De l’autre côté du miroir.

« Sacks, vous êtes un cas ! »
Le chirurgien qui a opéré la jambe d’Oliver Sacks.

 

Emilie Hermant[1]


Conférence prononcée le 13 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l'épreuve de ses usagers.

Les pratiques du savoir
 
 

J’ai la mission d’introduire le dernier après-midi du colloque… Je dois vous présenter le thème de cette demi-journée, qui s’intitule « Le savoir ‘psy’ à l’épreuve des usagers ». C’est une mission compliquée ! D’abord parce que « Le savoir ‘psy’ » est un très vaste sujet, ensuite parce que les intervenants de cet après midi, s’ils vont en effet tous évoquer la question de la connaissance en psychologie, vont le faire depuis des terrains et surtout des manières d’aborder le problème extrêmement différents les uns des autres — les Troubles Obsessionnels Compulsifs, le traumatisme psychique des Hutus et des Tutsis, la géopolitique clinique et pour finir, la thérapeutique Yoruba… Or s’il y a quelque chose que je veux justement éviter, c’est de sacrifier cette hétérogénéité pour le bien de mon introduction ; il est hors de question que je « fourre tout dans un seul et même sac ». Ce serait un geste anticonstitutionnel vis à vis de l’ethnopsychiatrie qui est défendue dans ce colloque. Ce serait ethnopsychiatriquement incorrect, si vous voulez !

Ce thème, « Le savoir ‘psy’ », peut à première vue apparaître excessivement théorique et abstrait — un thème rêvé pour un épistémologue, par exemple. Mais heureusement que les philosophes des sciences comme Bruno Latour et Isabelle Stengers sont passés par là et qu’il est possible de traiter de la connaissance scientifique comme ce qu’elle est aussi, comme ce qu’elle est avant tout : un ensemble de pratiques. Ce n’est pas au Centre Georges Devereux que l’on va dire le contraire… La méthodologie à l’œuvre dans chacune des consultations du Centre a précisément été pensée comme une pratique de la recherche. Que ce soit avec les familles migrantes adressées par les juges des enfants ou avec les patients que nous recevons dans le cadre de nos différents dispositifs de recherche, l’obsession des intervenants du Centre Georges Devereux, c’est de mettre à l’épreuve « le » savoir-psy en le confrontant à d’autres savoirs, ceux qui sont charriés par les mondes de nos patients. En d’autres termes, il s’agit de s’intéresser au savoir psy, non pas comme une entité abstraite, stabilisée, anonyme, universelle et éternelle, mais au contraire comme un processus très localisé, en mouvement, un processus de construction par des collectifs. Comme Philippe Pignarre a rappelé tout cela très précisément hier matin, je ne m’étendrai pas.

 

télécharger au format word :

 

 

 

 

 

 

 

 


