LES STRATEGIES DE DECULTURATION [1] DANS LES CONFLITS CONTEMPORAINS.

 

NATURE ET TRAITEMENT DES ATTAQUES CONTRE LES OBJETS CULTURELS

par Françoise Sironi

Maître de Conférences en Psychologie Clinique et Pathologique, Centre Georges Devereux, Université Paris 8.

 

(TEXTE PARU DANS LA REVUE DE PSYCHIATRIE SUD/NORD, N° 12, 1999, N° CONSACRE AUX TRAUMATISMES.)

 

"L'être civilisé est celui qui a la chance d'être épargné par l'histoire".

Paroles de Marwan, combattant palestinien pendant la guerre du Liban. In P. Meney, Même les tueurs ont une mère, Paris, La Table Ronde, 1986 (p. 16).

                 

 

LES STRATEGIES DE DECULTURATION DANS LES CONFLITS CONTEMPORAINS.

NATURE ET TRAITEMENT DES ATTAQUES CONTRE LES OBJETS CULTURELS

Table :

PREAMBULE clic

ARGUMENT clic

HYPOTHESES clic

LES OBJETS CULTURELS : DEFINITION. clic

DESCRIPTION ET ANALYSE DE MECANISMES D'ATTAQUES CONTRE LES OBJETS CULTURELS. clic

Le viol systématisé des femmes [10] . clic

Les enfants soldats et la fabrication de "l'homme nouveau" par les Khmers rouges au Cambodge. clic

Les janissaires modernes. clic

La disparition des anciens. clic

La guerre dite "de basse intensité". clic

Les massacres collectifs. clic

L'arrestation des religieux et le saccage des lieux de culte. clic

L'enfermement et l'assassinat de thérapeutes traditionnels clic

UNE SOLUTION : LA STRATEGIE DE CAMOUFLAGE DES GROUPES MENACES DE DECULTURATION. clic

VERS UNE APPROCHE SPECIFIQUE ET CREATIVE DANS LES PRATIQUES DE LA PSYCHOLOGIE A CARACTERE HUMANITAIRE. clic

CONCLUSION clic

NOTES clic

BIBLIOGRAPHIE clic

 

 

PREAMBULE

Il aura fallu le Rwanda, la Bosnie, le Kosovo pour que les "psy" s'intéressent à l'articulation entre histoire singulière et histoire collective. Il aura fallu le Rwanda, la Bosnie, le Kosovo pour qu'ils s'intéressent réellement à l'impact de l'histoire collective sur un peuple tout entier. Si les événements traumatiques que traversent les groupes, les civilisations et les cultures façonnent leur destin, ces événements modèlent aussi irrémédiablement les types de désordres psychiques que présentent les populations touchées par de telles catastrophes.

Les conflits contemporains de ces dix dernières années ne sont pas de même nature que la plupart de ceux qui ont eu lieu antérieurement. Jusqu'aux années quatre-vingts, les conflits étaient principalement de nature à proprement parlé politique [2] . Ils concernaient généralement un état méticuleusement organisé pour mener la guerre contre des groupes d'individus défendant une idée politique différente de celle de l'Etat (luttes révolutionnaires, guerres de libération, revendications autonomistes, …). La répression était toujours ciblée sur des individus isolés (pour l'exemple) ou sur des petits groupes rebelles[3] , et ce même si le conflit opposait un groupe culturel à un état hégémonique [4].

En tant que clinicienne et thérapeute, mes premiers travaux de recherche sur la spécificité des traumatismes délibérément induits par des humains concernaient des personnes ayant connues la répression politique dans les années soixante-dix et quatre-vingts. Je traitais alors des victimes de torture et de répression politique ciblées isolément par des représentants besogneux de l'état centralisateur, à savoir les tortionnaires, pour mener à bien une entreprise de déshumanisation. A travers la persécution d'individus singuliers, c'est tout un groupe politique, culturel, social, religieux, qui était visé [5]. La clinique de la répression politique était parfaitement syntone aux buts visés et aux méthodes employées: la déculturation de tout un groupe culturel par l'organisation de la frayeur, et pour ce faire, on procédait alors au ciblage de quelques individus [6].

La grille d'analyse, alors parfaitement adaptée aux conséquences traumatiques spécifiques de ce mode de répression ainsi que le type de traitement psychologique qui prenait en compte la singularité des modes de répression et de torture doivent être affinés aujourd'hui.

Pourquoi ?

 

ARGUMENT

- Du Tibet au Chiapas, en passant par la Colombie, le Rwanda, la Bosnie et le Kosovo, nous assistons à une guerre culturelle, de groupe à groupe[7]. Cette guerre utilise tous les outils de la déculturation, de la capture et de l'assujettissement culturel connus de longue date mais "dépoussiérés" et remis "au goût du jour". Un concept a même été créé pour définir les attaques répétées, sournoises, entêtantes, contre les objets et représentants culturels : la guerre de basse intensité. Ainsi, l'attaque des objets rituels, l'organisation planifiée (sous des formes faussement "sauvages", mais nous y reviendrons) de meurtres visant délibérément la rupture de transmission et de filiation sont des procédés de déculturation massivement employés dans les conflits contemporains.

- Que les conflits contemporains aient pour particularité d'être ouvertement des conflits de groupe à groupe, c'est précisément ce que découvrirent bien souvent avec consternation tous les cliniciens "psy" occidentaux intervenant dans le champ de l'action humanitaire et habitués, comme je les décrivais plus haut, à des types de conflit d'une autre nature. Et voilà que des concepts honnis et maudits au cours de cinquante années de pensée qui se définit "de gauche"[8], sont violemment portés sur le devant de la scène des cliniciens occidentaux : à savoir celui de race, de culture, de groupe ethnique, ….

Face à un problème d'une telle ampleur, venant à la fois questionner leur appartenance collective et leur pratique de thérapeute, les cliniciens étaient confrontés à un problème : comment traiter les traumatismes de masse ? Individuellement ? Impossible, pouvons-nous dire aujourd'hui. Pourtant, c'est bien ce que tentèrent de faire les professionnels de la santé pendant de nombreuses années au cours de ces dix ans passés, quand ils exportaient aveuglément des modèles thérapeutiques à efficacité limitée, voire nulle, dans des sociétés non-occidentales ou dans les pays de l'ex-Europe de l'Est[9].

