Texte paru dans ABSTRACT PSYCHIATRIE, N°212, février 200
L'ethnopsychiatrie en butte aux néo-staliniens | |
par Tobie Nathan |
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L'ethnopsychiatrie en butte aux néo-staliniens Il me semble important d'informer les psychiatres sur une véritable campagne d'intoxication au sujet de la pratique de l'ethnopsychiatrie campagne qui dure depuis plus de trois ans et qui n'a d'autre but que de disqualifier une pratique innovante afin de ne pas remettre en cause le consensus des bien-pensants. Deux nouveaux articles viennent de paraître sous la plume du même Didier Fassin [1] qui veut laisser penser qu'ainsi il instaure un débat. Le débat serait le suivant : soigner des immigrés en tenant compte de leur appartenance culturelle c'est-à-dire de leur langue, de leurs coutumes, de leurs habitudes thérapeutiques (ce qui, soit dit en passant, devrait être perçu comme une évidence par tout clinicien) aboutirait à les stigmatiser, à les "enfermer dans leur culture", à leur interdire cette énigmatique "intégration" à laquelle ils aspireraient de toutes leurs fibres. C'est alors qu'apparaissent les injures. Ceux qui reconnaissent une appartenance aux migrants ; c'est à dire qui les pensent "attachés" à des lieux, des objets, des paroles, des manières de faire ne seraient au fond que des (néo)racistes. Drôle de retournement lorsque l'on sait qu'une séance d'ethnopsychiatrie au Centre Georges Devereux [2], totalement gratuite pour les patients, réunit durant en général trois heures, une dizaine de cliniciens expérimentés pour essayer de comprendre au mieux, et au plus près de leur propre perception, la problématique des familles. La communauté des cliniciens acceptera-t-elle de laisser insulter de cette manière des praticiens totalement dévoués à leurs patients qui, sans compter ni leur temps ni leur énergie, se sont engagés à trouver des dispositifs efficaces pour la prise en charge des plus mal lotis ? S'y ajoute une seconde série de critiques : reconnaître une appartenance aux immigrés en souffrance psychologique, les penser "attachés" à leurs dieux, à leurs guérisseurs ce qui, soit dit à nouveau en passant, n'est qu'une reprise des propres paroles des patients reviendrait à étouffer la question sociale, à se faire complice voire même à se faire l'agent d'un pouvoir qui aurait tout à gagner à les laisser croupir dans leur misère. Et de nous resservir une version modernisée de l'opium du peuple. Pourquoi l'ethnopsychiatrie, nouvel opium du peuple, rencontre-t-elle un certain succès ? Non pas du fait qu'elle traite de manière originale et souvent efficace de vrais problèmes cliniques non ! parce qu'elle engourdit les instances administratives et les travailleurs sociaux à cette nouvelle drogue[3]. Une troisième série de critiques vient porter l'attaque sur le plan clinique. D'après Didier Fassin, s'appuyant sur des commentaires de Richard Rechtman (1995), de Fethi Benslama (1996, 1999) et d'Elisabeth Roudinesco (1999)[4], auteurs bien connus pour leurs passions idéologiques, une clinique psychothérapique découlerait nécessairement de postulats universalistes. Il affirme même que les conditions de possibilité de cette pratique ne seraient pas de nature pragmatique ou scientifique, mais constitueraient en quelque sorte un impératif moral. Et d'arriver à des propositions plutôt comiques selon lesquelles affirmer l'existence de l'inconscient, y compris à propos de migrants d'origine lointaine, serait équivalent à adhérer aux principes de la république[5]. Quelle drôle de prémisse ! Une discipline scientifique aurait donc un impératif moral comme condition de possibilité Apparemment, le ridicule ne tue pas, même dans une revue comme L'homme . Des pratiques néo-staliniennes Il est temps de s'élever contre ces pratique staliniennes d'un autre âge. L'on se souvient que naguère, pour disqualifier un chercheur dont on pensait que les propositions étaient contraires à la ligne