La jambe d’Oliver
 
Mais revenons à la pratique, ou plus exactement à l’approche pragmatique du savoir psy. A ce sujet, et pour ajouter un peu plus encore à l’irréductible hétérogénéité de cette après midi, j’aimerais vous raconter — pragmatisme oblige — une histoire, une histoire de cas, comme on dit. Cette histoire a la particularité de faire symétrie avec la conférence de Catherine Grandsard qui évoquait hier matin son patient devenu thérapeute, puisqu’il s’agit maintenant de raconter l’histoire d’un thérapeute devenu patient. Cette histoire est racontée dans un livre d’Oliver Sacks. Même s’il n’est peut être plus besoin de présenter Oliver Sacks, illustre neuropsychologue d’origine anglaise, qui vit depuis les années soixante à New York où il exerce à la fois comme professeur de neurologie et comme praticien, même s’il n’est peut être plus besoin de présenter cet auteur dont les merveilleux livres sont traduits dans 22 langues, c’est pourtant bien de son cas, et non de l’un de ses cas, dont j’aimerais vous parler maintenant. En 1984, il publie Sur une jambe, c’est son troisième livre, après Migraine, qui était paru en 70 et Cinquante ans de sommeil, paru en 73. Sur une jambe — Témoignage, est moins connu que ses autres livres [2] , et pourtant c’est peut être le plus intéressant de tous. En tous cas, moi, je l’ai lu avec une passion toute particulière, d’abord parce qu’il s’agit d’une espèce d’« autobiographie neuropsychologique », qu’il a écrit (et qui se lit) comme un vrai roman. Ensuite parce que ce livre est une histoire de révélation. L’expérience qu’il y raconte en même temps que la façon dont il rapporte cette expérience font révélation pour lui. Deux choses se transforment radicalement pour Sacks à partir de l’écriture de ce livre : son champ de recherche et sa façon d’écrire, de transmettre son savoir ; en d’autres termes, sa très particulière façon de savoir ce qu’il sait naît pendant qu’il écrit ce livre — et s’il est raisonnable de penser que ce processus a commencé bien avant cette histoire, la naissance de ce genre de choses se faisant souvent en plusieurs fois, ce livre marque véritablement une rupture dans la bibliographie de Sacks : c’est après avoir écrit Sur une jambe qu’il va trouver/savoir/s’autoriser/se permettre/être désormais contraint… — les processus à l’œuvre dans l’écriture des livres savants pourraient à eux seuls faire l’objet d’un colloque supplémentaire… — c’est après avoir écrit Sur une jambe, donc, que Sacks va se mettre à écrire les livres si singuliers qu’on lui connaît, de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau qui paraît un an plus tard, en 1985, à Un anthropologue sur Mars, qui paraît dix ans plus tard, en 1995.




L’histoire est la suivante. Nous sommes au début des années quatre-vingt, Sacks a tout juste cinquante ans, il est en pleine possession de ses moyens physiques, « fort comme un buffle », comme il le dit lui-même non sans malice, et c’est depuis longtemps un médecin reconnu, quoi que parfois critiqué pour l’originalité, la non orthodoxie de certains de ses choix méthodologiques. Un matin d’été, il part seul pour l’une de ces randonnées dont il raffole, sur le flanc d’une montagne de Norvège où il passe ses vacances. Alors qu’il a presque terminé l’ascension du sentier abrupte qui le mène au sommet, il se retrouve nez à nez avec un taureau — avec un monstre plus exactement, un monstre norvégien, tout blanc, doté de cornes immenses et d’horribles yeux globuleux dont la taille se met à augmenter démesurément, occupant en quelques secondes tout le champ de vision de Sacks… Sacks parvient à garder son calme quelques instants, puis « ses nerfs lâchent » et il part en trombe dans le sens inverse, c’est à dire qu’il commence à dévaler, à survoler même, le sentier qu’il avait mis quatre longues heures à gravir. Presque aussitôt, il tombe et il se blesse grièvement la jambe gauche, au niveau du genou et du muscle de la cuisse. Il se traîne pendant des heures et des heures pour tenter de gagner la vallée, dans des douleurs abominables mais il ne progresse pas assez vite, et il serait certainement mort des suites de sa blessure et du froid de la nuit s’il n’avait pas été sauvé par des chasseurs en train de bivouaquer non loin de là. La blessure est grave et notre héros est transporté en urgence dans un hôpital de Londres pour se faire opérer. Sa prise en charge, depuis son transfert de Norvège jusqu’à l’opération à Londres correspond à une expérience presque aussi bouleversante que sa chute : de médecin, Sacks est devenu patient. Ce dernier point n’a rien de très remarquable. Qui, parmi les soignants qui se trouvent dans cette salle, n’a jamais fait cette expérience certes pénible, mais assez banale : être un patient ? Jusque là, l’aventure de Sacks est certainement une expérience très marquante — une expérience traumatique, dirions-nous… elle est vraisemblablement un enseignement pour lui (ne plus jamais partir seul en randonnée en Norvège, par exemple), mais elle n’est pas encore tout à fait une révélation.

