SOIGNER UN « CHEF DES DIABLES » : UNE CLINICIENNE FACE À L’EXPERTISE DE SON PATIENT [1]

 

par Catherine Grandsard [2]


Conférence prononcée le 12 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l'épreuve de ses usagers.
   
 

Il y a une dizaine d’années, dans son Manifeste pour une psychopathologie scientifique, Tobie Nathan écrivait :

« Avant d’établir des « lois générales » sur la nature des affections, la psychopathologie doit d’abord se livrer, et cela dans chaque culture, à la description systématique des activités d’une certaine catégorie de personnes chargées par leur groupe culturel de modifier le fonctionnement intérieur d’autres personnes. Ces personnes, qu’avec condescendance nous nommons « guérisseurs », alors que nous nous réservons le noble terme de « docteurs »,

1. sont en fait nos confrères ;

2. sont dépositaires des connaissances que nous devons d’abord acquérir avant de prétendre à un peu de scientificité. » [3]

Cette proposition dessine les contours d’un programme de recherche de grande envergure que nous nous efforçons de mettre en œuvre au Centre Georges Devereux (dans les limites de nos modestes moyens bien sûr et surtout en dépit de tentatives acharnées de la part de certains de nos collègues de l’Université de nous faire disparaître au plus vite… ).

Mais cette proposition nous invite aussi, en tant que cliniciens, à considérer sous un autre jour que celui de la disqualification ou de la simple tolérance les parcours thérapeutiques de nos patients et l’inscription de ces derniers dans des réseaux de soins autres que ceux que nous leur proposons. Elle nous invite à leur faire crédit d’une expertise qui nous dépasse et dont nous pouvons éventuellement apprendre quelque chose. Encore faut-il être en mesure de convoquer cette expertise, de lui fournir un espace où elle peut se déployer.

C’est là un des principaux objectifs du dispositif technique de la consultation d’ethnopsychiatrie qui réunit une équipe de co-thérapeutes (psychologues, psychiatres, anthropologues…) en présence d’un médiateur (souvent aussi psychologue ou ethnologue) issu du même monde que la famille et parlant la langue, d’un (ou plusieurs) patient accompagné de ses proches (parents, amis, voisins…) et des professionnels d’autres institutions qui suivent déjà la situation (éducateurs, assistants sociaux, psychologues, médecins de PMI, etc…).

Si les « guérisseurs » en tant que tels ne sont jamais invités à participer aux séances comme co-thérapeutes (pour des raisons que je n’ai pas le temps d’expliciter ici mais sur lesquelles nous pourrons revenir pendant la discussion), il nous est arrivé fréquemment, en revanche, au fil des années, que nos patients ou leur proches (souvent leur père) occupent eux-mêmes une place active au sein d’un réseau traditionnel de soin.

Je voudrais vous parler d’une telle situation rencontrée non pas au Centre Georges Devereux, mais dans un centre de soins spécialisé aux toxicomanes où j’ai occupé pendant huit ans mon premier poste de psychologue clinicienne [4]. Si je reviens sur ce cas aujourd’hui, c’est qu’il s’agit là pour moi d’une expérience clinique paradigmatique pour penser les usagers de la « psy » et notamment la question de leur expertise face à celle des cliniciens.

Pour resituer rapidement le contexte de la prise en charge, je travaillais depuis quatre ans dans ce centre dont la vocation était de développer des dispositifs de prise en charge destinés à des consommateurs de drogues « non demandeurs » de soins. J’avais ainsi été chargée de la mise en place d’une consultation psychologique spécifique destinée aux usagers des services sociaux de droit commun toxicodépendants. En parallèle, j’étais thésarde à l’époque et je fréquentais donc régulièrement le Centre Georges Devereux.

