Comment « solidifier » le savoir psy ? Le rôle des associations de patients
Philippe Pignarre [1]
Conférence prononcée le 12 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l'épreuve de ses usagers.
On est souvent interpelé dans toutes les réunions de « gauche », « militantes » sur la question des associations de patients : « Mais ce n’est pas une garantie ! ». Il existe une grande méfiance à gauche envers ce qui est vécu comme du « lobbying » opposé à la citoyenneté. L’Afm (Association française contre les myopathies) et le Téléthon sont souvent mis en cause : s’ils se sont mêlés de la recherche ce serait en favorisant certaines pathologies aux dépends d’autres et en misant sur le tout génétique.
On verra que si l’on présente les associations de patients comme une « garantie », on passe à côté de ce que leur existence créée justement comme potentialité politique nouvelle. Quand on est dans le domaine de la politique, il n’y a justement pas de garanties.
Nous sommes aussi confrontés à un autre problème : la plupart des médecins sont convaincus que pour « rassurer les patients », ils doivent éliminer tout ce qui pourrait les amener à douter, à se détourner d’un savoir qui ne se présenterait pas comme suffisamment solide et qui revigorerait la menace permanente du charlatan qui reste toujours là, tapi dans l’ombre. On verra que la question de la définition de la maladie est ici un enjeu. Reconnaître que l’on n’a pas de garantie absolue dans la plupart des cas, non pas seulement de pouvoir guérir, mais plus généralement de définir ce qu’est une maladie est vécu comme insupportable et doit être caché aux yeux du public.
C’est à cet endroit précis que je voudrais donner du sens à la question : pourquoi des associations de patients ?
Il s’agit de s’écarter des réponses traditionnelles :
- Elles fourniraient une aide « pédagogique » confirmant le rôle du corps médical : consulter plus souvent, bien suivre son traitement. Cette réponse est la plus obscène mais pas la moins fréquente. De nombreuses associations dirigées par des médecins (en particulier dans le domaine du cancer) fonctionnent sur ce modèle.
- Il faudrait en accepter à contrecœur l’existence mais elles ne feraient que traduire la montée en puissance du consumérisme. On ne ferait que reconnaître un rapport de forces qui oblige.
- Les reconnaitre serait une question de « bonne volonté », une question morale comme celle qui s’est imposée quand on a adopté l’idée qu’il fallait dire la vérité aux patients.
Dans le domaine psy la question des associations de patients prend une dimension presque tragique : comment les techniques de soin basées sur le « tous différents » peuvent-elles s’y confronter ? Y a-t-il contradiction insurmontable entre la psychanalyse et les associations de patients ?
Ce que nous allons essayer de montrer, c’est que les associations de patients pourraient répondre à une nécessité liée à ce que pourrait être les conditions même de l’inventivité dans ce domaine particulier caractérisé par sa grande fragilité : la psy. Les associations de patients pourraient être des lieux d’invention, d’apprentissages et de consolidation de savoirs.
Il est vrai que les médecins sous influence psychanalytique disposent d’une alternative : la « psychologie médicale ». Cette dernière donne la possibilité aux médecins de croire qu’ils peuvent continuer à boucler seuls (avec les biologistes) le cercle de la connaissance. Il s’agit alors d’ajouter à une psychiatrie biologique (trop sèche), une subjectivité mieux déployée. Il s’agit par un saut vertigineux de rajouter une âme à une psychiatrie qui serait déshumanisée du fait même de son trop grand savoir technique.
Cette démarche est opposée à la notre : ce que nous allons mettre en cause, c’est l’existence même de la psychiatrie biologique comme savoir bien constitué, solide. Nous ne cherchons pas à humaniser des psychiatres dont le défaut serait d’être trop techniciens, prenant trop un appui exclusif sur des savoirs scientifiques éprouvés. Il n’y a rien à équilibrer de cette manière car c’est bien la constitution même de la psychiatrie comme savoir un peu plus stable qui est notre préoccupation. Ce n’est pas d’âme dont manque la psychiatrie mais de savoirs bien constitués.