 

 

HYPOTHESES

- Les conflits modernes, je l'ai dit plus haut, sont des conflits "de groupe à groupe". Leur émergence a réactualisé ce concept. L'impact pour les professionnels de la santé est le suivant : ces conflits contemporains viennent non seulement signer la limite de l'efficacité des modes de traitement individuels. Ils viennent également signer la limite du concept phare au nom duquel bon nombre de professionnels de la santé étaient appelé à intervenir dans le champ de l'action humanitaire : le concept des "Droits de l'Homme". Et pourquoi pas le "Droit des groupes" quand on assiste à des génocides, des massacres, des déplacements forcés de peuples entiers, et ce avec une surprenante rapidité ? Aussi, il m'apparaît aujourd'hui que l'arme la plus redoutable dans les conflits modernes, c'est l'organisation délibérée et massive de la déculturation.

- Par conséquent, si les actions humanitaires à caractère "psy" continuent d'exporter leurs modèles et outils thérapeutiques sans être en mesure de prendre en compte la spécificité des traumatismes dont elles "s'occupent", elles agissent purement et simplement comme un agent de déculturation supplémentaire dans les conflits contemporains. Elles discréditent alors les objets véritablement agissants et actifs des groupes, ainsi que leurs vrais représentants.

 

 

LES OBJETS CULTURELS : DEFINITION.

Un objet culturel est un objet actif, qui opère sur l'ensemble d'un groupe de manière visible, mais la plupart du temps de manière invisible. Il a une fonction précise, reconnue (quand elle est connue) par l'ensemble d'un groupe ou par un groupe d'initiés. Les objets culturels sont très nombreux et multiples quant à leur forme. Les décrire tous ici est certes impossible. Ce sont par exemple des fétiches, des objets de culte, des reliques, des prières, des parties de corps culturellement investies (comme l'utérus des femmes, …), des tombes, des "organisateurs de la transmission" (les rituels, les anciens, les griots et conteurs dans les sociétés à tradition orale, les lettrés et érudits dans les sociétés à écriture, …), des fonctions précises au sein d'une culture (prêtre, thérapeute, sage, devin, gardien de reliques, …), des théories, des cosmogonies propres à chaque groupe culturel, …

Lors des conflits, ces objets culturels font l'objet d'attaques délibérées et précises par l'ennemi et la soi-disant "modernité" des conflits contemporains n'enlève rien à ce constat. Bien au contraire, elle introduit de nouveaux objets, "modernes", dont la fonctionnalité est agissante sur l'ensemble d'une communauté. Nier l'attaque délibérée contre les objets culturels, c'est faire le jeu de "l'ennemi", dans les cas de figure où celui-ci laisse parfois la vie sauve aux individus. Cela lui permet de se targuer devant la "communauté internationale" d'être un fervent défenseur du droit des peuples qu'il domine. Au vu et au su de tous, il attaque nonobstant les objets culturels, privant ainsi une communauté de la substance vitale et de la force qu'elle tire de ce type d'objets.

L'attaque contre les objets culturels provoque une déculturation. Les procédés de déculturation ainsi que les objets sur lesquels portent les attaques sont fort nombreux. Nous analyserons brièvement ci-dessous ceux relevant des phénomènes contemporains dont j'ai pu constater l'impact ces dernières années, au travers des désordres psychologiques présentés par les patients que nous avons traités.

 

DESCRIPTION ET ANALYSE DE MECANISMES D'ATTAQUES CONTRE LES OBJETS CULTURELS.

Parce qu'elle est massive, qu'elle s'étend sur une population entière, et parce qu'on retrouve des "indices" troublants qui montrent bien que tout cela n'est pas le fruit du hasard, on peut légitimement en déduire que l'organisation de la déculturation est délibérée et sciemment pensée. Elle s'appuie sur un certain nombre de procédés qui ne sont pas nouveaux et qui sont appliqués par les stratèges militaires. Ils ont pour unique objectif l'attaque méthodique d'objets culturels parfaitement ciblés.

Le viol systématisé des femmes[10] .

L'objet culturel visé est ici l'utérus. Que l'on ne se méprenne pas sur ce que j'avance, à priori froidement. Au-delà de l'indignation que j'éprouve, il me faut, en tant que clinicienne, impérativement comprendre les mécanismes qui sous-tendent de tels procédés. Les imputer à de la barbarie, c'est faire le jeu des agresseurs, en occultant toute la stratégie qui est à l'origine de ces viols.

Contrairement à toute attente, beaucoup de femmes n'ont pas avortés. Et ce n'est pas par manque d'appui d'associations de femmes, apportant leur solidarité aux femmes violées. Ces femmes ont expliqué les choses de la façon suivante : enceintes par force, elles se sentaient au bout du compte encore plus mères pour cet enfant à venir que pour les enfants qu'elles ont portés auparavant.

Ces enfants sont assurément des enfants particuliers. Ils sont le vecteur de l'intention d'un tiers, à savoir métisser la filiation de façon violente et réfléchie, en l'espace d'une génération. Certes, elle l'était avant, par le biais des mariages mixtes. Mais là, il s'agit de nouveaux modèles d'enfants : ceux qui porteront toujours la trace du persécuteur. Les femmes qui ont avortés et qui ont définitivement été mises au banc de leur société (pour avoir été violées) se retrouvent entre elles. Des communautés de femmes sont en train de se constituer, conformément à un autre modèle, beaucoup plus ancien et qui existait dans les Balkans : les communautés de femmes, dites de sorcières, qui étaient mises au banc de la société et à qui on prêtait de mystérieux pouvoirs.

 

 

Les enfants soldats et la fabrication de "l'homme nouveau" par les Khmers rouges au Cambodge.