Les complications commencent les jours qui suivent l’opération — qui a notamment consisté à réparer son genou et à recoudre le tendon arraché de son muscle quadriceps. Les jours passent et malgré la satisfaction de tous — l’opération est un succès, le chirurgien est très content — Sacks, lui, est très mal à l’aise. Il ne sent pas sa jambe, elle n’a aucune présence, elle n’a plus aucune réaction. Sous son plâtre, le muscle est totalement atonique, il reste flasque, non pas exactement comme s’il était mort, mais comme s’il était une espèce de corps étranger qui ne serait pas un muscle — qui serait le fantôme d’un muscle, peut être ? Sacks sent qu’il y a là quelque chose d’anormal, mais le chirurgien et les kinés qui s’occupent de lui ne prennent pas ses plaintes au sérieux. Les jours, les semaines passent et cette sensation, loin de diminuer, persiste et plonge notre neuropsychologue dans un malaise croissant. Non seulement sa jambe ne répond plus à ses efforts quotidiens, même pas par un infime petit signe de jambe infirme, mais des sensations de dé-réalisation très étranges et effrayantes accompagnent cette espèce d’expérience de trou dans son corps. Chaque nuit, il fait cauchemar sur cauchemar, il rêve par exemple que c’est la guerre et qu’une « bombe à déréalisation » sévit autour de lui, produisant des trous dans la réalité, détruisant la pensée, détruisant l’espace même de la pensée. Souvent, il a l’impression de devenir fou, d’ailleurs il ne peut rien dire de ses sensations aux médecins qui le regardent sinon comme un fou, du moins comme un hystérique quand il essaie d’expliquer ce qui lui arrive : tout est normal, Monsieur Sacks, votre jambe est réparée, vous devez faire de la rééducation, voilà tout ! Mais lui sait très bien ce qu’il sent et ce qu’il sent est extraordinairement effrayant : il n’a plus de jambe gauche et il n’a plus aucune idée d’où elle peut bien se trouver. Tout ce temps, bien sûr, notre patient ne cesse jamais d’être un neuropsychologue pour autant. Il écrit à Louriia, le célèbre neurologue Russe, avec lequel il est en correspondance depuis quelques années. Sacks lui raconte qu’il est persuadé que pendant l’opération, son cerveau a été atteint d’une manière ou d’une autre, ce qui expliquerait la « neuropathie » [3] dont souffre sa jambe, comparable à celle qu’il a constatée chez des patients atteints par exemple de tumeur cérébrale. La neurologie ne peut alors expliquer autrement ce genre de phénomène : un dérèglement pareil a forcément une cause au niveau central. Or son cerveau n’a subit aucun dommage, ni pendant la chute, ni pendant l’opération. Vous voyez, Sacks fait le détective, tout se passe comme Tobie Nathan nous le disait hier : il est malade, il cherche l’être qui est derrière tout ça, mais c’est triste, c’est douloureux, il est seul — et malheureusement pour lui, son ami Louriia est en vacances dans sa datcha d’été et ne lira sa lettre que des semaines plus tard…

Ses cauchemars cessent au moment où on lui retire son plâtre et au bout de trois ou quatre semaines d’absence totale au monde en général, et au corps de Sacks en particulier, sa jambe montre quelques premiers signes sporadiques de vie nerveuse, sous la forme de frémissements, de spasmes incontrôlés, parfois de douleurs foudroyantes. Pour la première fois, il doit se lever et apprendre à marcher avec des béquilles. Etant donné qu’il ne sent toujours pas sa jambe, cet exercice est d’une difficulté inouïe : non seulement il ne sait plus marcher, mais en plus, comme il n’a aucune idée de l’emplacement où se trouve sa jambe, il est empêché dans ce réapprentissage par la farouche récalcitrance de son membre. Il écrit : « Ce n’était pas ma perception en tant que telle qui était chaotique, mais l’espace lui-même, ou la mesure — ce qui précède la perception. J’eus le sentiment, pendant même que je vivais cette expérience, de contempler les fondements mêmes de la mesure, de la mensuration, de la constitution d’un monde. »[4] Autrement dit, la re-naissance de sa jambe n’est permise que par la re-naissance du monde, par la fondation de toutes les coordonnées d’un monde nouveau.