Collectif ou individuel : un faux dilemme
Je vais donc essayer de poser un problème sans reprendre ses arguments qui sont en permanence recyclés comme dans un lave-linge sur l’opposition entre une thérapeutique adaptée à chaque cas individuel, artisanale, élaborée dans le cadre de la rencontre patient-médecin et où les patients auraient le privilège d’être des « sujets » (vous aurez reconnu la psychanalyse) et une médecine technicienne où les patients ne sont que des cas sans individualité.
Nous ne partons pas ici de rien. L’ethnopsychiatrie a résolu ce problème en prenant en charge les migrants : comment on dit et comment on fait « chez toi » ? Les dispositifs techniques inventés par Tobie Nathan et ses collègues sont organisés autour de la nécessité de permettre l’émergence et l’affirmation d’une expertise des patients en tant qu’ils appartiennent à un collectif qui les définit de manière incontournable. Il ne s’agit donc pas d’une position « embusquée » qui consisterait à écouter, certes poliment, ce que le patient ou un membre de son entourage dit, pour le réinterpréter dans son dos dans les termes de la métapsychologie psychanalytique. Cette position serait non pas celle de l’ethnopsychiatrie mais plutôt celle de la psychiatrie transculturelle représentée en France par Marie-Rose Moro. Il faut prendre au sérieux ce dont les patients et les membres de leur groupe témoignent.
Dans cette démarche, l’ethnopsychiatrie se confronte à deux problèmes :
- La pluralité des mondes
- Les modes d’exploration de chaque monde.
Elle rejoint là un problème qui a été posé par un courant philosophique qui va de William James à Isabelle Stengers et Bruno Latour.
Cela n’empêche donc pas les patients d’être tous différents et de ne pas recevoir un traitement standardisé… Le « dilemme incontournable » de la psychanalyse est devenu la raison d’être d’un renouveau de la psychothérapie, avec la création de nouveaux dispositifs techniques. C’est pour mieux comprendre et prendre en charge un individu unique dans sa souffrance (pour parler comme les psys) que l’on doit faire le détour par quelque chose, un savoir, qui est collectif. Parce que ce quelque chose est un ensemble de ressources et en tant que tel donne des moyens d’agir. Si on ne parle pas de dépression dans une culture particulière, on ne se contentera pas de renvoyer cela à une sorte d’infériorité culturelle de patients qui doivent (tout comme leur entourage, les enseignants, etc.) être éduqués (ce qui est un peu ce que proposent les psychiatres transculturalistes américains comme Arthur Kleinman, par exemple, dans le cas des Chinois). Il existe des versions plus ou moins fortes de ce programme, certaines étant proches d’un nouveau racialisme (quand on considère, par exemple, que l’Anglais est la langue le « plus évoluée » qui traduit le mieux les vrais sentiments).
A l’inverse, l’ethnopsychiatrie ne renvoie jamais ce type de différences à quelque chose qui relèverait seulement des phénomènes (des symptômes), l’essentiel (la substance) restant inchangée. Et cela pour une raison très pratique, pragmatique : cette différence change les « voies d’entrée ».
Il faut bien reconnaître que la vieille théorie des symptômes avec laquelle la médecine se décrit encore quelque fois (quand elle fait de la vulgarisation) ne correspond pas à la réalité de la pratique médicale. Pourquoi est-elle conservée intacte en psy aussi bien par les psychanalystes que par les « biologistes » ?
Ce que les médicaments ont changé
Je voudrais partir de la question de ce que font les médicaments :
1- Avant d’agir sur les patients, ils agissent sur les thérapeutes en agissant sur des échantillons de patients. Comment ? Ils confortent des regroupements de patients, voire les rendent possibles. Ils changent leur manière de regarder.
Ils arment le regard médical ce qui est indispensable pour faire des études cliniques (afin des savoir si ces médicaments ont une efficacité quelconque), puis de « bien prescrire ».
Il faut se rappeler ici l’épisode de 1972 : on montre à des psychiatres américains et anglais des enregistrements vidéos de patients et on leur demande de poser un diagnostic. Or, ils se trouvent que dans 80 % des cas ils ne font absolument pas les mêmes diagnostics : les Américains voient des schizophrènes là où les Anglais voient des maniacodépressifs. La conclusion vient en 1980 : le DSM-III ne prétend pas dire la vérité sur les troubles mentaux, mais doit permettre de faire poser partout le même diagnostic face au même patient.