 

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Premier rendez-vous  
 

Lorsque je le rencontre pour la première fois, Monsieur Idriss D. (ce n’est pas son vrai nom bien sûr) se présente accompagné d'un cousin, un jeune homme impeccablement vêtu et très propre sur lui. Le contraste est saisissant. Âgé d'une quarantaine d'années, Monsieur D., lui, est un homme maigre au teint maladif, affalé sur sa chaise, la casquette vissée sur le crâne, le regard perdu dans le vague… Son cousin parle pour lui, répondant à mes questions. Il est le seul membre de la famille à maintenir le contact avec Monsieur D. Leur langue, celle que je les ai entendu parler dans la salle d'attente, est le bambara.
Monsieur D. vit dans un squat sordide et consomme du crack[5] quasi quotidiennement. A force de fumer de l'héroïne pour amortir les « descentes », il est également devenu dépendant aux opiacés qu'il absorbe le plus souvent sous forme de Subutex®[6]. Il consomme aussi régulièrement du cannabis et de la bière forte avec des cachets (Rohypnol®, Lexomil®…). Incapable d'effectuer la moindre démarche administrative, il ne perçoit plus les aides sociales auxquelles il a pourtant droit et n'a plus aucune ressource.

Au cours de ce premier entretien, j'apprends que Monsieur D. vient du Mali, qu'il est en France depuis une quinzaine d'années. Sa dégringolade toxicomaniaque est relativement récente au regard de son âge puisqu'elle remonte à environ six ans et ne date pas, comme c’est souvent le cas, de l’adolescence ou du début de l’âge adulte. En effet, Monsieur D. a mené une vie plutôt stable jusque vers l'âge de 35 ans. Il était marié avec une femme française - perdue de vue depuis plusieurs années - et travaillait à temps plein dans un domaine qui lui plaisait. Il aimait sortir de temps en temps, boire une bière par ci, fumer un joint par là, mais rien de plus.

Impressionnée par l'état déplorable de ce patient et par le récit de sa chute vertigineuse, caractéristique de l'addiction au crack, une question me taraude : qu'est-ce qui a fait basculer sa vie de la sorte ? J'apprends alors que sa mère est décédée l'année qui a précédé le début de la toxicomanie. Serait-ce là l'événement déclenchant ? L'hypothèse est plausible. Monsieur D. n'est pas rentré au Mali pour l'enterrement mais il précise qu'il a envoyé de l'argent pour faire les sacrifices requis. A l'époque de ce premier entretien, le père de Monsieur D., très âgé, vit toujours. Alors, Monsieur D., un sujet rattrapé par ses défaillances narcissiques ? Lié par une loyauté indestructible à sa défunte mère ?

Quoiqu’il en soit, forte de mon expérience de quatre années dans ce centre, je me dis que j’ai peu de chance de revoir ce patient traîné au rendez-vous par son cousin, tant Monsieur D. paraît captif de sa toxicomanie et dès lors très difficilement accessible à toute proposition de soin.

Deuxième entretien  
 

Quinze jours après notre premier entretien, à l’heure précise du rendez-vous, à ma grande surprise Monsieur D. est là, seul cette fois-ci. Tassé dans une chaise de la salle d’attente, somnolent sous la visière de sa casquette, il attend calmement. En l’absence de son cousin, Monsieur D. est un peu plus locace, à condition d’alimenter l’échange en lui posant des questions.

Intéressée par la manière dont lui-même et ses proches s’expliquent sa situation actuelle, j’obtiens les réponses suivantes : Monsieur D. attribue son état à des actes de sorcellerie perpétrés contre lui soit par la troisième des quatre épouses de son père polygame, soit par les parents d’une ancienne petite amie restée au pays avec un enfant né de leur liaison. Par ailleurs, il me livre une information qui me paraît importante : il y a quatre ans, il est parti au pays consulter un marabout avec son frère. Ce marabout lui a confectionné des grigris qu’il a tous perdus les uns après les autres. Sa toxicomanie s’était selon lui très nettement aggravée par la suite.

