraham ». Comme si Dieu signifiait ainsi qu’il ne suffit pas des yeux pour voir, il faut aussi une coction de la personne, une métamorphose. C’est de cette manière que je parviens à lire la parasha Lekh lekha.

Un prophète est un homme — c’est certain ! —, initié, mais un homme initié par la divinité elle même ! En cela, il diffère des rabbins, même les plus prestigieux, qui eux, sont initiés par un maître. Il diffère aussi du roi, qui devrait à chaque fois être initié par un prophète — ce qui explique la faillite de la plupart puisque rares sont les temps où circulent les prophètes capables d’initier les rois. Le prophète n’est donc ni un prêtre ni un roi. La différence est d’importance, car du fait même qu’ils sont initiés par Dieu lui-même, c’est à la lecture du destin des prophètes que l’on peut déceler les intentions de la divinité — à mon sens, la seule préoccupation qui mérite notre intérêt. Ainsi, Avram est-il un prophète, comme chacun des patriarches, comme Moshe aussi, bien sûr, ou comme Ye’hezquel, et bien d’autres, vous le savez, chez les Juifs…

 

Mais le destin d’Avram transcende sa nature de prophète. Il n’est pas seulement un prophète, mais aussi un fondateur — à savoir le premier ! — non seulement le premier dans le temps (il l’est aussi), mais le premier logiquement. Expulsé de sa position de fils, désormais père de son père, puisqu’on lira dès lors l’histoire de Terah, le père, à la lumière du destin d’Avram, le fils [1]. Mais aussi contraint, par la métamorphose qu’il a subie, d’être, non pas le père de son fils, mais celui d’un multitude, non plus Avram, mais av hamon… goyim, « le père d’une multitude de peuples ». C’est la seule manière à mes yeux de comprendre l’énoncé lekh lekha qui, bien sûr, vous l’aurez perçu comme moi, n’est évidemment pas une injonction philosophique, la préfiguration du « connais-toi toi-même » socratique ou du cogito cartésien.


Jean-Pierre Winter
 
Lekh lekha, « Va pour toi », signifie en vérité exactement le contraire ! Il s’agit de s’extraire de sa nature. Vas, marche pour toi — ce qui signifie : « pour toi et non plus pour ton père », comme chaque fils doit le faire ; « pour toi et non plus pour tes maîtres, tes ancêtres, ceux qui t’ont précédé », puisque désormais tu es le premier ; « pour toi et non plus pour ton fils », puisque tu n’es plus son père mais l’origine d’une multitude de peuples. C’est ainsi que, fort logiquement dans le texte, nous trouvons un premier lekh lekha (Gen, 12 :1) lorsque Avram quitte la maison de son père, la terre qui l’a vu naître, et un second lekh lekha (Gen, 22 :2) lorsque Dieu lui intime l’ordre de sacrifier son fils. Nous comprenons maintenant la double assignation qui lie le fondateur : qui rompt avec son père, ses ancêtres et ses maîtres (1er lekh lekha) ; qui rompt avec son fils qu’il doit se révéler capable de sacrifier (2nd lekh lekha). Le texte biblique est ici d’un secours crucial pour qui souhaite comprendre les deux obligations logiques du fondateur. De ce jour, annonce Dieu, tu n’as plus de passé, certes encore une origine (Ur Kasdim), mais qui ne te sera plus une source ; des descendants, des enfants, mais qui ne pourront en aucun cas être ta descendance. Plus que cela, ton épouse, sur laquelle tu imagines sans doute avoir des droits, celle-là même dont tu penses que son corps n’est qu’une partie du tien, que tu as épousée conformément à la tradition, de sorte que vous formiez à nouveau cette unité primordiale d’Adam — cette épouse n’est désormais plus tienne ! C’est ainsi qu’il faut comprendre les paragraphes 10 à 20 de ce même chapitre 12, au cours duquel nous est relaté cet étrange récit des épousailles de Sarah, la femme d’Avram, qu’il fait alors passer pour sa sœur, avec pharaon, le roi-dieu d’Égypte, afin d’échapper à une mort certaine. Ceci n’est guère qu’une préparation puisque Sarah, offerte une première fois au roi des Égyptiens, le sera une seconde, probablement à Dieu lui-même, dont l’intervention, c’est clair, est la seule qui permette de rendre fertile une femme de 90 ans avec la semence d’un homme de 100 ans. Plus aucune attache dans le monde commun, telle est la condition de la métamorphose de ce prophète exceptionnel, unique qu’est le fondateur… Lekh lekha, dont la traduction pourrait être « tire-toi ! », « fous le camp ! », doit se comprendre comme « déserte le commun, le statut d’humain ordinaire ». À la différence de tous les autres, tu n’es pas le maillon d’une chaîne qui te relie à tes géniteurs et aux enfants que tu as engendrés. Lekh lekha, « fous le camp ! » est là pour interdire toute assimilation de celui qui devient Avraham, à quiconque. Avraham, c’est précisément celui qui n’est comme personne d’autre, différent de ceux qui l’ont engendré, à jamais différent de ceux qui sortiront de lui qui, jamais ne pourront à nouveau être le premier, sauf à fonder une nouvelle fois… Le fondateur ne peut être premier, que pour autant qu’il a radicalement été métamorphosé par l’initiation imposée, opérée, par Dieu.
 