Mais les médicaments ont été décevants dans le sens où ils ne nous ont rien appris sur la potentielle origine biologique d’un quelconque trouble mental même si on a longtemps prétendu l’inverse quand on se gargarisait par exemple avec l’hypothèse dopaminergique de la schizophrénie. Aujourd’hui la dopamine se retrouve mise à toutes les sauces y compris l’hyperactivité avec déficit de l’attention. Les médicaments n’ont pas fait avancer le projet de « psychiatrie biologique ». En revanche, ils mettent en correspondance et consolident l’existence d’une « petite biologie » (techniques utilisées pour mettre au point de nouveaux psychotropes en utilisant les anciens comme des « moules ») et d’une « petite psychologie » (redéfinition des troubles mentaux et psychologiques en fonction de l’action des médicaments disponibles) qui puisent leur force dans leur double existence et dans leur construction simultanée et continue, « machinique ». Les deux sont faibles, les deux ont besoin l’une de l’autre pour conforter leur légitimité.
2- Ensuite, les psychotropes agissent aussi sur les patients de plusieurs manières : à condition que « ça marche » (même si c’est seulement en partie, imparfaitement, de manière inégale, transitoire, pour des raisons qu’on ignore, etc.).
Quelles conséquences en tirer ? Quelles connaissances avons-nous ?
A cet endroit, nous sommes bien obligés de constater la faiblesse de nos connaissances sur ce que font les psychotropes. Cette faiblesse entre en écho avec la crise du modèle de connaissance basé sur les essais cliniques de courte durée qui permettent d’obtenir une Autorisation de mise sur le marché et qui est désormais patente dans tous les secteurs de la thérapeutique. Quel est le rapport bénéfices/risques des différents antidépresseurs, neuroleptiques ? Lesquels prendre ? Y a-t-il surconsommation ?
Mais les psychotropes ont une autre action sur les patients. Les classifications issues de l’invention des psychotropes sont aussi la création de sortes de « lieux refuge » pour les personnes qui ne vont pas bien, de « niches écologiques ». Ils ont tendance à rendre importants certains traits et à rendre négligeables certaines autres caractéristiques présentées par des patients. Ils font le tri dans les manifestations qui sont importantes et celles qui ne le sont pas. Ils dictent les questions que les prescripteurs poseront.
Les médicaments psychotropes favorisent la constitution de « plus petits dénominateurs communs » en fonction de ce sur quoi ils agissent (même imparfaitement). Ils sont l’élément constitutif de nouveaux réseaux proposant des modes d’être, des modes d’autodéfinition, des modes d’identité aux personnes qui ne vont pas bien.
Il n’y a pas que les médicaments qui savent faire ce type de tri, même s’ils occupent de plus en plus de place. L’épidémie des troubles des personnalités multiples aux Etats-Unis est un exemple qui reste saisissant de la possibilité de « niches écologiques ». Il serait un peu court de n’y voir que des opérations de suggestion induites par de mauvais thérapeutes comme il serait un peu court de ne voir dans les pathologies comme la dépression ou l’hyperactivité que l’effet de la propagande des laboratoires pharmaceutiques.
Dans son très beau roman La Proie des âmes, Matt Ruff imagine le dialogue suivant entre deux personnes souffrant de ce trouble, à propos des êtres qui les peuplent :
« - Vous les avez convoqués pour qu’ils vous aident à supporter des choses trop lourdes à gérer toute seule. Et, pour la plupart, ils sont toujours là, toujours prêts à voler à votre secours, mais maintenant ils commencent à avoir leurs propres désirs, leurs propres besoins, et ça complique les choses
- C’est complètement fou.
- Non. En, revanche vous auriez pu devenir folle, avec tout ce que vous a fait subir votre mère. Mais vous n’en avez rien fait. Plutôt vous avez inventé quelque chose. Et c’est génial, seulement, maintenant, il va falloir être encore plus inventive si vous voulez remettre un peu d’ordre dans votre vie. »
J’aime ce livre car l’auteur n’oppose pas « invention » et réalité de la maladie. C’était une invention peut-être indispensable, mais d’autres étaient sans doute possibles (elle aurait pu devenir « folle » dit l’auteur avec humour comme si elle ne l’était pas assez !). Au début du livre, le personnage souffre de trous de mémoire gigantesques. Il se réveille sans savoir ce qu’il a fait pendant quelques heures ou plusieurs semaines. C’est après sa rencontre avec un thérapeute que le mal dont il souffre se « stabilise » sous la forme de personnalité multiple.