du parti, on usait de toutes les injures disponibles. Je n'ai pas encore été traité de "vipère lubrique", mais tout de même de "gourou", de "partisan de l'apartheid", "d'agent de l'administration (post)coloniale", de "néo(raciste)" Je rappelerai seulement que s'il fallait définir l'ethnopsychiatrie telle qu'elle est pratiquée au Centre Georges Devereux, je dirais pour faire court, qu'il s'agit d'introduire la pratique de la médiation c'est-à-dire de la diplomatie dans lunivers de la psychiatrie[6]. La théorie développée dans L'influence qui guérit [7], que j'ai ensuite approfondie et précisée dans "Éléments de psychothérapie"[8] est une tentative de tirer les conséquences, tant conceptuelles que techniques, de vingt années de pratique psychothérapique auprès des populations migrantes. Elle ne constitue sans doute pas une théorie achevée, mais un essai d'énoncer à la fois les principes techniques permettant le travail psychothérapique auprès des migrants, tout en essayant d'y intégrer la masse de connaissances issues des études anthropologiques de terrain auprès des guérisseurs[9]. Problèmes liés à la mondialisation Cet essai propose également une alternative à la manière dont la psychopathologie organise sa mondialisation, puisque cette discipline semble, du moins pour l'instant, avoir pris la décision de le faire à l'exemple de la façon dont se répandent dans le monde les produits industriels fabriqués en Occident c'est-à-dire en disqualifiant les produits locaux et en faisant naître par tous les moyens une demande spécifique chez les nouveaux consommateurs. En d'autres mots, psychiatrie et psychanalyse tentent de s'inscrire dans le procès général de mondialisation en proposant des produits estampillés du label "certifié rationnel", "certifié universel" avec la conviction que les usagers préfèreront ces produits "modernes" à leurs vieilleries. Ma proposition théorique générale se situe à l'opposé. Devant le constat de la mondialisation, elle propose de nouvelles bases théoriques s'interdisant de disqualifier les psychopathologies locales, se proposant de mettre en valeur les implicites théoriques de ces pratiques et de montrer qu'elles peuvent fournir, elles aussi et non pas elles seulement ! des solutions à des problèmes techniques rencontrés en tous lieux par les thérapeutes. Elle propose des dispositifs et des constructions théoriques qui permettent d'envisager un monde commun où cohabiteraient psychiatries, lieux de soin religieux et guérisseurs. L'ethnopsychiatrie : une méthodologie de la modernité En cela, l'ethnopsychiatrie n'est en aucune manière une nostalgie de systèmes traditionnels en voie de disparition, elle est au contraire une méthodologie de la modernité en train de se construire une méthodologie en sympathie avec les pratiques des acteurs et notamment des usagers qui n'hésitent jamais à circuler entre les différents lieux de soins disponibles. Cette tentative, certes ambitieuse, n'est possible que si l'on considère sur le même plan c'est-à-dire avec une égal respect les thérapeutes occidentaux et les "guérisseurs locaux", en créditant donc les théories des guérisseurs de la possibilité de rendre compte, au moins en partie, de leur pratique. Et cela ne découle pas d'un impératif moral, mais technique : il s'agit de construire une pratique qui accepte l'épreuve de ne pas disqualifier les pratiques des guérisseurs. De ce fait, et à l'exemple de Henri Collomb dans les années 60 à Dakar[10] , je considère les guérisseurs comme des "confrères" et j'envisage mes investigations sur le terrain comme des confrontations techniques de professionnels.
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[1].
Fassin D., 1999, "L'ethnopsychiatrie et ses réseaux. L'influence
qui grandit". Genèses, 35, juin 1999, 146-171 ; 2000, "Les
politiques de l'ethnopsychiatrie. La psyché africaine, des colonies
britanniques aux banlieues parisiennes". L'homme, 153, 231-250. Références bibliographiques |