Lorsque je parle d’initiation, il faut comprendre le mot dans son sens le plus puissant, non une procédure « d’enseignement » (initié à l’informatique par exemple), mais une radicale modification de substance — et toujours dans un but déterminé. Ainsi, le mot « initiation » serait-il plus proche de « fabrication », quant à la procédure et en tout cas quasi synonyme de celui de « métamorphose » quant au résultat. Les anciens se sont tout particulièrement penchés sur ces procédures d’initiation, notamment les auteurs de l’antiquité grecque, qui savaient que la rencontre avec les divinités engendraient ce type de processus (Aristote, bien sûr, qui s’est beaucoup soucié de la métamorphose des animaux (mouches, puces et cantharides) mais surtout Antoninus Liberalis, Ovide… et bien d’autres).

Raphaël Dray
 

Il faut entendre cette métamorphose initiatique dans un sens quasi biologique. J’ai à l’esprit la métamorphose des invertébrés, des papillons par exemple qui, dans la sombre moiteur de leur cocon de soie, subissent une totale dilution de leurs organes, leur corps devenant bouillie tiède, soupe moléculaire, d’où émergeront les nouvelles structures. Le papillon n’est pas une chenille avec des ailes ; la métamorphose qu’il a traversée lui a fait changer de forme et de nature ; elle l’a adapté de plus à un milieu qu’il ignorait pour la pratique duquel aucune des expériences de son passé ne peuvent lui être d’une quelconque utilité. Chenille rampante, croqueuse de feuilles, suceuse de pulpe, papillon léger, seulement sensible aux plus subtiles effluves — les hargneuses mandibules de l’une sont devenues souple chalumeau érectile. De même la larve de libellule, sorte de requin miniature, dents des mares, exerçant sa voracité infantile dans les sombres profondeurs des étés deviendra-t-elle ce gracieux spécialiste des airs, cet hélicoptère des étangs… La chenille a quitté son milieu de reptile des feuilles pour conquérir les airs, cerf-volant animé ; la larve de libellule son milieu liquide pour la rejoindre. Tel est donc le sens du Lekh lekha, « fous le camp de ta condition », oublie les expériences de tes semblables, pour investir un monde dont tu n’as aucune connaissance. C’est alors que tu pourras voir le pays, l’univers dont je t’offrirai la vision.

La parasha Lekh lekha contient le récit, parfaitement détaillé, et précis — quoique jusqu’à un certain point seulement —, des conditions de cette transformation. Elle implique cependant une part, même si elle n’est pas très importante, une part tout de même d’acceptation de l’humain. Car il semble que les divinités ne peuvent procéder à ce type de métamorphose sans l’assentiment de l’impétrant. C’est le sens de la répétition de l’invitation adressée à Abraham