Les psychotropes sont aussi des inventions, dans un double sens : ils modifient le fonctionnement du cerveau et ils créent des diagnostics refuges. Mais ce n’est pas parce qu’une substance peut être utile à un moment donné de l’expérience d’une personne que celle-ci ne tire que des avantages de la requalification de cette expérience en une maladie définie par l’action du médicament. Même si ces avantages existent au niveau mental (éloignement des symptômes), moral (déculpabilisation, nouvelle identité) et au niveau financier (prise en charge).
J’introduis peut-être ici une question un peu bizarre : je pourrai donner l’impression que l’on peut finalement « choisir » son trouble mental. Toute la psychiatrie se construit contre cette idée même si elle la fait resurgir en permanence (en reconnaissant qu’un diagnostic peut en cacher un autre, qu’une intervention thérapeutique peut faire apparaître un nouveau trouble, en employant des formules comme celles de troubles « borderline », en abandonnant la distinction névrose/psychose, en préconisant un usage transnosologique des psychotropes). Il faut citer ici le texte de l’écrivain William Styron dans lequel il raconte sa dépression (Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, Gallimard/Follio) et qui vient en écho à celui de Matt Ruff :
« Un phénomène que beaucoup de gens en proie à une grave dépression ont pu constater, est la sensation d’être en permanence escorté par un second moi – un observateur fantomatique qui, ne partageant pas la démence de son double, est capable d’observer avec une curiosité objective tandis que son compagnon lutte pour empêcher le désastre imminent, ou prend la décision de s’y abandonner. Il y a là quelque chose de théâtral, et pendant les quelques jours qui suivirent, tout en m’employant avec flegme à préparer ma disparition, je ne parvins pas à me défaire d’un sentiment de mélodrame – un mélodrame dont moi, la victime potentielle d’une mort volontaire, j’étais à la fois l’acteur solitaire et l’unique spectateur. »
La dépression de William Styron sera soignée avec des antidépresseurs (sans que l’on soit tout à fait sûr qu’ils aient été efficaces) et une hospitalisation. Mais cette phrase ne laisse-t-elle pas la possibilité d’imaginer que d’autres devenirs étaient possibles, en particulier, en fonction du thérapeute rencontré ?
Je vais essayer de montrer qu’il faut être prudent avec cette question du choix mais que l’on peut avoir intérêt à refuser les raisons pour lesquelles la psychiatrie la refuse.
La psychiatrie rêve d’une détermination absolue des troubles mentaux et des troubles du comportement. C’est ce qui explique son enthousiasme pour la génétique, la biologie, l’imagerie cérébrale, qui sont présentées comme porteur d’une promesse d’une belle détermination. Une détermination, simple, compréhensible, unique. Un gène : un trouble mental. Comme ça ne marche pas, elle est amenée à multiplier les « déterminations ». On va mettre sous le nom d’environnement, tout ce qui complique le problème mais permet de le penser dans les termes de la détermination. Cela atteint un niveau absurde dans les deux rapports Inserm de 2002 et 2005 consacrés aux enfants et adolescents. On pourrait dire que cette notion d’environnement telle qu’elle est employée dans les deux rapports est anti-écologique : le milieu détermine les comportements sans que soit pensée l’interaction. Le milieu est défini de manière tellement vaste et imprécise que c’est une notion qui rend impuissant. Par exemple, la manière dont les comportements modifient eux aussi l’environnement, créent un milieu qui sera favorable à leur développement ou non, est totalement ignorée.
Avec les deux déterminations (le génétique et l’environnement : des gènes défectueux, une société cruelle) vous pouvez croire que vous pouvez tout penser sans poser la question du choix, sans poser la question de l’influence du thérapeute. Cela ferme aux patients toute ligne de fuite hors de la médecine. Cela met les psy en situation d’expertise universelle et incontestée.