Il me faut préciser que dès la première consultation, malgré les hypothèses « psy » que pouvaient m’évoquer le parcours de ce patient, j’avais décidé de m’appuyer sur ma fréquentation des consultations d’ethnopsychiatrie et ce que j’y apprenais (et désapprenais peut-être surtout) pour tenter, avec le peu de moyens dont je disposais, de faire surgir le monde bambara dans l’entretien. Cela me paraissait indispensable si je voulais espérer comprendre quelque chose à la situation de cet homme. Pour cette raison, à la fin du récit du parcours de vie de Monsieur D. par son jeune cousin, je m’étais exclamée : « Mais comment se fait-il que votre cousin soit si peu protégé ? Il existe des moyens pour se protéger, non ? » Ce à quoi, le jeune homme m’avait répondu en sortant son portefeuille, « Mais oui ! Tout à fait ! Regardez tous les grigris que j’ai sur moi ! Seulement mon cousin, lui, n’en veut pas ! ». J’avais alors rétorqué : « Je ne pense pas qu’il n’en veut pas : je pense plutôt qu’il les perd… »

Cette phrase sortant de la bouche d’une psychologue blanche travaillant dans une institution française avait dû intriguer Monsieur D… Manifestement, j’avais réussi à éveiller sa curiosité. Suffisamment en tout cas pour qu’il revienne me voir une seconde fois, contrairement à toute mes prévisions ainsi qu’à celles de l’assistante sociale qui l’avait orienté vers le centre de soins. Lors d’un échange téléphonique, celle-ci m’avait effectivement fait part de son embarras pour suivre Monsieur D. qui ne se présentait pratiquement jamais aux rendez-vous qu’elle lui proposait. En l’espace d’une année, elle ne l’avait vu qu’une seule fois. Monsieur D. n’allait pas non plus chercher son courrier à la permanence pour personnes sans domicile fixe et ne remplissait par conséquent aucun des formulaires administratifs obligatoires pour percevoir ses allocations. C’est la raison pour laquelle tous ses droits sociaux avaient été suspendus.

Monsieur D. était donc revenu me voir… Fatigué mais conciliant, il se prêtait volontiers au jeu de mes questions. Seulement voilà : que penser de ses réponses ? En effet, concernant l’explication de son état actuel comme conséquence d’un acte de sorcellerie de la part d’une co-mère ou de la famille d’une amante éconduite, c’est un peu comme si Monsieur D. m’avait déclaré qu’il avait attrapé un rhume à cause d’un courant d’air : je ne pouvais rien faire d’une explication aussi banale ! D’autant que si je m’évertuais à vouloir faire surgir les logiques de son monde, c’était à moi de deviner la cause de son mal, et pas du tout à lui de me la dire ! C’est bien ce type d’énoncé que j’avais fait concernant les grigris qu’il était justement venu confirmer…

Au fond, si je voulais venir en aide à ce patient, si j’espérais pouvoir entrer en relation avec lui, j’étais contrainte de me plier aux exigences de son monde à lui, abandonnant dès lors toute expertise pour m’aventurer dans un univers dont j’ignore à peu près tout. Mais était-ce seulement possible sans médiateur ? J’avais la désagréable sensation, à la fin de ce second entretien, d’être coincée : certes, quelque chose de l’ordre d’une relation clinique semblait en train de naître, mais que faire la prochaine fois ? Comment poursuivre ? Que proposer à ce patient si mal en point ?

Monsieur D. a peut-être perçu mon désarroi. En tout cas, il ne s’est pas présenté au rendez-vous suivant. Par contre, j’ai appris par son assistante sociale qu’il avait fait les démarches nécessaires pour rétablir ses droit sociaux, ce qui n’était pas rien !

Boli malien


Troisième entretien  
 

Un mois plus tard, Monsieur D. a de nouveau pris rendez-vous sur les conseils réitérés de l’assistante sociale. Lorsque je le reçois, il est agité car il a appris le décès de son frère au pays ; il évoque le souhait de revoir son père… Rapidement, la même sensation de malaise m’envahit : comment faire pour avancer dans la compréhension de l’histoire de cet homme en l’absence d’un médiateur et du dispositif groupal de l’ethnopsychiatrie ? Avancer non pas pour la beauté de la seule compréhension elle-même mais bien pour aboutir à une proposition thérapeutique pertinente.