Une première fois, (Gen, 12 :1), dans le premier Lekh lekha, « Va pour toi (lekh lekha), quitte ton pays, la terre où tu es né, quitte la maison de ton père »…
Une seconde fois, (Gen, 13 :14-17), où Dieu montre à Abraham la terre qu’il lui promet : kol haaretz asher ata roeh lekha etnena oulezir’akha ‘ad ‘olam, « toute la terre que tu contemples je te la donne, à toi et à ta descendance pour l’éternité »

Cette terre, il n’en voit rien, évidemment, puisqu’il n’a pas encore été métamorphosé…

J’imagine, quoiqu’il n’en soit pas fait mention dans le texte, qu’Avram hésite quelque peu, recule, se cramponne au connu, car la troisième fois, Dieu répond à des préventions (Gen, 15 :1) — il faut donc bien qu’elles lui aient été opposées ! Il lui dit : Al tir’a, Avram, anokhi maghan lakh, « ne sois pas effrayé, Avram, je te serai un bouclier »… C’est qu’il l’est, effrayé… de ne plus être qui il est ! C’est à ce moment que débute la transaction, car il s’agit de négocier un véritable contrat d’association — contrat dont nous sommes encore aujourd’hui tributaires. Quels en sont les termes ?

Je crois qu’avant de poursuivre, il nous faut quelque peu nous mettre dans la peau de la divinité et considérer les choses, comme le texte nous y invite, de la façon la plus logique et cohérente possible. Voilà une divinité sans peuple — c’est ainsi qu’il nous faut voir le dieu qui investit Avram… Sans doute est-ce seulement un petit dieu à l’époque, peut-être un simple démon ; et face à lui, un homme, déjà sensible à l’existence des invisibles, déjà savant dans l’industrie de la dévotion, formé par son père, fabricant d’idoles, à l’art des services aux divinités. Et cette « petite » divinité investit cet homme — pourquoi ? Quelles sont ses intentions ? Quel but poursuit-elle ?

J’espère que vous me pardonnerez cette façon un peu trop directe de poser les questions. Il ne s’agit chez moi, croyez le, ni d’insolence ni d’abandon à une imagination débridée. L’on connaît des parcours de dieux dans l’antiquité, partant à la recherche d’adeptes, de serviteurs, d’humains qu’ils initient eux-mêmes à la pratique de leur culte. La rencontre, on le sait, n’est jamais dénuée de danger pour l’humain ! Vous vous souvenez tous, je suppose, de Dionysos, tel qu’Euripide le décrit dans ses Bacchantes, installant son culte dans la ville de Thèbes. Là aussi, les hommes étaient réfractaires à la nouveauté, là aussi, la divinité a dû métamorphoser les humains, rendant folles les femmes de la ville, s’emparant d’elles, de leur corps, de leur âmes. Elles deviennent alors entheos, « pleines du dieu » — ce mot dont on a tiré le français « enthousiasme ». Les voilà errant sur le Cythéron, sur la montagne, ces femmes que l’on appelait en grec les Mainades, « les folles »… Devenues ivres de dieu, elles sacrifient des bêtes sauvages de leurs mains nues, engloutissant crues les chairs de l’animal sacrifié, s’adonnant à des mystères qu’aujourd’hui encore nous ne connaissons pas totalement. Elles se livraient alors à un culte que les Grecs désignaient par un mot dont nous avons hérité en français, « l’orgie ». Le mot a un peu changé de sens avec le temps, mais il a conservé ses connotations de folie débridée, d’abandon à des forces « naturelles ». Que voulait Dionysos ? Dans la tradition grecque, l’intention du dieu est explicite. N’étant pas reconnu comme un dieu de plein exercice par ses homologues, il investit les humains pour occuper la place qui lui revient. Si l’on réfléchit, les invisibles investissent toujours les humains pour la même raison : devenir Dieu — je veux dire, un grand dieu… le plus grand, peut-être, comme Allah, qui veut aussi être le seul… C’est pour atteindre ce but que les dieux ont besoin des humains. Mais il est une différence d’importance entre les deux démarches, celle du dieu grec et celle du dieu d’Avram, celle conduisant à l’installation du culte de Dionysos à Thèbes, et celle assignant Avram à la fondation des Hébreux. À Thèbes, le peuple existe déjà, la ville aussi, fondée par Cadmos, qui est d’une certaine façon, vous le savez, un cousin de Dionysos. Alors qu’au moment de la rencontre de Dieu et d’Avram, la divinité n’a pas de serviteur — aucun ! Peut-être certains descendants de Noé ont-ils quelque vague notion de ce dieu, mais elle est imprécise, lointaine… Avram n’est pas seulement le premier des siens à reconnaître dieu, à identifier son culte, il est aussi le premier adepte d’un jeune dieu. Doublement premier, donc, premier d’une nouvelle espèce d’êtres humains, premier adepte d’une nouvelle divinité. Avram, je l’ai déjà fait remarquer, est en rupture d’appartenance. S’il provient bien d’une population, au moment où se situe notre chapitre, après avoir suivi les prescriptions du lekh lekha, il a quitté « son pays, la terre où il est né et la maison de son père »… Nous assistons à une rencontre inouïe : celle d’un dieu seul et d’un homme déraciné. Le Dieu des Juifs veut constituer son peuple à partir d’un homme, qu’il investit dans cette intention. C’est en cela que ce dieu est bien différent de Dionysos qui entreprend seulement de convaincre les Grecs (qui existent bel et bien en tant que peuple) — et en premier lieu ceux de Thèbes, la ville de sa mère — d’introduire un nouveau dieu dans leur panthéon. Nous comprenons que si l’intention est semblable, la démarche, je dirai même la stratégie, est différente.