Dire : il n’y a que des déterminations, c’est retirer le patient du jeu et le transformer en spectateur de quelque chose qui se joue ailleurs et dont le maître absolu est soit le psychiatre biologiste expert de troubles finalement génétiques (de droite), soit le psychiatre humaniste expert des problèmes sociaux (de gauche).
On pourrait commencer à introduire la notion de choix d’une manière très simple : quel type de thérapeute on choisit d’aller voir. Un prescripteur ? Un psychothérapeute ? De quelle école ? Or la définition du trouble, la définition du patient lui-même, de son devenir, vont alors changer en fonction même de ce choix.
On pourrait dire, en reprenant le travail fait par Henri Grivois sur la psychose que l’on peut admettre que l’on ne choisit pas ce qu’il appelle « l’épisode initial ». Mais qu’au-delà de cet épisode les devenirs sont multiples.
Les notions de « maladie » et de « médicalisation »
Le DSM-III introduit une grande différence par rapport à la psychanalyse qui a fait l’objet de peu de commentaires : il y a une différence entre être malade et ne pas être malade, il n’y a pas de continuum. Il y a une différence qualitative.
C’est évidemment une question difficile :
- le risque de l’idée de continuum est de dissoudre la notion de maladie, dans une référence globale à la théorie de l’évolution qui fonctionne par erreurs/adaptations successives (on reconnaîtra là une idée de Georges Canguilhem)… Ce qui est normal et maladie dans un contexte ne l’est pas dans un autre contexte. Je trouve ce point de vue trop abstrait et général. Ce n’est pas une idée très pratique.
- accepter l’idée de maladie semble finalement préférable. Mais à condition de s’interroger sur la manière dont une « difficulté » est étiquetée maladie. Il y a une « version publique » qui présente les choses comme allant de soit, absolutiste. Or, quand on regarde chaque domaine particulier, on constate le triomphe du relativisme : hypertension, cholestérol, mais aussi cancer. Dans tous ces cas la « maladie objectivable » passe par l’élaboration de critères relevant de la décision consensuelle et qui sont soumis à révision régulière (on vote ! et il n’y a aucune raison de s’en moquer ou de penser que c’est un pis-aller provisoire). Même les examens de laboratoire qui permettent de poser le diagnostic sans voir le patient ne constituent pas une « garantie ».
Il n’y a pas de « garantie » absolue hors du passage par la discussion collective et l’établissement consensuel de ce qu’est une maladie. C’est parfois facile mais le plus souvent horriblement difficile. Il n’y a donc pas un statut particulier qui distinguerait les troubles mentaux de nombreux autres troubles somatiques sinon qu’ils se situent à l’extrémité d’un spectre. La possibilité d’examen de laboratoire dans le second cas ne suffit pas mais ne fait que repousser le problème (ils assurent seulement de manière plus solide que tous les médecins feront le même diagnostic).
On pourrait distinguer trois régimes d’existence des maladies, du plus stable au moins stable :
1- existence d’une anomalie génétique ou biologique ou présence d’un germe
2- dysfonctionnement biologique (un dérèglement physiologique) mesurable par des examens de laboratoires avec des seuils déterminés (et révisables) par consensus d’experts
3- diagnostic possible uniquement dans la rencontre médecin-patient, de plus en plus régulé par la fixation de repères d’observation par consensus d’experts.
Cette typologie ne se veut pas définitive et exhaustive. Elle est construite en fonction de la place indépendante prise par le savoir des biologistes dans la construction médicale : ce qu’on pourrait appeler la solidité de ce savoir biologique, sa capacité à refermer ce que les sociologues des sciences ont appelé des « boîtes noires » (plus personne ne conteste le rapport entre le virus HIV et le sida, c’est une boîte noire refermée).