Dans "Les Khmers rouges et les autres", J.P. Hiegel et C. Landrac décrivent les effets de l'idéologie appliquée sur un jeune patient qu'ils ont suivi dans un camp de réfugiés en Thaïlande. "Il avait peur de faire des fautes s'il parlait trop, mais dans le contexte où il avait vécu, c'était là une mesure de prudence nécessaire à sa survie. Nous lui avons malgré tout prescrit un ou plutôt plusieurs traitements antidépresseurs sans qu'aucun n'ait jamais le moindre résultat. Ceci nous confirme dans l'idée qu'en réalité la validité même du diagnostic d'état dépressif est à mettre en doute. Son évolution a été liée au progrès de la "rééducation" spontanée que lui a permis son séjour dans le centre de médecine traditionnelle du camp neutre de Khao I Dang. Il lui aura fallu malgré tout deux ans et, de surcroît, la perspective de retrouver un membre survivant de sa famille pour qu'il retrouve la liberté de sentiments et la spontanéité d'un homme ordinaire. Tel qu'il se présentait auparavant, il n'était ni psychotique, ni déprimé, mais peut-être bien un homme nouveau qui ne ressentait rien, n'exprimait rien, ne voulait rien, sinon retourner d'où il venait, vivre dans des conditions qui lui paraissaient à lui normales, et continuer à faire ce qui lui était demandé, sans penser" [11]. Un véritable travail de recherche devrait être entrepris, à l'échelle d'une population entière, sur les conséquences actuelles du processus de fabrication de l'homme nouveau parmi des adultes alors enfants à une époque troublée.

L'objet culturel ainsi ciblé est la mémoire collective. Par un "reformatage" de la mémoire individuelle on agit sur la mémoire collective. Les techniques employées sont la mise en acte de la rupture de transmission : en effet, on obligeait les enfants soit à dénoncer, soit à tuer leurs propres parents. Ces techniques sont encore d'actualité en Angola, au Mozambique, au Sierra Leone. Le recrutement d'enfants soldats, généralement par des groupes armés d'opposition, procède de la même logique. C'est le cas, entre autre, en Algérie (groupes islamistes), au Kosovo, au Soudan ; en République Démocratique du Congo Brazaville, au Pakistan, au Sri-Lanka (par le LTTE), en Inde (chez les Naxalites, groupes armés d'extrème-gauche), en Colombie (on appelle ces enfants les "petites clochettes", pléonasme révélateur pour désigner le fait qu'ils sont déployés devant un dispositif militaire d'où ils peuvent avertir dès que l'ennemi attaque), ...[12]

 

 

Les janissaires modernes.

La fabrication des janissaires est également un des procédés d'attaque des systèmes culturels. Il s'agit là d'un procédé de déculturation par "enculturation" subtile des élites du peuple conquis. L'origine de ce procédé remonte à l'Empire Ottoman. Le mot "janissaire" vient du turc, yeni ceri, qui signifie "nouvelle milice". Le janissaire est un soldat turc recruté par enlèvement des enfants chrétiens dans les pays alors sous domination ottomane. Des sujets appartenant aux peuples dominés (notamment des Bosniaques) et issus des familles nobles, possédantes et puissantes avant l'invasion ottomane, ont été enlevés et "traités" à la cour de Turquie. Les janissaires étaient finement éduqués. Ils étaient l'objet d'un soin particulièrement attentif et subtil de la part de leurs précepteurs civils, culturels et militaires. Au bout de nombreuses années ils retournaient dans la province vassale de l'Empire Ottoman pour y occuper des postes clés. Les groupes dominés ne pouvaient se retourner contre les janissaires du fait qu'ils étaient nonobstant un des leurs. C'est pourquoi ils étaient la cible de nombreuses attaques détournées. La pratique du janissaire a été supprimée en 1826.

Avec ce procédé, la déculturation se produit en deux temps: à la force succède le coup de force culturel. Cette méthode comporte de multiples variantes locales. L'une d'elles a été utilisée en France au cours de l'instauration de la laïcité à l'école et dans certains grands corps d'état (la poste, les transports, l'énergie). Afin de désagréger les régionalismes, les instituteurs n'enseignaient jamais dans leur région d'origine. Dans des régions frontalières telles que l'Alsace par exemple, les enseignants étaient systématiquement "de l'intérieur", et jamais issus d'autres provinces frontalières.

Marianne Pradem[13] apporte le témoignage de ce jeune Albanais qu'elle a rencontré au cours d'un de ses nombreux voyages de recherche en ex-Yougoslavie. Agé d'une trentaine d'années, ce jeune homme lui a raconté, en une heure, comment il égorgeait des Croates. Il a aussi raconté son parcours. Il a d'abord été drogué pendant trois mois à l'héroïne par les Serbes, afin qu'il en devienne dépendant. Quand ce fut chose faite, les Serbes l'ont enrôlé de force, pour tuer des Croates. Aujourd'hui, ce jeune homme en veut aux Serbes et il déteste les Croates, "puisque je les ai tués" (sic). Il est complètement perdu et va très mal. Il a fui vers l'Italie, n'a pas de papiers, n'est pas reconnu comme réfugié, et il est toujours "accro" à l'héroïne.

 

 

La disparition des anciens.

Concernant les conflits contemporains, comme d'ailleurs les conflits plus anciens en occident, je n'ai pas trouvé de matériel qui stipule spécifiquement que la mort des anciens était "planifiée". Pourtant, elle est réelle. La mortalité des anciens est très élevée lors des guerres. Pourquoi ? Une piste de réflexion nous est donnée par l'exemple des malades mentaux au cours de la deuxième guerre mondiale. Ceux-ci étaient exterminés par un tueur muet : la faim. La mort a été "donnée" par atteinte à leur fonction vitale. En ce qui concerne les vieux dans les conflits contemporains, lorsque ceux-ci ne sont pas massacrés, ils périssent de crises cardiaques, d'épuisement moral, de froid, de faim, de suspension de traitements médicamenteux que certains prenaient depuis quarante ans et qui font soudain défaut. Ils périssent également par absence de soin ou parce qu'ils ralentissent les colonnes de fuyards. Ils sont alors souvent laissés à l'abandon, afin que les plus jeunes puissent fuir plus rapidement[14]. Ainsi de facto, cette frange de la population, la plus vulnérable, est décimée par des tueurs lents ou silencieux. Leur disparition atteint la fonction de transmission dans une culture: transmission de savoirs ancestraux, de dons, de procédés et savoir-faire spécifiques (rites de passage, rites des moissons, rituels thérapeutiques, …), mais également disparition de "sages" et d'historiens des groupes à tradition orale. Faire perdre son histoire, faire perdre sa culture est un objectif de déculturation mis en acte de façon détournée par la disparition des anciens.

