Soigner les survivants de la Shoah c’est redonner vie au monde juif[1] .
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Conséquences psychologiques du vécu de persécution antisémite chez les enfants juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.


par Nathalie ZAJDE
[2]
 

Préambule

Je dois tout d’abord remercier Bernard PINTA et Marcel TRAJSTER[3] de m’avoir invité à parler devant vous aujourd’hui. Je suis venue car Bernard et Marcel, connaissant les travaux que je mène à l’Université de Paris 8 Saint-Denis depuis plus de 10 ans sur les conséquences psychologiques de la Shoah dans les familles juives, m’ont demandé de témoigner aujourd’hui des données et des réflexions nées de ce travail [Zajde, 1993].

 

En effet, en tant que psychologue clinicienne, Maître de conférences et chercheur dans l’équipe d’ethnopsychiatrie de l’Université de Paris 8 à Saint-Denis, j’anime depuis 1990 des groupes de parole de survivants et d’enfants de survivants de la Shoah [Zajde 1992, 1994, 1996, 1999 a, b]. Ces groupes ont été créés dans le cadre des recherches que mène le Centre Georges Devereux[4] , dirigé par Françoise Sironi [5] , sur les mécanismes traumatiques et sur leurs conséquences psychiques [Uwanyiligira 1997, Sironi 1998, Talaban 1999].

Depuis 1990, nous avons rencontré, interviewé et reçu en entretien individuel, familial ou en groupe, plus de 150 sujets tous survivants ou descendants de survivants. Mes collègues, Catherine Grandsard[6] , Jean-Jacques Kowalski[7] , Celine Adrey[8] , Emmanuelle Ohniguian[9] , et moi-même avons mis en place des groupes de parole dans le but de comprendre ce qu’avaient vécu les juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et de déterminer si leur expérience avait encore une influence sur les générations actuelles. Pour cela, nous avons souhaité donner la parole aux sujets intéressés et élaborer avec eux une pensée plus juste les concernant.

Ces travaux nous ont conduits – sur le plan théorique – à préciser le concept de traumatisme et – sur le plan clinique – à proposer des nouvelles orientations thérapeutiques.

Avant de parler des enfants oubliés, permettez-moi de discuter quelques instants de la définition du traumatisme.

C’est en parlant avec eux que j’ai compris que la catégorie de "survivant" concernait tous les juifs vivant en Europe pendant la guerre et ayant survécu.


Le traumatisme

" En psychologie, on désigne généralement par "traumatisme" un événement de vie laissant trace, à l'exemple d'une atteinte corporelle ne parvenant pas à cicatriser. C'est pourquoi, il arrive que l'on décrive le traumatisme comme un processus détruisant l'équilibre, la configuration psychique préexistante, sans parvenir à donner lieu à un nouvel agencement. Exemples: traumatisme sexuel vécu dans l'enfance, névroses de guerre, névroses traumatiques consécutives à un accident–de la route, du travail ou même domestique–viol, catastrophes naturelles, attentats, etc. Entendu en ce sens, le traumatisme peut être considéré comme un agent de destruction de la psyché, par conséquent le seul agent dont on peut dire qu'il la modifie à coup sûr." (Zajde, 1998, 223-224)

 

Qu’est-ce qu’un traumatisme ?

Il s’agit à la fois d’un fait, d’un événement et d’un état psychopathologique.

Un évenement traumatique est un événement de nature insensé qui plonge le sujet dans un doute permanent , qui le fige à un moment donné de sa vie et qui souvent réduit considérablement le champ de ses intêrets ainsi que ses capacités créatrices et intellectuelles.

Exemple : il se passe quelque chose de terrifiant et d’inconcevable (un attentat, un viol, un kidnapping, une catastrophe naturelle, un accident mortel…) qui menace la vie de la personne et qui simultanément la plonge dans l’incapacité de comprendre ni pourquoi ni comment cet événement est advenu. Le sujet traumatisé peut avoir l’impression que sa vie va s’arrêter, qu’il ne survivra pas à l'événement.

Ajoutons encore que le sujet se trouve totalement démuni, incapable de rendre compte de ce qui lui arrive ; comme s’il était dépossédé de ses capacités intellectuelles, comme si le monde humain, fait de paroles et d’échanges avait d'un seul coup été englouti.

Longtemps après le trauma, parfois toute sa vie durant, l’individu traumatisé conserve cette conviction intime qu’une partie de lui ou même la totalité de son être avait été capturée dans un univers hors d’atteinte du monde normal, du monde des humains. Comme si le monde s’était vidé, comme s’il n’existait plus personne capable de l’aider, de le comprendre ou encore de lui expliquer ce qui lui était arrivé.

Le traumatisé souffre d’obessions, de pensées figées, toujours aussi douloureuses et inconsolables.

Tous ces processus sont à l’origine du profond sentiment d’isolement dont souffrent tous les traumatisés[10] .


Rappelons tout d’abord l’histoire de ces familles.

