Les langues sorcières de Tobie Nathan

Depuis des années, ses consultations d’ethnopsychiatrie de Saint-Denis sont un extraordinaire théâtre thérapeutique où parents et enfants d’immigrés inventent collectivement un nouvel art de guérir. Tobie Nathan y a puisé les fascinants délires d’un roman

par Catherine David

 

Paru dans le Nouvel Observateur — Semaine du 08/06/95


 

«Tobie Nathan, je le connais! Ça fait des mois que son djinna me parle dans les oreilles!»

A la consultation de Saint-Denis, Tobie Nathan vient de recevoir une famille soninké du Mali. Sept enfants vivant dans quinze mètres carrés. La mère, Téné, est dans un état que les psychiatres qualifieraient de psychotique. Elle délire depuis plusieurs années et passe son temps à se promener dans la rue en conversant avec son djinna qui lui a promis la fortune. A la fin de la séance, Tobie Nathan lui demande d’apporter dix noix de cola blanc et dix noix de cola rouge la prochaine fois, ce qui semble lui faire plaisir. En sortant, Téné apprend à l’assistante sociale qu’elle dialogue aussi avec le djinna de Tobie Nathan depuis très longtemps, sans savoir que c’était le sien.


Un malade ne vient jamais seul. Les Africains que soigne Tobie Nathan, toujours entouré de son équipe, sont accompagnés de leur conjoint, de leurs enfants, de leur grand-père... mais aussi, surtout, de leurs ancêtres, de leurs fétiches, de leurs esprits, en un mot de leurs dieux.

«Vous, les Africains, leur dit Nessim Taïeb, le double romanesque de Tobie Nathan dans "Dieu-Dope", plus vous allez loin et plus violemment vous êtes ramenés dans votre monde. Au fond, vous avez de la chance. Vos dieux ne vous abandonnent jamais.» Laris du Congo, Soninkés du Mali, Peuls, Bambaras, Yorubas, Kabyles... Ils ont la chance, explique Tobie Nathan dans son essai «Médecins et sorciers», de vivre dans une société «à univers multiples» où l’homme n’est pas un individu seul face à son destin, mais où chaque être est le centre de plusieurs mondes, inséré dans un réseau subtil d’influences, relié à ses anciens et à ses djinnas, quels que soient leurs noms. «L’habituel lavage de cerveau que subissent les Noirs au pays des Blancs» tranche les liens visibles avec les mondes parallèles, mais il n’a aucun effet sur l’invisible. Les esprits ne s’arrêtent pas aux frontières... Souvent, ces familles traînent depuis des années de dispensaire en hôpital psychiatrique. «De quelle famille venez-vous?», demande Nessim Taïeb à Arsène (Lah’cène), l’un des héros tragiques de «Dieu-Dope». «C’est la première fois qu’on me pose cette question!», répond le garçon, stupéfait.

Tobie Nathan,
Dieu-Dope,
Roman,
Paris, Rivages, 1995.