 

 

La guerre dite "de basse intensité".

Il s'agit d'un concept définissant une forme d'attaque contre les objets culturels, forme particulièrement utilisée au Chiapas (Mexique), en Colombie et plus anciennement en Turquie contre les Kurdes. Ici, c'est l'espace communautaire qui est ciblé. Toute émergence d'un leader social, politique, culturel ou religieux qui utilise des paroles "armées", porteuses d'effets, est étouffée. La guerre de basse intensité touche directement tous les rouages de la vie sociale. On atteint, dans la culture, ce qui fabrique le quotidien, les habitudes, silencieusement répétées et qui sont constitutives d'un groupe : manière d'accommoder la nourriture (blocus alimentaire, barrage des routes), l'école, l'artisanat, la terre. Les techniques utilisées sont des tactiques de harcèlement à long terme. Insidieusement, la population intègre la menace permanente, les tracasseries administratives (être contraint de se présenter aux autorités administratives pour toutes sortes de motifs), la surveillance ininterrompue. Les disparitions sont aussi des techniques visant à fabriquer des "trous" dans la culture. Un disparu n'est ni un mort, ni un vivant. Pendant des mois, des années, nul ne sait où il est. La continuité sociale et la transmission sont suspendues. Des nouvelles formes de transmission doivent être pensées. Ceci contraint à la créativité, mais introduit aussi des brèches dans un système traditionnellement clos. C'est bien le cas au Chiapas et avec les Kurdes. Ils constituent un système culturel clôturé qu'il s'agit d'attaquer en créant volontairement des ouvertures. L'intention visible étant que le "bateau prenne l'eau".

La conséquence de ce type d'attaques est que les deux systèmes se rigidifient. La culture risque alors de fonctionner comme une idéologie (exacerbation des identités culturelles ou superposition d'une idéologie politique). Toute culture assure la clôture de son groupe social. Dans un article relatif à l'approche ethnopsychiatrique des crimes contre l'humanité, Tobie Nathan montre comment la perte de fonctionnalité de la culture conduit à l'idéologie, au meurtre froid et sauvage. Il conclut son article par un certain nombre de prescriptions qui pourraient permettre de "prévenir" les crimes contre l'humanité. Une d'entre elles concerne l'évitement à tous prix des déplacements massifs de la population [15].

 

 

Les massacres collectifs.

Cette méthode de déculturation est communément appelée "la politique de la terre brûlée". Un périmètre circonscrit du territoire "ennemi" est désigné, pratiquement au hasard, et est systématiquement "nettoyé". Toute vie humaine doit disparaître. On tue tout ce qui est vivant, y compris les animaux domestiques qui ont vécu sur ce territoire, et on brûle les vestiges de la vie collective du village (maisons, voitures,…). Quelques mètres plus loin, dans le village à côté, les habitants qui sont de même nature que ceux qui ont été massacrés sont sains et saufs.

L'impact recherché, ne l'oublions pas, est de provoquer, de fabriquer la déculturation, la disparition de la culture, c'est-à-dire la disparition de cette "réalité complexe que constitue la présence du groupe dans l'individu"[16] et la disparition des diverses appartenances (ethniques, familiales, géographiques, religieuses, politiques, sexuelles,…). Que se passe-t-il dans pareil exemple ? On fabrique parmi les rescapés des massacres collectifs, à savoir les habitants des villages avoisinants, un paradoxe de pensée composé simultanément des deux énoncés suivants : "C'est horrible, inhumain ce qu'ils ont fait, à deux pas de chez nous" et "Nous ici à…, on est sain et sauf". A première vue, on a tendance à penser à la chance, et c'est ce que disent souvent les rescapés, qui s'en remettent alors à Dieu. Or, en fait, il s'agit d'imprimer l'idée de catégorisation radicale, en "fabricant" en actes et de façon extrêmement rapide l'idée de catégorisation au sein même du peuple que l'on veut atteindre. C'est par ce fait que les massacres collectifs constituent un outil de déculturation et paradoxalement, ils renforcent ou ils révèlent les liens d'appartenances à un groupe culturel. Même cette ré-émergence peut servir l'agresseur : les raisons de ses attaques s'en retrouvent renforcées, de son point de vue à lui. C'est le cas, entre autres de ce qui vient de se passer au Kosovo.

La mise à mort des animaux domestiques et des animaux de ferme montre bien que ce n'est pas la vie humaine qui importe, mais le territoire. Ce périmètre circonscrit du territoire doit être "purifié". D'où l'utilisation systématique du feu. Pour traiter les habitants traumatisés par un tel massacre, ce n'est pas une démultiplication des psychothérapies individuelles qui va être efficace. Dans un premier temps, on peut organiser un "debriefing" collectif. Mais l'efficacité thérapeutique va venir d'un rituel collectif. Il faut traiter l'endroit, il faut traiter la terre, rougie et nourrie par le sang des morts, afin que la vie puisse à nouveau exister dans ce lieu porteur de mort. Ce dispositif, culturellement adapté, doit aussi inclure la prise en compte et le traitement des exécuteurs lorsque ceux-ci sont encore présents.

 

 

L'arrestation des religieux et le saccage des lieux de culte.

En tant qu'objet culturel, la religion est une arme. C'est pourquoi elle est l'objet d'attaques. Au Tibet, la campagne "Frapper fort" s'est accompagnée d'un durcissement de la répression par les autorités chinoises, indifféremment à l'égard des nationalistes et des groupes religieux[17] . Une campagne de rééducation politique, menée de mai à octobre 1997 dans les monastères tibétains par des équipes officielles de propagande s'est soldée par l'arrestation d'au moins 15 moines. De nombreux religieux ont été expulsés de leur monastère. C'est le cas de Ngawang Tharchin, un moine qui a été incarcéré pour une durée de trois ans parce qu'il cherchait à argumenter avec des agents du gouvernement, lors d'une conférence politique organisée au monastère de Drepung. Des séances de rééducation politique ont lieu dans les monastères[18]. Un des moyens de torture fréquemment employée à l'égard des novices et des religieux tibétains consiste à les mettre en cuisine dans les camps de détention. Végétariens, ils sont contraints, sous peine de mort, de tuer le bétail, de cuisiner la viande et de la manger. Des cas de suicide ont été répertoriés.