Décidant de jouer le tout pour le tout, je lui expose mon embarras : « Vous me posez un problème technique », dis-je à un Monsieur D. visiblement surpris par ma déclaration. Je poursuis : « Vous comprenez, je travaille aussi dans un autre centre, à l’Université, où nous recevons des familles qui viennent de partout, de chez vous aussi parfois et dans ce centre, j’ai des collègues qui viennent de votre monde et qui peuvent m’aider à comprendre des choses. Si ma collègue bambara était là avec nous aujourd’hui je pourrais lui demander ‘comment on appelle ce dont souffre Monsieur D. chez toi ? Par exemple, est-ce qu’on pourrait parler de djinna ?’ »

Une ébauche de sourire se dessine alors sur les lèvres de Monsieur D. Après un moment de silence, il m’annonce : « Vous avez raison parce que mon grand-père était « chef des diables » et je porte son nom ». Monsieur D. m’explique ensuite qu’il était destiné à hériter de cette charge mais qu’il n’en avait jamais voulu ! Avant son décès, le grand-père de Monsieur D. avait transmis son savoir à une femme que Monsieur D. avait une fois de plus refusé de voir lors de son séjour au pays quatre ans plus tôt. L’expression « chef des diables » est une traduction littérale du bambara, du mot djinétigui, « maître » ou « chef » des esprits. Il désigne un personnage initié à la conduite des rituels de possession, dès lors expert des relations avec les esprits [7].

L’histoire de Monsieur D. s’éclairait d’un seul coup pour moi d’une lumière nouvelle : destiné à devenir lui même ce type d’expert, je pouvais comprendre son état actuel comme la conséquence d’un refus obstiné de se soumettre à ses obligations ancestrales. Tant que sa mère était en vie, sans doute celle-ci avait-elle fait le nécessaire sous forme de sacrifices et d’offrandes pour assurer à distance la protection de son fils prodigue. Sa disparition avait pu le rendre vulnérable aux représailles…

Lorsque j’ai fait part à Monsieur D. de mon étonnement face à son refus catégorique, il m’a expliqué qu’il n’avait jamais voulu des nombreuses contraintes qu’impliquait cette charge et qu’il n’en voulait toujours pas. J’ai alors pris une position que j’ai maintenue pendant toute la durée de la prise en charge, pas du tout conforme à mon monde de « psy » mais plutôt à ce que j’avais appris des logiques de son monde à lui, à savoir qu’il est strictement impossible de se soustraire impunément à ce type de distinction et que s’il persistait dans son refus, il courait à sa perte, comme il pouvait du reste lui même le constater…

Sur le fond, Monsieur D. était d’accord avec moi. Mais outre sa réticence à se soumettre, il arguait ne pas en avoir les moyens financiers : « Je ne peux pas rentrer au pays les mains vides ! C’est impossible ! ». Etant donné le grand âge de son père, je trouvais que Monsieur D. vivait très dangereusement, mais il était intraitable : il n’irait au pays que le jour où il aurait les moyens d’y aller in style…
Après cette consultation, trois mois se passent au cours desquels j’apprends que Monsieur D. a demandé le transfert de son suivi social au centre de soins. Lorsqu’il reprend rendez-vous avec moi, c’est pour m’annoncer les changements qu’il a opéré dans sa vie suite à notre dernier entretien. Il a pratiquement cessé toute consommation de produit, a trouvé un stage rémunéré de six mois et une chambre dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale.

Inutile de dire que ma collègue assistante sociale chargée de son suivi social (présente dans cette salle) est proprement éberluée. Moi aussi, il faut dire… De mémoire de professionnels œuvrant péniblement dans le domaine des soins aux toxicomanes, on n’a jamais vu de changement aussi rapide et radical ! La question reste de savoir si cela pourra tenir… Physiquement, Monsieur D. n’a pas grossi, mais il a incontestablement meilleure mine.

Il m’explique, lors de cet entretien, que dès sa plus tendre enfance, il avait été lavé dans quarante calebasses afin d’être préparé à ses futures fonctions. A dix-huit ans, vraisemblablement avant l’initiation définitive, il avait décidé de prendre la fuite en prétextant un voyage dans un pays voisin pour se rendre au marché. Après quelques années dans ce pays, Monsieur D. avait ensuite rejoint un de ses frères qui se trouvait en France.