Le discours psychiatrique – qui est aussi celui, officiel, des assistantes sociales –, en plaquant ses catégories sur des symptômes dont le sens est ailleurs, avoue naïvement ses propres limites. Ces limites sont celles de toute culture. Mais notre société «à univers unique» se veut universelle; il n’y a qu’un monde et nous en avons les clés; d’où notre difficulté à reconnaître les évidences, y compris celles qui nous viennent de Freud, pour ce qu’elles sont souvent: des préjugés déguisés. «Les Blancs pensent qu’il existe deux types de société. Celle où l’on pense plus qu’on ne croit, et celle où l’on croit plus qu’on ne pense. La recherche scientifique ne tend jamais à découvrir des mondes, elle tend seulement à étendre le sien.» Ramener une transe hystérique à une crise hystérique n’est pas forcément un progrès de la pensée, et peut même être le signe d’une vision étroite. Les psychanalystes sont-ils prêts à entendre la critique radicale que leur adresse Tobie Nathan, lui-même formé dans le sérail (à l’Institut de Psychanalyse de Paris)? Sa radicalité vient de ce qu’elle s’enracine sans concession dans la subjectivité, ce qui est aussi le pari de la psychanalyse. «Chaque homme est le centre du monde... Moi qui ne sais rien de lui, je suis l’acteur principal de ce qui lui arrive», dit Nessim Taïeb. La neutralité bienveillante du psychanalyste signifie qu’il doit s’abstenir d’influencer son patient, bien qu’il vise à le... modifier. A le guérir? Tobie Nathan ironise avec brio sur la fameuse guérison «de surcroît» lacanienne. «Guérir de surcroît? A leur insu? De mauvaise grâce? Contre leur gré? Qui sait ce qu’ils veulent dire par là?» Tobie Nathan ne s’abstient pas d’influencer, de guérir. Il ne recherche pas la vérité ultime du sujet, il cherche à avoir une action efficace. «Il ne s’agit pas de discuter du degré de vérité des interprétations, mais d’observer les conséquences de leur mise en acte...» En somme il remplace le fameux «contre-transfert» par un «pour-transfert»: car l’histoire du patient fait partie de la sienne, et vice versa. «Ce sont mes propres ancêtres que je cherche... On n’est jamais initié qu’à soi-même.»

Pour la «pensée pâle» des Blancs, le corps s’arrête aux limites de la peau, l’esprit aux limites du soi, la vie est circonscrite par la naissance et la mort, chacun est seul responsable de ses actes, les enfants appartiennent à ceux qui les élèvent, etc. Quel soulagement ce doit être, quand on traîne son mal à vivre dans la grisaille des banlieues, de réaliser que la souffrance vient d’ailleurs, du fond de l’être, de la lignée (africaine, kabyle, arabe...), qu’on n’en est pas seul responsable et que tout est réparable par l’offrande d’une dizaine de noix de cola! Grâce à l’aide d’un médiateur issu du même pays que le patient, et à sa connaissance intime des sociétés africaines, Tobie Nathan, grand sorcier, rétablit le courant, renoue le contact, connecte, relie, ranime...

La célèbre consultation d’ethnopsychiatrie du centre Georges-Devereux à Bobigny puis à Saint-Denis, première en son genre, a été décrite si souvent qu’y assister, c’est en vérifier la permanence ritualisée, la part d’éternité. Les chaises sont disposées en cercle, comme dans une assemblée villageoise. Chacun se présente. Les hiérarchies s’abolissent (entre soignants et soignés, psychologues et médecins, Tobie Nathan et ses élèves...). Attentif, ouvert, Tobie Nathan a un mot personnel pour chacun. Il entoure d’attentions spéciales Geneviève, une Lari du Congo, la médiatrice du jour, psychothérapeute, responsable de la traduction. Il la taquine, la flatte, on dirait presque un flirt. En fait, c’est une préparation à la séance. Le petit garçon de la famille, Celestia, est déjà dans la salle. Il tire un petit train avec un ruban de poupée. Pendant la conversation générale avec sa mère et sa sœur, parmi des récits de rêves et une longue discussion sur la pâte d’arachide, il est question d’une pièce de 10 francs CFA que sa grand-mère lui destinait et que sa mère a perdue. A la fin de la consultation, Celestia distribue des baisers à chacun. Quand il s’approche de Tobie Nathan, celui-ci fouille dans sa poche, en sort une pièce de 10 centimes et la lui met dans la main: «Tu ne la perdras pas, hein, je te fais confiance...» Selon le Talmud, le sage apprend de tout homme. S’il est un sage dans l’université française, c’est bien Tobie Nathan, l’homme qui n’oublie pas de donner une petite pièce au bon moment. Il ne cesse de remercier ses patients et ses élèves de lui permettre de s’instruire auprès d’eux. Elève de tous, il enseigne par l’exemple une thérapeutique de la compassion. Il circule dans les âmes avec sa petite lanterne et au passage il éclaire les âmes voisines. A propos de l’un de ses patients, il écrit: «Il ne parle pas comme un humain universel mais comme un Soninké du Mali, originaire du village de Kharta, dans la région de Khayes.» Et les médecins européens, comment parlent-ils? Ils croient leur discours universel, comme le genre masculin. «Les Blancs pensent qu’ils pensent...» Tobie Nathan ne se prétend pas universel. Son arrière-grand-père, dont il porte le prénom, était grand rabbin d’Egypte. Dans la Bible, son homonyme est un type épatant. «Moi, Tobie, j’ai marché dans les voies de la vérité et de la justice tous les jours de ma vie... Je donnais mon pain à ceux qui avaient faim, mes vêtements à ceux qui étaient nus...» Le Livre de Tobie est plein d’esprits, de revenants, «c’est un exemple unique dans la Bible», dit fièrement Tobie Nathan. Il est devenu romancier en 1993. Dans «Saraka Bô» (Rivages) un détective méditatif déjouait les pulsions d’un serial killer. Avec «Dieu-Dope», Tobie Nathan continue l’enquête sur les enfers qui bordent nos cités. Une nouvelle dope qui rend fou circule, présentée dans des comprimés orange, obscènes. Délires, meurtres, accidents se succèdent... «J’aurais dû lui faire avaler ses dents avant de lui faire croquer sa langue», dit un flic qui vient de buter un Arabe. La violence du cinéma intérieur des immigrés est à la démesure de celle qui leur est faite dans notre monde désenchanté.