Les objets culturels attaqués sont les praticiens et les lieux de culte. L'attaque consiste à les souiller délibérément. La souillure les métisse. Les moines sont métissés par la chair et le sang qu'ils ont mangés, les lieux de culture par des pratiques non-spirituelles (réunions politiques, séances de rééducation) dans un lieu pur. Autrement dit, les Chinois utilisent la superposition d'engrammes non contradictoires dans la forme et dans la force (la religion et la politique), mais hétérogènes quant au contenu. Le politique est superposé par la force en lieu et place du religieux.

 

 

L'enfermement et l'assassinat de thérapeutes traditionnels

A l'époque de l'ex-Union Soviétique, les chamans et les guérisseurs traditionnels étaient placés sous surveillance étroite de l'Etat. Certains ont été tués, beaucoup furent déportés dans des camps de travail. Bien évidemment, aucun n'avait le droit d'exercer. A partir de 1920, l'ethnographe Yacoute du début du siècle Gavriil Ksenofontov, a consacré sa vie entière à recueillir pour les sauvegarder les derniers vestiges du patrimoine spirituel et thérapeutique de l'Asie du Nord. Il a été fusillé en 1938 lors de la répression stalinienne. Son livre est un document unique[19]. Aujourd'hui, les chamans et les autres thérapeutes traditionnels peuvent à nouveau exercer au grand jour en Russie. Ils sont particulièrement actifs. Les chamans par exemple se retrouvent traditionnellement au cours de cérémonies collectives[20].

 

 

UNE SOLUTION : LA STRATEGIE DE CAMOUFLAGE DES GROUPES MENACES DE DECULTURATION.

Ces groupes menacés d'acculturation ou de déculturation ont mis au point depuis fort longtemps de véritables stratégies de résistance et des leurres, afin de camoufler (et ce pour maintenir leur efficacité) les vrais objets rituels signant soit la fondation du groupe soit leur rôle prépondérant dans les pratiques thérapeutiques. Les esclaves noirs ont fait la traversée de l'Atlantique en emportant pour certains leurs fétiches. La pratique actuelle du vaudou en Haïti et du Candomblé au Brésil sont des témoignages vivants de la résistance d'une culture. Les pratiques rituelles liées à la fondation et les pratiques thérapeutiques sont passées un temps à la clandestinité. On peut supposer l'existence d'un même phénomène pour les conflits contemporains (Rwanda, Kurdistan,….). Les représentants des associations humanitaires n'ont pas accès à ces objets, afin qu'ils ne soient pas capturés, détournés ou détruits par "neutralisation" ou "absorption" culturelle. La vivacité de certains groupes culturels pourtant soumis à de rudes attaques, pourrait bien être la preuve que les vrais objets de la culture, c'est à dire ceux liés à la fondation et aux pratiques thérapeutiques sont encore intacts, quoique et parce que cachés.

Les entreprises de déculturation ont également un autre impact : la constitution effective de groupes sociaux nouveaux. Ceci est une stratégie nécessaire de la part des états pour pouvoir identifier clairement ses ennemis. Rien n'est plus difficile, en effet, pour un état, que d'avoir des opposants disséminés à travers le pays, en un tissu flou, donc imprévisible et dangereux.

 

 

VERS UNE APPROCHE SPECIFIQUE ET CREATIVE DANS LES PRATIQUES DE LA PSYCHOLOGIE A CARACTERE HUMANITAIRE.

Dans un article intitulé "L'universalité est-elle une torture ?", j'ai montré précédemment comment le concept de l'universalité en psychologie, en psychiatrie et en psychanalyse est utilisé comme une méthode d'appréhension des comportements humains, agissant par déculturation[21]. En effet, l'action humanitaire à caractère psychologique, qui exporte sans préalables méthodologiques des théories et des modèles thérapeutiques prend de ce fait le risque de fonctionner comme des idéologies allant à l'encontre des groupes culturels qu'elle prétend aider. L'action humanitaire à caractère psychologique redouble alors l'effet de négation culturelle et de déculturation, ce qui était précisément une des armes idéologiques de leurs ennemis.

A de rares exceptions près, ce facteur n'est pas pris en compte dans l'évaluation de la souffrance psychique des personnes victimes de traumatismes collectifs. Au contraire, il a un statut d'objet "muet", alors que les objets des "psy", c'est à dire leurs théories à partir desquelles ils décrivent la souffrance mentale, leurs échelles d'évaluation, leurs interprétations des dessins des traumatisés par exemple, sont bel et bien culturellement codées.

- Ceci est parfaitement attesté par les résultats des travaux de Patrick J. Bracken[22] , Joan E. Giller[23] et Derek Summerfield[24]. Ces anthropologues, médecins et psychologues ont fait l'analyse critique des concepts psychiatriques occidentaux, dont le PTSD (Post Traumatic Stress Disorder). Ces concepts sont limités quand il s'agit de rendre compte des conséquences des guerres et des conflits actuels dans des pays non-occidentaux[25].

- L'œuvre de Tobie Nathan est un impressionnant plaidoyer pour une anthropologie réciproque et une approche clinique qui cesserait d'être discréditante du fait de l'absence d'analyse des conséquences qu'induit l'utilisation universelle des concepts de la psychiatrie occidentale quand elle prétend décrire et traiter les troubles mentaux[26].

- La dernière version du DSM, le DSM-IV[27], compte trois types d'informations qui se rapportent spécifiquement aux considérations culturelles : une discussion dans le texte sur les variations culturelles pouvant être observées dans les présentations cliniques des troubles inclus dans le DSM-IV, une description des syndromes spécifiques d'une culture donnée, une esquisse de formulation culturelle destinée à aider le clinicien à évaluer et à rendre compte systématiquement de l'impact du contexte culturel de l'individu[28].