Monsieur D. est formel : il a toujours été attiré par l’Occident et la vie moderne ; les choses de la tradition ne l’ont jamais intéressé ! Maintenant, il est prêt à se soumettre car il sait qu’il n’a plus le choix. S’il en croit les rêves qu’il fait la nuit, au pays « ils font des choses » pour le faire revenir. « Je reçois des messages, me dit-til, qui me disent en gros ‘maintenant ça suffit, tu rentres ou t’es mort !’ ».
Je réitère une fois de plus mon inquiétude et conseille de nouveau à Monsieur D. de se presser de rentrer au plus vite malgré sa peur bien compréhensible. Mais Monsieur D. s’entête : il attend d’avoir suffisamment d’argent de côté pour acheter des cadeaux pour tout le monde…

Suites  
 

Plusieurs mois se passent au cours desquels Monsieur D. vient me voir de loin en loin pour me parler de problèmes ponctuels ou simplement me donner de ses nouvelles. A la stupéfaction de tous, il « tient » : il ne se « redéfonce » pas, son stage se passe très bien ; il parvient à tenir les horaires, travaille sans rechigner, prenant même plaisir à la tâche ; le seul souci est son camarade de chambrée, un marabout sénégalais avec qui la cohabitation s’avère complexe… Les deux hommes s’en tirent en s’ignorant souverainement.

Un jour, après une assez longue période sans contact, Monsieur D. demande un rendez-vous avec moi en urgence : son père est mort. Lorsque je le reçois, Monsieur D. est hagard : il n’a pas fermé l’œil depuis qu’il a appris la nouvelle, il y a de cela onze jours. Il a très peur : il voit un homme en blanc qui le suit partout. La nuit, au lieu de dormir, il « reçoit » des recettes de guérison qu’il s’applique à transcrire dans un cahier. Proche de l’épuisement, son état est impressionnant.
Mon premier réflexe est de l’adresser aux urgences psychiatriques. Pourtant, je suis persuadée que ce serait là une erreur clinique et qu’il faut d’abord tenter une intervention construite selon la logique du travail que je fais avec lui depuis le début. Je décide donc de le diriger vers la mosquée pour prier, d’une part, tout en lui enjoignant d’acheter immédiatement son billet d’avion pour le Mali ou du moins de verser un accompte s’il n’a pas suffisamment d’argent pour payer la totalité du billet. Ma prescription fonctionne : une fois le billet reservé et l’accompte versé, les manifestations se calment et Monsieur D. retrouve le sommeil.

C’est après cet événement que la teneur de ma relation avec Monsieur D. s’est modifiée. S’étant décidé in extremis à se soumettre aux exigences de son monde, Monsieur D. était désormais tout comme moi, au fond, un thérapeute en herbe… Dès lors, sa guérison passait par l’apprentissage de son métier et c’est moi, sa psychologue, qu’il semble avoir choisi comme premier « cas » !

Il ne venait plus à nos rendez-vous pour son traitement à lui, mais pour le mien qu’il avait décidé d’entreprendre sans que j’ai le moindre mot à dire sur la question. Non seulement c’était de bonne guerre, c’était aussi pour lui je pense un moyen subtile d’éprouver la solidité de ma position intellectuelle : est-ce que mon intérêt pour les pensées, les manières de faire et les techniques de son monde étaient réel ou simplement le fait d’une condescendante tolérance envers sa « différence »[8]? Pour un homme passionné de modernité, la question n’était pas futile.

Pour mon traitement, Monsieur D. procédait par divination en notant des signes sur une feuille blanche qu’il interprétait ensuite. La conclusion de la séance était une prescription assortie d’une demande de rendez-vous pour contrôler le bon déroulement de la prise en charge…

Et c’est ainsi que je me suis retrouvée dans l’obligation, si je ne voulais pas me disqualifier moi-même, d’exécuter les prescriptions de mon patient. M’y soustraire par principe aurait en effet signifié que la position que j’avais prise jusque-là de considérer avec sérieux les attachements de mon patient, et tout particulièrement les systèmes thérapeutiques de son monde, n’aurait été qu’un leurre, une sorte de ruse pour amener Monsieur D. à arrêter la défonce. En effet, comment d’un côté encourager ce dernier à se soumettre aux règles d’initiation de son groupe, l’encourager à apprendre les techniques thérapeutiques de ce groupe, tout en insinuant de l’autre que ces mêmes techniques ne sont pas valables pour moi, par exemple, parce que je n’y croirais pas ? Ou parce qu’un psychothérapeute qui se réspecte ne peut décemment abandonner sa position de neutralité bienveillante pour accepter les prescriptions d’un patient, même lorsque celles-ci sont faites avec les meilleures intentions ? Impossible !