Fonder un peuple à partir d’un homme, cela vous semble peut-être quelque peu invraisemblable ? Je dois vous dire qu’il m’est arrivé une fois de rencontrer un parcours comparable — l’histoire d’un homme, camerounais d’une ethnie proche des Ewoundous qui, au tout début du 20ème siècle, entreprit de fonder un village exclusivement constitué de ses épouses — plus de huit cents à ce que racontent aujourd’hui ses descendants —, de ses enfants et petits-enfants. Je n’ai pas connu le fondateur, mais certains de ses petits enfants, qui évaluaient le groupe de ses descendants après quatre ou cinq générations à environ 45.000 personnes, qui toutes portaient encore le nom de l’ancêtre. En évoquant cet exemple africain, de la région de Yaoundé, je veux vous attirer l’attention sur le fait que là aussi, le texte biblique est anthropologiquement cohérent. S’il est possible à un homme de fonder une ethnie, un peuple, cette entreprise doit être encore plus facile à un dieu.

Dieu intime à Avram l’ordre de rompre avec ses appartenances passées, lui promet qu’il en fera un fondateur, le premier d’un peuple, et même d’une multitude de peuples (av hamon). En quoi cette offre est-elle intéressante, plus intéressante que d’avoir seulement des enfants ? Mon fils m’honorera à ma mort, je peux imaginer qu’il consentira-t-il à se souvenir de son père quelques années encore, mais je sais que le souvenir ira en s’estompant. Si j’ai été durant ma vie un homme de quelque vertu, si j’ai marqué mon temps, une ou deux générations viendront m’offrir quelqu’offrande une fois l’an. Et puis, je finirai par sombrer dans l’oubli. Alors qu’un fondateur aura une descendance — non pas des enfants, mais un lignage. Nous devinons que malgré l’attrait de l’offre, Avram hésite à se soumettre ; nous le devinons aux gages que Dieu est amené à lui fournir… Ne sois pas effrayé, le rassure-t-il, je te serai un bouclier ; tu n’auras pas à craindre l’animosité de tes ennemis, tu vaincras dans les affrontements guerriers… et il ajoute encore que cette alliance l’enrichira : sékharkha harbé méod, « ta récompense sera d’importance »…

Entre nos deux protagonistes, la transaction n’est pas simple ; Avram ne se laisse pas métamorphoser aussi facilement. Il faut dire que les deux négociateurs connaissent leur affaire. L’un est spécialiste en dieux qu’il fabriquait de ses mains, l’autre a sans doute eu quelqu’expérience malheureuse avec d’autres êtres humains avant de jeter son dévolu sur Avram. C’est la divinité qui est demandeuse ; c’est elle qui a besoin d’un peuple. Avram, qui sait qu’il joue là son destin et sa part d’éternité, exige des garanties. C’est alors que se situe l’épisode sur lequel j’aimerais m’arrêter quelques instants.