Comme souvent avec les histoires de maladies, l’expérience-révélation de Sacks se poursuit et trouve une apogée particulière lors de sa guérison. Tant qu’il essaie simplement de réapprendre à marcher, il n’y arrive pas, et il se trouve projeté dans des abîmes morales sans fond, se voyant non seulement condamné à vie dans une chaise roulante, mais rendu fou par la coexistence d’un membre dont tout le monde dit qu’il est normal, certes un peu maigre mais bien vivant, alors que lui sent que cette chose aussi inerte, aussi froide qu’un cadavre ne lui appartient en aucune façon. Il cite Nietzsche à la rescousse pour exprimer la terrible crise qu’il traverse alors : « Si vous scrutez l’abîme, il vous scrutera en retour »… Tout bascule le jour où, essayant une énième fois de réapprendre à marcher, traversé par les terribles sensations kinesthésiques hallucinatoires que j’ai citées plus haut, qu’il décrit comme une sorte de big bang intime, un mélange de frayeur et d’expérience mystique, il est sauvé par la musique — et plus exactement par un passage fortissimo du concerto pour violon de Mendelssohn. Au plus fort de son désespoir, alors qu’il tient debout tant bien que mal entre le mur de l’hôpital et le bras de sa kiné, la musique de Mendelssohn monte en lui et lui impulse, lui substitue son propre mouvement. Il écrit : « Aussitôt, sans que j’y aie préalablement pensé, sans que je l’aie aucunement projeté, je me mis à marcher, sans effort, joyeusement, avec la musique »[5] . Les retrouvailles avec sa jambe perdue ont des accents William-Jamessiens : « J’étais dans le couloir, en train de revenir vers ma chambre, lorsque se produisit ce miracle — ma musique, la marche, l’actuation de ma jambe, tout en même temps. Désormais, j’en eus la certitude absolue, je pouvais croire en ma jambe, je savais, de nouveau, marcher. »[6] Il conçoit aussitôt une espèce de paradigme personnel de la marche. Pour lui, à ce moment-là, « La musique, l’action et la réalité ne font qu’un. »[7] . A partir de cet instant, il va progressivement remarcher, jusqu’à sa guérison totale, qui prendra quelques semaines.

 

La maladie est une contrainte à produire de la pensée supplémentaire
 
Cette maladie a contraint Sacks à produire de la pensée. Non pas seulement parce qu’il était Sacks, non pas seulement parce qu’il était un professionnel de la pensée, mais justement parce qu’il était un patient. La maladie, par sa nature même d’expérience à la fois si douloureuse et si étrange, par son caractère nécessairement incompréhensible pour celui qui en est affecté, est une contrainte à produire non seulement de la pensée supplémentaire, mais aussi, de la pensée qui soit à la hauteur. Cette expérience et cette nécessité de la pensée consubstantielle à la maladie, elle est là chez tous les malades. La maladie, quand elle est un peu plus grave qu’une grippe cependant (et encore…), qu’elle soit mentale ou physique, pose une énigme farouchement personnelle au malade : pourquoi cela m’arrive t-il : pour quoi faire ?

A quoi sert cette production de pensée qui surgit au contact de l’expérience-maladie ? A calmer les angoisses du patient ? A donner du sens, comme on dit parfois un peu trop rapidement en psycho ? Je ne crois pas ; en tous cas, cette fois, avec Sacks, ce supplément de pensée l’entraîne beaucoup plus loin que le fait de simplement « donner du sens ». Sacks n’a pas seulement produit de la pensée pour lui, il n’a pas seulement écrit un livre à partir de cette histoire, il a produit de la connaissance, du savoir supplémentaire pour sa discipline, la neuropsychologie. Certes, Sacks n’a pas été un patient comme les autres — si tant est qu’il y ait des patients comme les autres… Il a traversé une expérience relevant d’ailleurs d’un genre auquel l’ethnopsychiatrie s’est toujours vivement intéressée : il a été un thérapeute-malade et ce faisant, il est devenu à la fois plus thérapeute et plus savant qu’avant. Là, tandis qu’il faisait ce voyage effrayant, là et nulle part ailleurs, il a découvert sa très particulière manière d’être Oliver Sacks : un médecin qui s’intéresse aux malades non pas depuis leurs handicaps, mais au contraire parce qu’ils ont des compétences que les autres n’ont pas et parce qu’ils révèlent des aspects du monde que les autres ne sont pas capables de voir.