C’est aussi la notion de symptôme qui est ici en jeu : il change de définition dans les trois cas de cette typologie. La relation cause-symptôme, présentée comme l’idéal d’une médecine qui doit s’attaquer aux causes, ne correspond à la pratique médicale que dans le premier cas. Il n’y a que dans le premier cas que le symptôme est une manifestation de quelque chose de connu et sur lequel nous pouvons, éventuellement, intervenir (maladies infectieuses). Dans le deuxième et troisième cas, ce qui s’appelle encore « symptôme » n’est pas d’abord une manifestation, mais la possible cause de nouveaux problèmes, une sorte de maillon intermédiaire dans une cascade de causes et d’effets. Et dans le troisième cas, la manière dont le thérapeute saisit, accueille le symptôme, participe du devenir du patient, ce qu’ont montré des auteurs aussi différents que Ian Hacking ou Henri Grivois. On sent bien cette différence quand on entend les experts vouloir continuer à parler de causes dans les cas 2 et 3 alors qu’ils emploient les mots de « polyfactoriels », d’environnement », ce dont je viens juste de parler.
On aurait sans doute tout intérêt à rendre cette typologie plus subtile. Un exemple comme celui de l’allergie permettrait, par exemple, de bien compliquer les choses.
On pourrait presque dire que l’on emploie le mot de « maladie » dans les trois cas là où il faudrait trois mots différents. C’est bien ce qu’ont reconnu les psychiatres quand ils ont décidé de ne plus parler de maladies mentales, mais de troubles mentaux.
Mais pour en rester à cette classification élémentaire qui a l’avantage de rester au plus près du travail pratique des médecins, on pourrait dire des maladies de type 2 et 3 qu’elles imitent celles de type 1, comme si elles étaient « en manque » ! La médecine scientifique rêve de transformer toutes les maladies en maladies de type 1 qui serait le seul mode noble de stabilisation. La théorie du symptôme n’est valable que dans le cas 1, dans les autres cas on « fait « semblant » !
On peut aussi constater que plus on s’éloigne du type 1 et plus il faut savoir que les médicaments vont jouer un rôle dans la stabilisation de la définition de la maladie, faute de meilleur candidat. Car le médicament en améliorant ou en guérissant, conforte la définition de la cible sur laquelle il agit en tant que maladie.
Dans les trois cas, il faut donc beaucoup d’intermédiaires, de travail en commun, de décisions, pour définir les maladies. Et ce qui nous intéresse ici est la différence existant entre ces intermédiaires. Cela ne s’impose pas de soi.
C’est là où le discours de droite tente de dissimuler la réalité de ces modes d’existence différents, et où le discours de gauche dénonce : ce ne sont donc « que » des constructions ? C’est donc de la manipulation ? C’est donc le libre pouvoir des industriels et des experts corrompus qui règne ?
Nous ne sommes d’accord ni avec les uns ni avec les autres. Oui, la définition de l’état de maladie suppose de gigantesques et pénibles opérations de construction. Non, cela ne permet pas toutes les manipulations.
Le débat continuité ou rupture n’est donc en lui-même pas très intéressant car il ne correspond pas à ce que les acteurs font pratiquement. Le problème, c’est comment on établit, construit les outils techniques qui permettent de créer et de toujours réinventer la frontière entre maladie et normalité.
Le choix de la continuité entre état normal et maladie donne le pouvoir au psychanalyste comme spécialiste « des comportements humains en général ». Le choix de la rupture entre normal et pathologique est indispensable au processus de médicalisation. Il permet de conforter le pouvoir médical et est cohérant avec le monopole de la prescription. Mais en faisant croire que l’on peut rendre compte de manière absolument déterministe des troubles et des maladies, il ne laisse aucun choix aux patients individuellement ou en association. Ils ne sont condamnés qu’à se soumettre au savoir des maîtres et à en faire la pédagogie.
Augmenter le nombre d’acteurs du consensus
Trouver ce dont le trouble mental « n’est que » la manifestation, mange tout. On y consacre tout notre effort collectif, tout notre temps, tous nos budgets (chercher la variation génétique qui détermine un trouble mental). En attendant on ne fait pas autre chose, on n’explore rien d’autre.
Et si on arrêtait de ne penser qu’à ça ? (En fait il y a bien une instance en suspend au-dessus de nos têtes, mais ce n’est pas de la biologie… c’est l’industrie pharmaceutique.)
Cet idéal n’est en aucune manière atteint et, en attendant, on se débrouille autrement (sans une machinerie objectivante passant par des prélèvements envoyés dans un laboratoire d’analyse) pour les diagnostics comme pour les choix de traitement…C’est cette manière de faire autrement qui est importante, bien plus que ce dont on est en attente… et qui ne vient pas.