Voyant se ramollir l’opposition d’Avram, Dieu propose un véritable contrat. Nous ne disposons pas cependant du texte de l’accord, seulement du récit de la procédure technique destiné à le sceller. Nous essaierons par conséquent d’en reconstituer la teneur.

Dieu demande à Avram de préparer une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans, un bélier de trois ans, une tourterelle et une jeune colombe… Les midrashim s’attachant à commenter cette injonction divine nous laissent perplexes. Nombreux sont ceux qui affirment que Dieu présente à Avram toute l’étendue des sacrifices que le peuple devra accomplir pour son dieu. D’autres affirment qu’en se conformant à la prescription, Avram se soumet à la divinité. Mais il manque manifestement un jalon au récit ; quelque chose qui nous expliquerait la matière même de l’accord.

L’épisode a dû se dérouler ainsi : « pour sceller notre accord, a dû proposer la divinité, il te faudra te livrer au sacrifice de ces animaux que tu disposeras, coupés en deux moitiés, à l’exception des oiseaux que tu laisseras entiers ». Il est évident que le fait de procéder aux sacrifices, de disposer les animaux comme il le lui a été demandé, c’est en cela que consiste l’assentiment d’Avram. Ici la parole est de peu de foi ; il n’aurait certes pas suffi de parler, il lui faut accomplir les actes ! Il fait, donc il consent ! D’ailleurs, aussitôt le sacrifice réalisé, le voilà pris par la divinité, le voilà entré dans l’alliance. Une torpeur s’abat aussitôt sur lui ; il tombe sans doute dans un état comateux, une « tardema ». Il reste là comme anesthésié, le même état dans lequel Dieu avait mis Adam pour l’accoucher d’Eve, son épouse. C’est à ce moment, après avoir demandé son adhésion à trois reprises, après l’avoir obtenu par le sacrifice demandé, que Dieu se livre à la transformation de la chair d’Avram, de sa substance. Le premier effet de la métamorphose est une sorte de cadeau, mais un cadeau empoisonné : une prophétie. Il lui apprend que le peuple qui sortira de lui subira l’esclavage durant quatre cents ans… Que lui dit-il alors sinon que le peuple devra subir les mêmes épreuves que lui, Avram, avant de voir la terre… Lui aussi, ce peuple, il lui faudra subir la métamorphose de sa chair afin d’être apte à recevoir la vision.

Mais encore une fois, en quoi consiste cet accord ?

Nous pouvons enfin le reconstituer ainsi : Dieu promet à Avram d’être un fondateur — son nom restera au travers des siècles, des millénaires… (on peut dire qu’il a tenu parole !) Ceux qui seront issus de lui, non pas ses enfants, mais ces âmes, dont l’existence même découle du fait qu’il exista un jour, ceux-là qui seront multitudes, constitueront un peuple — disons : les Hébreux. Lekh lekha, pars de ta condition, pour devenir le centre, le noyau ! En échange, et c’est la partie de l’accord qui manque au texte, en échange, Avram devra répandre le nom de ce dieu à travers le monde et les siècles. Je fais de toi un peuple, tu fais de moi un dieu, un dieu pour le monde, dont le nom résonnera au delà des frontières, honoré jusqu’aux confins de la terre. L’échange est honnête et certainement moins brutal que les propositions des autres divinités concurrentes à l’époque. Ce dieu ne se contente pas de saisir l’humain, de le « posséder », comme Dionysos les Mainades ou Apollon la Sibylle, il le convainc et exige son consentement par un acte.

L’échange est d’ailleurs si équitable qu’il est encore appliqué quelque trois mille ans plus tard. Les descendants d’Avram, ceux dont le consentement initial a fondé l’existence pour les siècles, continuent de répandre le nom et le culte de ce dieu à travers le monde. Leur existence en tant que peuple est maintenue malgré la concurrence des autres peuples, malgré la pression des autres dieux et l’inévitable usure du temps.

Reste une dernière question : que deviennent les morceaux des animaux sacrifiés ?