Sacks écrit, à propos du moment où il recouvre la marche dans le couloir de l’hôpital : « Je venais de vivre les dix minutes les plus mémorables et les plus capitales de toute ma vie. »[8] Que contiennent ces dix minutes ? Un chaînon manquant. Un bloc condensé de connaissances, un amalgame d’amorces de savoir sur ce qu’il a appelé par la suite, avec Louriia, les « neuropathies périphériques », mais aussi, et étroitement mêlés à cette espèce d’eureka scientifique, une expérience très étrange, presque mystique — Sacks parle de grâce. Il écrit : « Une grâce entra, comme entre la grâce, au cœur même des choses, dans le centre le plus secret, le plus profond et le plus inaccessible de l’être, et elle coordonna, subordonna instantanément tous les phénomènes à elle-même. Elle rendit le mouvement suivant évident, certain, naturel. La grâce s’avérait la condition préalable et l’essence de tout acte. Solvitur ambulando : la solution au problème de la marche est… la marche. La seule façon d’y parvenir est… d’y parvenir. La clé de ce paradoxe est le mystère de la grâce. L’action et la pensée trouvèrent là leur terme et leur repos. »[9]



Sacks raconte qu’il n’a plus jamais pu se laisser enfermer dans aucun « catéchisme neurologique » après cette expérience. Cet événement devient le fil conducteur de ses recherches ultérieures. Après des travaux sur la migraine (il était migraineux lui-même, il faut le noter en passant !), le parkinsonisme, les symptômes postencéphalitiques, le syndrome de Gilles de la Tourette, il se consacre désormais aux perturbations de l’image corporelle consécutives à des névropathies périphériques, et rencontre alors des centaines de patients qui se plaignent de symptômes similaires à ceux qu’il a lui-même subis après son accident en montagne. Il fait alors les découvertes qu’il consignera dans ses livres postérieurs à propos de l’image et du soi corporels. Ces découvertes, aurait-il pu les faire avant sa chute, avant son expérience de patient ? D’après les dires de Sacks lui-même, il est probable que non.

Ce que Sacks a découvert au moment de son expérience de malade lui a permis de voir/éprouver/apprendre/découvrir ce qui était jusqu’à lors invisible aux médecins. Ce n’est qu’à partir de cette connaissance si particulièrement acquise qu’il a pu entendre ce que les autres patients avaient à dire sur ce genre de phénomène. Sans cela, il était dans le « catéchisme neurologique », c’est à dire un peu dans la même surdité que son chirurgien de Londres, qui, lorsque Sacks s’était plaint, lui avait répondu en quelque sorte : « je ne peux pas entendre ce que vous dîtes parce que je ne sais pas de quoi vous voulez parler ». Cette affaire n’a pas seulement à voir avec la capacité d’écoute du soignant, ni avec son empathie, ni avec son intelligence, ni avec son talent, mais avec ce principe fondamental suivant lequel, en médecine comme en thérapie, les énoncés des patients n’émergent que s’ils sont susceptibles d’être véritablement entendus par leurs thérapeutes, c’est à dire s’ils peuvent être re-connus par eux : s’ils forment du « déjà connu » pour le praticien. Sinon ces énoncés se taisent, et alors ils sont autant de trous pour la connaissance de la maladie dont souffre le patient. Le plus souvent, ces pensées — en tant que telles, en tant qu’elles ne forment surtout pas uniquement du matériel psychique à interpréter mais bien des éléments à prendre en compte dans le corpus même qui forme le savoir médical et psychologique — n’intéressent ni la médecine, ni la psychologie. Les patients gardent leurs sensations, leurs découvertes pour eux et c’est autant de déperdition fatale pour la connaissance médicale et psy.