Bien que les travaux de Derek Summerfield, ceux de Jean-Pierre Hiegel (cité plus haut), et ceux de Tobie Nathan sur la question existaient depuis un moment, ils ont été insuffisamment pris en compte. Les prendre en compte aurait eu une conséquence immédiate: invalider et disqualifier les théories et modes de prises en charge habituellement utilisés avec des patients traumatisés. Je vois deux raisons au fait que ces travaux ont été insuffisamment pris en compte :

- Une incapacité par "vide théorique" à penser la clinique contemporaine des traumatismes. La théorie du traumatisme s'est développée à partir de l'affect et du fantasme inconscient[29]et non à partir de la pensée (traumatisme du non-sens) et de l'intention délibérée d'un tiers de détruire votre humanité (causalité extérieure)[30] .

- Les dispositifs thérapeutiques n'ont jamais été construits pour traiter une population entière souffrant des conséquences de la déshumanisation. Dans la psychologie occidentale, les systèmes thérapeutiques ont été conçus comme des dispositifs de prise en charge individuels ou de petits groupes, comme les groupes de parole. Mais même dans ce cas-là, c'est toujours le psychisme individuel qui est ciblé, jamais le groupe dans sa globalité. Concernant les populations déplacées, les humanitaires constituent de façon aléatoire des catégories, sans tenir compte des regroupements "naturels" pour la population, tels que les familles, les anciens villages ou les anciens quartiers. Les catégories employées pour établir ces groupes de paroles sont généralement des catégories de genre : "hommes", "femmes", "enfants et/ou adolescents" et partent d'une idée affligeante de simplicité : les femmes parlent mieux quand elles sont entre elles, et idem pour les hommes et les adolescents. L'origine d'une telle pensée réside dans la projection de la notion d'intime. Mais on fait une erreur méthodologique car on oublie que ces rassemblements ont lieu, mais au sein d'un autre groupe existant au préalable et qui agit comme un cadre muet : le clan, le village. Si les effets d'une classification aussi simpliste et ethnocentrée peuvent rester muets pendant un temps, il n'en demeure pas moins que ce mode de catégorisation vient parfaire la première entreprise de déculturation délibérément mise en acte par leurs agresseurs et assassins: la dislocation des groupes naturels.

A quoi avons-nous assisté ces dix dernières années ? A défaut de pouvoir agir sur une population d'une telle ampleur de façon thérapeutique, les cliniciens intervenant pour les organisations humanitaires se bornaient à faire d'inlassables études descriptives sur les conséquences traumatiques des conflits actuels[31] . On n'y trouve pas d'analyse et encore moins de description de l'impact des modes de traitement mis en œuvre. Ces études sont d'une monotonie frappante. On y retrouve décrites les mêmes techniques utilisées aux quatre coins de la planète "couverte" par des missions humanitaires à caractère psychologique : chimiothérapie, psychothérapie individuelle[32], groupe de parole,…... Ces travaux, parfaitement inutiles pour certains, ont fait l'objet de multiples rapports qui continuent d'envahir les officines centrales des grandes organisations humanitaires et qui continuent d'inonder les bureaux des grands financeurs (l'Union Européenne, le Fonds d'aides aux Victimes de l'O.N.U., l'Organisation Mondiale de la Santé, l'Office International de la Migration, ….).

L'universalité en tant qu'idéologie est assurément un outil de déculturation. Les entreprises totalitaires faisant fi des groupes naturels et durcissant leur discours autour de faux arguments culturels ont désolé la planète entière. Des alternatives sont aujourd'hui possibles pour traiter les effets des attaques des objets culturels, tant par les génocideurs et les massacreurs que par les effets pervers des actions humanitaires à caractère psychologique et dont les théories sous-jacentes sont d'obédience universaliste. Tout d'abord des mesures ont été prises qui tendent à se généraliser dans le monde des bailleurs de fonds des actions humanitaires quant au financement de celles-ci. Par exemple l'OMS gèle le financement de certains nouveaux projets, au profit d'une évaluation sérieuse de l'efficacité des travaux qui ont déjà été accompli[33]. Ceci contribuera grandement à assainir les pratiques, que je n'hésite pas à qualifier de scandaleuses, de certains collègues qui agissent comme s'ils étaient au-dessus de ces "basses contingences".

Afin de ne pas redoubler l'effet du discrédit culturel, par exemple par l'utilisation et l'implantation de modèles théoriques et thérapeutiques parfaitement adaptés aux réalités locales, la théorie générale du traumatisme doit céder le pas aux théories locales du traumatisme. Un certain nombre d'expériences commencent à voir le jour dans ce sens.

- Mon expérience auprès des vétérans russes de la guerre d'Afghanistan, pour avoir contribué à monter un Centre de Réhabilitation spécifique à cette population à Perm, dans l'Oural a montré la pertinence du travail avec des outils (modèles théoriques, dispositif thérapeutique) qui prennent en compte à la fois la spécificité de la population, la formation initiale très hétérogène entre cliniciens russes et cliniciens français, les langues différentes et les univers culturels différents[34].

- Dans Terreur communiste et résistance culturelle, Irena Talaban, psychologue, relate comment elle a travaillé avec des rescapés et des survivants d'une étrange expérience. Durant les années cinquante, le régime communiste roumain avait délibérément décidé de fabriquer des "hommes nouveaux", selon une méthode aussi répugnante qu'efficace, à partir d'un laboratoire : la prison pour étudiants de Pitesti[35].

- Espérance Uwanyiligira, psychologue, termine actuellement sa thèse pour le doctorat de psychologie clinique (Université Paris 8) dans laquelle elle propose, à partir de son expérience sur le terrain, une nouvelle direction pour les recherches et la prise en charge des traumatisés rwandais : les remèdes du mal rwandais sont à chercher auprès des experts traditionnels que sont les sages et les devins[36].

- Iris Donoso, psychologue, vient de terminer un travail universitaire dans lequel elle relate son expérience sur le terrain en Colombie, auprès des populations déplacées par la violence politique. Les modalités d'analyse et d'interventions qu'elle a mis en place dans le cadre d'une mission humanitaire, sont totalement innovantes, du fait que là aussi, elles prennent en compte les théories locales sur le traumatisme[37] .