De fait, l’efficacité de mon intervention auprès de Monsieur D. est indissociable de ma position initiale. Car, écartelé entre tradition et modernité, aux prises avec une problématique qui concerne actuellement l’ensemble de la planète, Monsieur D. a trouvé en moi une interlocutrice disposée à le suivre — voire à le devancer — dans ses questionnements, ses craintes et ses contradictions vis-à-vis de son monde et des contraintes que celui-ci fait peser sur lui. Or, une telle rencontre n’est possible qu’à condition pour le « psy » d’être disposé à accorder du poids à des théories qui a priori nous échappent, leur attribuer d’entrée de jeu une rationalité et une logique que nous pourrions êtres intéressés à découvrir et comprendre.

C’est en tout cas dans cet état d’esprit que j’ai accepté d’effectuer les prescriptions que Monsieur D. est venu me faire sur place au centre de soins où j’exerçais ma fonction de psychologue… Il faut rappeler par ailleurs que j’avais à ma disposition des experts du Centre Georges Devereux à qui je n’ai pas manqué de demander la signification et l’objectif des trois prescriptions que Monsieur D. m’a faites au fil de ses « consultations » avec moi.

La première consistait à dormir avec un verre d’eau près de ma tête après avoir versé quelques gouttes d’eau sur le seuil de ma chambre à coucher puis de lui rapporter mon rêve de la nuit.

La seconde, à allumer deux bougies près d’un cours d’eau pendant la journée et de quitter les lieux sans me retourner (pas une mince affaire, dans Paris…).

La troisième, enfin, celle de jeter un œuf frais par dessus mon épaule et de continuer ma route sans me retourner, en plein jour. Je vous laisse imaginer là aussi, mon embarras lorsque j’ai voulu me plier à cette prescription en plein Paris…

Malgré l’incongruité apparente de ces prescriptions, je me suis executée à chaque fois, avec l’aval de mes collègues avertis du Centre. Pour ce qui est de mon rêve, je ne lui ai tout de même pas raconté tous les détails ! Non seulement je ne souhaitais pas me soumettre sans résistance aucune aux soins de mon patient, je voulais aussi mettre à l’épreuve ses capacités de thérapeute. Les interventions de Monsieur D. à mon égard avaient essentiellement pour objectif, à ce stade, d’éloigner de moi toute source de négativité. De fait, une série d'événements graves s’étaient effectivement produits à cette époque sur mon lieu de travail, événements que Monsieur D. ignorait évidemment totalement.

Parallèlement, Monsieur D. me faisait aussi des prédictions sur mon avenir professionnel tout en me prodiguant des conseils. Par exemple, « On va te faire une proposition : tu peux l’accepter, elle est bonne pour toi ! » En général, ses prédictions se sont vérifiées. Tout débutant qu’il était, il ne se débrouillait pas si mal mon patient-guérisseur en devenir !

Quelques jours avant son départ pour l’Afrique, Monsieur D. est venu me faire ses adieux en m’assurant qu’il allait poursuivre mon traitement « au pays ». Son intention était de partir quelques mois, six au plus, puis de revenir s’installer en France, son pays d’élection.

 
Deux ans plus tard  
 

Dans la salle de consultation, Monsieur D. est assis en face de moi, métamorphosé. Il est de retour en France depuis deux jours. Nous étions sans nouvelle de lui depuis longtemps. Les premiers mois, il s'était régulièrement manifesté par téléphone auprès de ma collègue assistante sociale qui veillait à la gestion de ses affaires pendant son séjour. Lors de son dernier appel il avait annoncé qu'il allait être hospitalisé sans préciser le motif de l'hospitalisation. Après cela, plus de nouvelles. Je ne cache pas que j’étais un peu inquiète… Qu’était-il devenu ? Je craignais le pire.