Je propose de trouver les moyens de poursuivre, substituant par exemple une « pratique pharmacologique », empirique, tâtonnante, à la soit disant « psychiatrie biologique ». On a déjà parlé de la manière dont les psychiatres travaillent pour mettre au point des outils évolutifs comme le DSM : ils votent. J’ai déjà dit qu’il n’y avait aucune raison de s’en moquer. Au contraire il faut s’en féliciter et élargir cette « démocratie », la rendre plus efficace, plus en prise avec les différents acteurs, les différents enjeux.
La dynamique lancée par la fabrication d’outils permettant de regrouper sous un même diagnostic des patients différents échappe au contrôle de ses initiateurs dès que les patients s’y reconnaissent. Or dès que les patients savent qu’ils ne sont plus seuls, uniques, incomparables, la possibilité de groupements volontaires commence.
J’ai parlé de la « machine » à inventer des médicaments, de son aspect machinique avec la petite biologie et la petite psychologie. Ce n’est machinique – donc difficile à contrôler, à gérer – que parce qu’il y a le pouvoir médical en surplomb. Il barre la route à tout « empowerment » des différents acteurs. On est déjà dans ce que des sociologues américains ont appelé un « drug centred model » mais on n’en a que les effets négatifs à cause du maintien en surplomb du « medical centred model ».
Conclusion : « désemboîter » les substances et la médecine
Les associations de patients sont une des possibilités les plus intéressantes pour stabiliser le savoir sur les maladies, leurs frontières, leurs définitions. Puisqu’il n’y a pas un savoir biologique incontestable et en surplomb qui permette de mettre tout le monde d’accord sans débats, il faut en passer par un débat qui soit le plus large possible. Même si les associations de patients ont besoin de la médecine pour « se définir », pour se trouver une raison d’exister, ce n’est là qu’un moment transitoire dans leur existence, avant leur « empowerment ». A elles d’apprendre à la remettre en cause, à discuter de ses pouvoirs, à lui retirer certaines fonctions.
Les associations doivent être une source d’innovation, d’expertise et non pas la courroie de transmission des « habitudes » de la médecine.
Face à une psychiatrie qui ne voit son futur que dans la découverte de déterminismes (soit au niveau du gène malade soit au niveau de la société malade), on peut penser que les associations de patients sont la dernière chance de la psychiatrie. Des risques existent, car les appareils sont extrêmement puissants alors que les associations sont souvent faibles, qu’elles soient, par exemple, transformées en courroie de transmission de l’industrie pharmaceutique. Ce serait une défaite collective.
Mais il y a aussi la possibilité de réussites qui, même locales, donneront envie d’être imités comme ce fut le cas du rôle des associations de patients dans la lutte contre le sida.
Evidemment, on pourrait me dire : « les associations de patients sont la dernière chance de la psychiatrie ? Mais on nous avait déjà fait ce genre de promesses qui se sont révélées illusoires. On nous avait dit :
- la psychanalyse est la dernière chance de la psychiatrie
- les médicaments sont la dernière chance de la psychiatrie
- la génétique est la dernière chance de la psychiatrie. »
La différence, c’est que les associations de patients n’ont pas la prétention de témoigner d’un savoir stable, définitif, d’être une garantie fermant la bouche à tous les autres. A l’inverse, les associations de patients peuvent mettre en politique, en culture, les témoignages venus de la médecine, de la psychologie, et des sciences connexes, elles sont capables d’accueillir toutes les propositions nouvelles sans en faire des deus ex machina. En ce sens, elles sont dans le prolongement de ce qui a été inventé par le mouvement ouvrier au XIXe siècle sous le nom de mutualisme et dont la Sécurité sociale telle qu’elle a pris forme au sortir de la Seconde Guerre mondiale est une forme généralisée.
Les associations de patients ne sont pas une quatrième promesse pour qu’enfin le débat cesse, c’est, au contraire, la promesse du débat qu’il faut toujours recommencer.
Notes [1]. Historien, directeur des éditions Les Empêcheurs de penser en rond, auteur de nombreux ouvrages, dont le dernier : Les malheurs des psys.
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