Le cerveau des personnages explose de l’intérieur, comme dans une BD. On voit tout chez Babacar au moment où il se jette par la fenêtre, tout l’intérieur de son esprit, la gueule des fantômes qui l’obsèdent... Dans cet univers apocalyptique, Nessim Taïeb – comme Tobie Nathan à Saint-Denis – réussit la gageure de créer un espace accueillant, mieux, affectueux! Car il pratique l’hospitalité véritable, qui ne concerne pas seulement la personne, mais tous ceux qui voyagent avec elle, visibles ou invisibles. Alors ils viennent tous à lui, les paumés, les rebelles shootés au désespoir, le Corsaire à «la peau couleur cappuccino touillé», la Juive obsédée par les convois... Et bien sûr, grâce à eux, il résoudra l’énigme de la nouvelle drogue. «Mais non, je ne suis pas sorcier!» Il ne le dirait pas s’il l’était. Les sorciers n’avouent jamais. Mais son sourire malicieux dément ses paroles. Et son djinna n’a pas fini de nous crier dans les oreilles.

«Dieu-Dope», par Tobie Nathan, Rivages/Thriller, 250 pages, 119 F.

Médecins et sorciers,
par Tobie Nathan, postface d’Isabelle Stengers,
les Empêcheurs
de penser en Rond,
162 pages, 60 F.
 
 
 
La psychiatrie est une affaire publique

 

«"Pourquoi est-on musulman ?, m’a demandé Amokrane. Pourquoi pas chrétien ou bouddhiste? Et pourquoi pas sans religion? Et d’ailleurs, qu’y avait-il avant Mohammed? Et avant Allah? Et avant les dinosaures? Et avant le soleil? Au fait, qu’y avait-il, tout au début?" Nessim parle debout, comme toujours, fumant sans cesse des cigarettes. Il rythme son discours d’une marche infinie de part et d’autre de la table [...].


«Que diable pouvait donc signifier la questiond'Amokrane ? Vous le savez, j’aime recevoir les malades en assemblée... La psychiatrie est une affaire publique... Un malade est un message adressé à son peuple. Ce que je sais à ce sujet m’a été enseigné, je l’avoue, par Amokrane, mon malade. Au début? Quel début? A l’origine de sa maladie? Avant sa conception? Avant que n’existe sa famille?
«Ce que les Blancs, dans leur naïveté réductrice, nomment "psychose" n’est que la reproduction toujours redoutée de l’état originaire de l’être. Si ce que je dis là est vrai, alors aucun de nos malades ne mérite les insultes dont les qualifient les psychiatres: dément précoce, paranoïaque, délirant persécuté, schizophrène! Tout comme Amokrane, ce sont des humains à la recherche d’un dieu!»


Tobie Nathan
Extrait de «Dieu-Dope».