Lorsque je le retrouve deux ans plus tard, Monsieur D. a échangé sa casquette pour un élégant chapeau en cuir, son corps s'est lesté d'au moins dix kilos, c'est un homme installé. L'air goguenard il m'annonce qu'il a tout arrêté, même la cigarette. « Le crack, le Subutex®, le shit, les cachets, la ‘huit-six’, tout ça c'est terminé ! ». S’il est venu me voir, c’est pour me remercier, m’explique-t-il, et puis parce qu'il sait aussi qu'il n'est pas à l'abri d'une rechute. Mais il est surtout venu m'apprendre des choses. Car désormais nous sommes collègues. C'est du moins son avis !

Il me raconte l’intensité de sa peur au moment de partir pour le Mali, ne sachant quel sort lui serait réservé là-bas. Lorsqu’il avait constaté que son père avait laissé avant de mourir des instructions précises le concernant, il avait été rassuré : manifestement, il était attendu. L’hospitalisation n’en avait pas été une : c’était pour ne pas dire qu’il partait en brousse. Après, il s’était marié avec une femme restée au pays pour le moment mais qu’il avait le projet de faire venir en France dès que possible.

Lorsque je lui demande s’il compte vivre de son nouveau métier, Monsieur D. me répond que son père le lui a formellement interdit, lui prévoyant une mort rapide et certaine s’il contervenait à cet interdit. Du coup, il cherche un emploi tout en sachant très bien qu’il ne pourra pas faire autrement que pratiquer son art, mais jamais comme gagne-pain ! De fait, un mois après son retour, le bouche-oreille ayant fait son œuvre dans la communauté malienne, une trentaine de personnes défilaient chaque jour pour consulter Monsieur D. à l’hôtel social où il avait provisoirement trouvé une chambre… Le tenancier de l’hôtel avait commencé à se plaindre et Monsieur D. était à la recherche d’un logement indépendant.

Quant à la reprise de mon « traitement » après le retour de Monsieur D., estimant que mon patient guéri, j’avais terminé mon travail, j’ai décidé de ne pas effectuer sa dernière prescription. Celle-ci consistait à verser dans une grande bouteille d’eau un flacon de mon parfum habituel en y ajoutant des poudres que Monsieur D. m’avait apporté à cet effet. Je devais ensuite me laver entièrement avec l’onguent ainsi obtenu. Cette fois, j’ai décidé de m’abstenir… Je pensais expliquer ma décision à Monsieur D. lors de notre entretien suivant, mais Monsieur D. ne s’est pas présenté au rendez-vous et n’a pas repris contact par la suite. C’est ainsi que notre aventure commune s’est terminée.

Je vous remercie.

Notes
 

[1]. Conférence prononcée le 12 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l’épreuve de ses usagers organisé par le Centre Georges Devereux à l’Institut Océanographique de Paris les 12-13 octobre 2006.
[2]. Psychologue clinicienne, maître de conférences à l’Université Paris 8, directrice adjointe du Centre Georges Devereux.
[3]. Isabelle Stengers et Tobie Nathan, Médecins et sorciers, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1995/2004, p. 28.
[4]. Une grande partie de ce texte a été publié dans La guerre des psy : manifeste pour une psychothérapie démocratique (Sous la direction de Tobie Nathan, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006) dans un chapitre intitulé : « Interpréter ou mettre les patients en situation d’expertise ? »
[5]. Cocaïne-base se présentant sous forme de « cailloux » que l’on brûle pour en inhaler la fumée.
[6].Il s'agit d'un opiacé de synthèse, traitement de substitution, faisant par ailleurs l'objet d'un marché noir.
[7]. Sur les systèmes de soins traditionnels bambara, voir Nathan T. (1998) Eléments de psychothérapie, in T. Nathan et al. Psychothérapies, Paris, Odile Jacob, pp. 11-96Voir aussi Bastien C. (1988) Folies, mythes et magies d’Afrique noire : propos des guérisseurs du Mali, Paris, L’Harmattan.
[8]. Sur la « malédiction » de la tolérance, voir Stengers I. (1997) Cosmopolitiques, Tome 7 : Pour en finir avec la tolérance, Paris, Le Seuil/Les Empêcheurs de penser en rond.

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