J’ai souhaité vous raconter cette histoire parce qu’elle rappelle une évidence pourtant constamment redoutée et évitée en psychologie. Les chemins qui mènent au savoir déterminent le savoir proprement dit. Ces chemins, ces voies, ces parcours de connaissance, sont d’abord subjectifs, si par subjectif on n’entend pas seulement l’expression d’un ego isolé retranché dans son fort psychique intérieur, mais aussi et surtout les contraintes internes et externes, la somme des enjeux, personnels, sociaux, politiques, les alliances, qui forment les attachements d’une personne et qui forment dans le même mouvement ce qu’Isabelle Stengers appelle sa capacité de récalcitrance. Quand nous évoquons la question du savoir psy, je crois qu’il ne faut pas oublier ce problème : cette subjectivité (mais le mot ne convient pas, il est trop petit pour contenir tout ce je veux y mettre, il faudrait en inventer un autre ? Nousjectif, par exemple ?) — le problème, donc, c’est que tout ce qui constitue cette « nousjectivité » est précisément rejeté par la psychologie comme autant de biais méthodologiques.

Cet après-midi, il va être question d’expériences et de contextes où cette capacité de récalcitrance est délibérément placée au premier plan, en tant que donnée incontournable, en tant que contrainte absolue pour le savoir en constitution, et même souvent comme point de départ pour la connaissance en train de se faire. Là où la psychologie voit habituellement un biais méthodologique, là où elle s’écrie, indignée/paniquée : stop ! interdit d’entrer !, les intervenants de cet après-midi, à l’instar de Sacks, nous proposent au contraire : je vous en prie, si vous voulez qu’on fabrique du savoir, c’est par ici qu’il faut passer…

L’un des modèles suprêmes de ce processus sera évoqué en fin d’après-midi par Tobie Nathan et Lucien Hounkpatin à propos d’une pratique thérapeutique qui se déroule sous les yeux, sous la surveillance, du groupe qu’elle concerne, les Yorubas du Bénin. Mais avant cela, nous allons aborder une expérience menée un peu moins loin, conjointement par Elie Hantouche, psychiatre, et l’Association Française des personnes souffrant de Troubles Obsessionnels Compulsifs, représentée par Christophe Demonfaucon, son Président, où un expert travaille sous l’étroite et très rigoureuse, quoi que très sympathique, surveillance d’un groupe d’usagers.

 

Notes
 

[1]. Psychologue clinicienne au Centre Georges Devereux (Université Paris 8). Intervention pour le colloque d’ethnopsychiatrie « La psychothérapie à l’épreuve de ses usagers », le 13 octobre 2006 à 14h30 dans le cadre de l’après-midi : « Le savoir ‘psy’ à l’épreuve des usagers ».
[2]. Ma reconnaissance éternelle à Vincent Bergerat pour avoir si bien compris ce que j’avais tant de mal à faire, qu’il m’a fait découvrir ce livre.
[3]. Le terme de neuropathie regroupe toutes les affections du système nerveux périphérique, formé de nerfs et de ganglions, par opposition aux encéphalopathies (affections de l’encéphale) et aux myélopathis (affections de la moelle épinière).
[4]. Oliver Sacks, p. 117.
[5]. Op. cit., p. 120, c’est l’auteur qui souligne.
[6]. Op. cit., p. 120, c’est l’auteur qui souligne.
[7]. Op. cit., p. 122.
[8]. Op. cit., p. 126.
[9]. Op. cit., p. 125-126.

Bibliographie
 
William James, La volonté de croire, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2005.

Catherine Lutz, La dépression est-elle universelle ?, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2004.

Bruno Latour, La science en action — introduction à la sociologie des sciences, Folio-Essai, Gallimard, Paris, 1995.

Tobie Nathan, « Manifeste pour une psychopathologie enfin scientifique », in Médecins et sorciers, avec Isabelle Stengers, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1995.

Oliver Sacks, Sur une jambe — témoignage, Le Seuil, Paris, 1987. [Edition originale : A leg to stand on, Gerald Ducworth & Co. Ltd., Londres et Summit Books, New york, 1984.]

Isabelle Stengers et Bernadette Bensaude-Vincent, 100 mots pour commencer à penser les sciences, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2003.

Clinique de l'infortune
La psychothérapie à l'épreuve de la détresse sociale
Editions Le Seuil/Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, mai 2004 — 200 pages, 18 euros dans les bonnes librairies
 
Droits de diffusion et de reproduction réservés © 2006— Centre Georges Devereux