Un animal est une unité fonctionnelle. Animé, il est un être, un individu. Le diviser, c’est briser cette unité — cette totalité dont la vie est expression. Avant leur rencontre, Avram et Dieu étaient comme les deux parties mortes d’un animal sacrifié. À l’homme revient la séparation, à Dieu, l’animation. Si Avram sépare les morceaux, Dieu les réunira.

Le soleil s’est couché, il se fait une profonde obscurité :

Gen, 15 :17 — Véhiné tanour ‘ashan vé lapid esh asher ‘avar bein hagzarim haélé

« et voilà qu’un four fumant et une flamme de feu passèrent entre ces morceaux »

Que peut donc faire un four fumant entre deux moitiés d’un animal accolées ? La réponse est évidente : il les soude en les cuisant.

Voici donc l’alliance et la façon de la conclure — c’est bien une alliance, un contrat éternel, une manière de mariage, la constitution d’une unité fonctionnelle comme l’est l’existence d’un être animé. Cette unité agencée pour l’éternité, se conclut par un exercice spécifique, une sorte de chirurgie. Les animaux sacrifiés, coupés en deux, ont été soudés par le four fumant et la flamme de feu (tanour ‘ashan vé lapid esh)… Le chaman yakoute de Sibérie, bien des récits d’anthropologues l’évoquent en détail, est démembré par les esprits, chacun de ses membres cuits à la marmite, puis réagencé, resoudé, reconstitué en humain « cuit ». C’est ainsi que l’on « fabrique » un chaman yakoute, en le cuisant — en un mot : en l’initiant. De même en est-il des chamans des Indiens des grandes Plaines de l’Amérique du Nord qui, durant leur maladie initiatique sont aussi démembrés, morcelés, puis cuits et réassemblés par la cuisson. Entendons nous : je ne prétends pas qu’Avram a été un chaman indien ; je veux seulement attirer votre attention sur le fait que lorsqu’il s’agit d’initiation, l’une des procédures que l’on retrouve dans plusieurs cultures traditionnelles à travers le monde, consiste à couper, démembrer et ensuite rassembler par la cuisson. L’initiation est bien comme la métamorphose des invertébrés, des papillons ou des libellules, une dissolution de la forme, un morcellement radical, suivi de ce qu’Aristote appelait une « coction », avant de procéder au remontage final.

 


Alors voilà ! Vous verrez le pays offert par Dieu en héritage à Avram si, et seulement si, vous vous situez dans le cadre de cette alliance. Il ne suffit certes pas de le vouloir — quoique si vous ne manifestez pas votre assentiment, non seulement ne verrez vous pas le pays, mais de plus, vous ne pourrez vous y rendre. Il ne suffit pas d’honorer votre Dieu — quoique si vous honorez des dieux étrangers, vous aurez de ce fait-même rompu le contrat initial. Il vous faut encore accepter « l’alliance entre les morceaux », c’est-à-dire ce démembrement radical, la réduction de votre être à ses ingrédients élémentaires, avant une reconstitution dans un moment de fusion fumante. Faute de quoi, vous piétinerez une terre que vous ne verrez pas, l’univers sera posé devant vous, mais se dérobera à votre regard, comme un décor de théâtre. Vous deviendrez alors un « être contingent », l’infinie victime du « pourquoi pas »… « Ici, et pourquoi pas là ? », « ceci et pourquoi pas cela ? », ou encore, selon la célèbre formule de Leibnitz : « pourquoi cela et pas simplement rien ? »


Tobie Nathan

  Notes

[1]. Voir mon commentaire du destin d’Avram dans Tobie Nathan, À qui j’appartiens, Paris, le Seuil, 2007, 101-111.

Tobie Nathan — Professeur des Universités. Conseiller de Coopération et d'Action Culturelle près l'Ambassade de France à Tel-Aviv.Si vous souhaitez écrire à l'auteur : Tobie Nathan .
ce dialogue a été publié dans, sous la direction de Shmuel Trigano, Sortir d'Egypte, Pardes, Etudes et culture juives, N°46, octobre 2009.
 
 
Droits de diffusion et de reproduction réservés © 2009 Centre Georges Devereux