- Un projet de formation et d'intervention clinique tout à fait novateur, intitulé "Psychosocial and trauma response in Kosovo" vient de commencer à Pristina (Kosovo), sous l'égide de l'Organisation Internationale pour les Migrations[38]. Y participent des cliniciens italiens, suisses, anglais, australiens, américains, tous de formation ethnopsychiatrique, quarante cliniciens Kosovars, et notre équipe du Centre Georges Devereux. Dans ce projet, la culture n'est plus uniquement considérée comme un simple "habillage extérieur". Elle constitue l'objet central de l'archivage de la mémoire (premier volet du projet) et de l'intervention psychothérapique.

Tous ces travaux cliniques et ces interventions psychologiques présentent les mêmes caractéristiques :

 

1) La méthodologie ou les dispositifs thérapeutiques mis en place, sont entièrement basés sur la théorie et la pratique ethnopsychiatrique auxquelles Tobie Nathan, les universitaires, chercheurs et les thérapeutes du Centre Georges Devereux sont arrivés pour l'heure. Contrairement à ce qui se fait souvent, la langue et la culture des groupes concernés ne sont pas seulement évoquées, toutes deux sont totalement intégrées dans la thérapeutique.

2) Le travail thérapeutique fait appel, en tant qu'outil technique, aussi bien aux théories locales du mal et du désordre, aux multiples savoir-faire thérapeutiques locaux, qu'aux théories spontanées des groupes et des personnes que l'on traite.

L'introduction de médiateurs culturels à toutes les consultations est essentielle. Au-delà d'une simple traduction de la langue, ceux-ci rendent explicites les théories et les modes de pensées relatives à la maladie et au désordre.

 

CONCLUSION

Les problèmes psychologiques liés aux conflits contemporains font soudainement éclater au grand jour l'hétérogénéité entre des modèles thérapeutiques actuels à vocation universaliste et les systèmes de représentations et de traitements locaux du désordre. Pour la majorité des populations concernées par l'aide humanitaire à caractère psychologique, les maladies qui apparaissent à l'issue de ces guerres ne sont pas pensées comme étant "individuelles", "psychologiques". Elles sont un désordre "social", directement relié à l'ensemble de la communauté en question.

Alors que penser de ce "collègue" psychologue qui partit effectuer une mission humanitaire à caractère psychologique à Grozny avec l'idée de former les "psy" à l'approche lacanienne du traumatisme défini comme trou-matisme ? A Grozny, me disait-il avant son départ, il n'y a qu'un psychiatre et quelques psychologues scolaires pour une population aussi importante que la ville et ses alentours. Il ne comprenait pas l'intérêt d'aller explorer, avant toute chose, les endroits réels où les gens se font traiter, vu qu'ils ne consultent visiblement pas les "psy". Aux dernières nouvelles, les cliniciens tchétchènes censés être formés au traitement du traumatisme psychique, n'ont apparemment pas "digéré" le concept de jouissance du traumatisme, concept parfaitement injurieux quand il s'agissait de rendre compte du parterre de morts qui pourrissaient dans certaines rues[39] .

La nature des conflits contemporains montre, de façon évidente, que le malheur doit être traité de façon collective, par des rites, sacrifices, funérailles adaptées aux circonstances… Les garants de la tradition, les sages, les anciens, les guérisseurs qui sont souvent morts, partis ou cachés (par stratégie de survie de l'ensemble du groupe), doivent à nouveau pouvoir intervenir pour un traitement local du malheur. Voilà un sujet éminemment moderne, où il s'agit d'aménager des modus operandi capables d'intégrer des savoir-faire millénaires qui continuent de prouver leur efficacité. L'argent des grands financiers pourrait alors réellement servir à redonner vie à des cultures que l'on a délibérément voulu détruire en figeant la population dans la terreur, en créant des "hommes nouveaux", en attaquant violemment leurs objets culturels. Il existe un antidote pour chaque poison. C'est en systématisant le travail avec des outils de pensée et une méthodologie adaptée que dans les décennies à venir, la psychologie humanitaire pourra assurément intervenir efficacement dans les situations de traumatismes collectifs.

 

NOTES

[1]. Concernant la description et l'impact de ce concept, voir ma thèse de doctorat en Psychologie Clinique et Pathologique Psychopathologie de la torture. Les victimes et leurs bourreaux. Nature et singularité d'un traumatisme délibérément induit par l'homme. 1994. Université Paris 8. Directeur de thèse: Tobie Nathan.

[2].
C'est à dire relatifs à la vie de la cité, au gouvernement et à l'état.

[3].
Comme en témoignent les rapports annuels successifs d'Amnesty International relatifs à ces années-là. Voir les Rapports Annuels d'Amnesty International, Paris, Ed. Amnety International.

[4].
Comme c'est le cas, par exemple, du peuple kurde en Turquie.

[5].
En ce qui concerne l'analyse des systèmes de torture, la formation des tortionnaires et le traitement spécifique des victimes de torture, voir F. Sironi, Bourreaux et victimes. Psychologie de la torture, Paris, Odile Jacob, 1999.

[6].
Au demeurant fort nombreux bien évidemment, si on les additionne.

[7].
A propos de l'analyse historique de la spécificité des conflits depuis la deuxième guerre mondiale, voir Summerfield D., "The impact of war and atrocity on civilian populations: an overview of major themes", in Blank D., Harris Hendricks J., Newman M., Mezey G., Psychological Trauma. A developmental approach, Roal College of Psychiatry, Graskell Press, 1995.

[8].
Il est vrai que ces trente dernières années, la majorité des cliniciens se définissaient comme étant "de gauche". Source: les nombreux réseaux cliniques que mon parcours de psychologue m'a permis de connaître (Hôpitaux psychiatriques, centres médico-psychologiques, divers milieux associatifs, groupes cliniques luttant pour la défense des droits de l'homme, ….).

[9].
Conformément au témoignage de cliniciens russes à propos de leur expérience avec des psychiatres américains. In F. Sironi "L'ethnopsychiatrie au service des vétérans russes de la guerre d'Afghanistan", Le Journal des Psychologues, N° 160, 1998.

[10].
Sur ce point, mes sources sont multiples, mais orales. Elles proviennent de personnes qui ont participées à des missions humanitaires pour Médecins du Monde et pour Médecins Sans Frontières. Elles parviennent également de personnes concrètement investies dans ces problèmes et travaillant pour le compte de l'Organisation Mondiale de la Santé.

[11].
Hiegel J.P., Landrac C., "Les Khmers rouges et les autres", Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, Grenoble, La Pensée Sauvage, N° 22/23, 1993.

[12].
Voir Amnesty International, Les enfants sacrifiés. Gros plan sur les enfants soldats, La Chronique d'Amnesty International, N° 153, Paris, Ed. Amnesty International, 1999. Voir également les rapports annuels d'Amesty international.

[13].
Marianne Pradem, Education Nationale, anthropologue, chercheur au centre Georges Devereux. Thèse de doctorat en cours sur la malédiction en Croatie.

[14].
Beaucoup de patients cambodgiens que j'ai suivi en thérapie ont raconté ce type de fait: leur grand-mère ou leur grand-père ont du être laissés en chemin, au cours de leur fuite vers les camps de réfugiés en Thaïlande.
[15].
T. Nathan, "Tuer l'autre ou tuer la vie qui est en l'autre. Ethnopsychanalyse des crimes contre l'humanité, Nouvelle revue d'Ethnopsychiatrie, N° 19, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1992.

[16].
A propos du mot "culture", voir l'article de T. Nathan, "Trois propositions pour réhabiliter le mot "culture", in Ethnopsy, N° O, Centre Georges Devereux, Université Paris 8, 1997.

[17].
Voir Amnesty International, Rapport d'activités 97, Paris, Ed. Amesty International, 1998.
[18].
Ibid.

[19].
Ksenofontov G., Les chamanes de Sibérie et leur tradition orale, (suivi de) Chamanisme et christianisme, Paris, Albin Michel 1998. Autre source russe : Témoignage de Vladimir Firsov, psychosociologue, directeur du centre de réhabilitation socio-psychologique des invalides de guerre "Osnova" du lieutenant Krotov (anciennement centre "Opora"), Perm, Russie .

[20].
A ce sujet, voir le livre de A. Ancora, psychiatre italien qui a récemment réalisé un film sur les chamans de Bouriatie. Il relate son expérience auprès d'eux dans un chapitre de son dernier livre consacré à l'ethnopsychiatrie. Voir "Altri mondi e altri modi di cura" (Autres mondes et autres modes de traitement), in A. Ancora, La dimensione transculturale della psicopatologia. Uno sguardo da vicino (La dimension transculturelle de la psychopathologie. Un regard en voisin), Rome, Edizioni Universitarie Romane, 1997.

[21].
Voir Sironi F., "L'universalité est-elle une torture?", Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie N° 34 (Numéro consacré à la guerre), Grenoble, La Pensée Sauvage, 1997.

[22].
Academic Department of Psychiatry, All Saints Hospital, Birmingham.

[23].
Idem.

[24].
Medical Foundation for the Care of Victims of Torture, London.

[25].
Bracken P.J., Giller J.E., Summerfield D., "Psychological responses to war and atrocity: the limitations of current concepts", Soc.Sci. Med., Vol 40, N° 8, 1995, p. 1073-1082.
[26].
Discipline fondée par l'auteur, l'ethnopsychiatrie clinique, telle qu'elle se pratique au Centre Georges Devereux à l'Université Paris 8, intègre parfaitement ces préalables méthodologiques. Voir, entre autres travaux de Tobie Nathan, L'influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994, et "Spécificité de l'ethnopsychiatrie", Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie N° 34 (Numéro consacré à la guerre), Grenoble, La Pensée Sauvage, 1997.

[27].
American Psychiatric Association, DSM-IV. Manuel diagnostique des troubles mentaux, trad. Fr.: Pari, Milan, Barcelone, Masson, 1996.

[28].
Voir Nathan T. "Spécificitié de l'ethnopsychiatrie", 1997, op? cit., p. 11.

[29].
Voir Feud S.,

[30].
Si Sandor Ferenczi avait survécu plus longtemps à "Confusion de langue entre les adultes et l'enfant. Le langage de la tendresse et de la passion", c'est assurément cette direction-là qu'aurait prise une branche de la psychanalyse.

[31].
Pour Médecins du Monde, voir à titre d'exemple, les rapports de mission. Non publiés. Quand à Médecins sans Frontières et aux expériences relatives à d'autres associations humanitaires, voir le recueil de textes publiés sous la direction de M.R. Moro et S. Lebovici in Psychiatrie humanitaire en ex-Yougoslavie et en Arménie. Face au traumatisme, Paris, Puf, 1995.

[32].
La plupart d'inspiration analytique.
[33].
Source personnelle.

[34].
Sironi F., "L'ethnopsychiatrie au service des vétérans russes de la guerre d'Afghanistan", Le Journal des Psychologues, N° 160, 1998.

[35].
Talaban I., Terreur communiste et résistance culturelle. Les arracheurs de masque, Paris, Puf, 1999.
[36].
Uwanyiligira E., "Les souffrances psychologiques des survivants des massacres au Rwanda. Approches thérapeutiques", Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, N° 34, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1997.

[37].
Donoso I., La psychologie humanitaire. Eléments pour une réflexion critique sur les modes d'intervention psychologiques. Un exemple de travail (terrain): les populations déplacées par la violence politique en Colombie. Mémoire de DEA, Université Paris 8, 1999.
[38].
Ce projet a été conçu et placé sous la direction de Natale Losi, responsable de l'unité "Psychosocial and Mental Health" de l'Office International de la Migration. De formation anthropologique, sociologique et psychothérapique (thérapie familiale), il est un des spécialistes de l'ethnopsychiatrie en Suisse et en Italie. Voir Losi N., Miroir du Mali, Rome, Istituto Italo-Africano, 1991.
[39].
Par décence, je tairais le nom du "collègue" en question, ainsi que celui de l'organisme humanitaire qui l'a envoyé en mission.

 

 

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Autre source :

Emission de radio Carnet de voyage consacrée au Rwanda, Les racines du Mal. Madeleine MUBAKAMANO et Mehdi EL HADJ, France Culture, 30 Août 1999.

 

 

 

 

 

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