Cela pourrait sembler arbitraire, mais pour plus de clarté et pour débuter, pour rappeler qui étaient ces juifs issus de communautés différentes – à présent toutes disparues – je propose de dinstinguer trois grandes catégories : les Israélites, les Juifs émigrés d’Europe centrale, du Nord et de l’Est et les Juifs émigrés du bassin méditerranéen.

Bien sûr, ce qu’ils vécurent pendant la guerre fut identique : ils subirent les mêmes angoisses, les mêmes frayeurs, les mêmes terreurs, les mêmes souffrances inhumaines et les mêmes morts atroces. Mais leur émigration et leur vie en France jusqu’à la guerre ont, de fait, été différentes. De manière générale on peut dire que les "Israélites" étaient français depuis fort longtemps. La plupart se sentaient faire pleinement partie de la République. Ils s’identifiaient profondément à ses institutions et certains se revendiquaient même comme leur garants. Ils étaient comme on disait alors des " citoyens français de confession israélite ". Les Juifs du bassin méditéranéen avaient émigré récemment, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle. Les Turcs et les Grecs par exemple, par leur fréquentation assidue de l’Alliance Israélite Universelle renvendiquaient le français comme une langue familière. À cause de l’action et de la présence de cette institution, nombreux sont ceux qui considèraient la France comme une espèce de deuxième patrie – non pas tant pour y vivre, certains n’en ont jamais foulé le sol – mais pour les valeurs qu’elle représentait. Les Juifs du Maghreb avaient quant à eux émigré de manière plus sporadique, plus individuelle. Dans de nombreux pays, ils entretenaient depuis fort longtemps un lien privilégié tant avec la langue française qu’avec les institutions républicaines.

J’en dirai un peu plus long sur les Juifs ashkénazes, étant donné que la plupart de ceux que j’ai rencontrés dans mon travail provenaient de familles émigrées d’Europe centrale et d’Europe de l’est. Souvent, ils avaient fui avant guerre des situations politiques et économiques difficiles dans leur pays d’origine et étaient venus en France, soit dans le but de poursuivre leur émigration vers la Palestine, vers l’Angleterre, ou vers l’Amérique du nord ou du sud, soit dans le but de s’y installer. Dans tous les cas, ils ont rencontré en France des conditions de vie qu’ils n’avaient jamais connues dans leur propre pays et qui leur ont procuré le sentiment d’être libres, de pouvoir enfin vivre "comme tout le monde". Il est vrai que les parents de ceux que nous appelons aujourd’hui les "enfants oubliés" se sentaient juifs ; mais ils avaient rompu, en émigrant, avec une vie traditionnelle et communautaire, dont ils ne pouvaient soupçonner à l’époque qu’elle manquerait tant à la génération suivante. Ils pensaient presque tous que d’avoir quitté le Shtetl ["village"] constituait un progrès de l’humanité. Bien qu’attachés à leur mamelouché ["la langue maternelle", le yiddish], ils étaient persuadés que leurs enfants devaient avant tout bien parler le français. Bien que ne rejetant pas leur judaïsme, ils pensaient que l’école française et républicaine était infiniment plus enviable que le heïder[11] . Bien que juifs, ils préféraient le Manifeste du Parti Communiste de Marx à la lecture de la Tora (pas tous bien sûr, mais une bonne partie). Certes, le yiddishkeit ["le monde juif"] était leur monde, ils en étaient fiers, mais ils rêvaient d’un monde meilleur pour leur progéniture. Leur émigration fut un moment déterminant pour leur existence, et je dois dire, avec le recul que nous avons aujourd’hui, tout aussi capitale pour les générations suivantes. Souvent ils sont partis en laissant derrière eux une bonne partie de leur famille. Ils sont partis en laissant leurs villages, leurs quartiers, leurs sages, leurs vieux et leurs rebbe ["rabbin"]. Ils ont quitté les institutions juives traditionnelles et ils ont aussi laissé derrière eux leurs ravs , leurs thérapeutes, c’est à dire ces sages qui utilisaient des méthodes juives, qui utilisaient des formules et des prières pour rétablir l’ordre du monde et combattre les maladies.

Ils ne pouvaient se douter alors qu’ils ne les reverraient plus jamais.

Arrivés en France, nombreux sont ceux qui se sont regroupés en associations, en sociétés d’entr’aide, et qui ont tenté de recréer un semblant de communauté. Ils garantissaient ainsi essentiellement les enterrements dans la terre d’accueil, et essayaient aussi d’organiser des mariages, pourquoi pas ? – des shatren ["marieur"] aussi avaient émigré ! Et ils se sont vite adaptés à la vie en France, ils l’ont appréciée. Ils ont changé de calendrier, ont adopté le calendrier chrétien républicain. Ils ont changé d’habitudes alimentaires : bien qu’ayant emporté avec eux les recettes du gefilte fish, géachte leibe ["carpe farci", "foi haché"] ou du tarama, ils se sont mis à manger la baguette, le camembert, le jambon et le saucisson et certains,– rares il est vrai !– se sont aussi mis à boire du vin.

Leurs enfants, nés en France ou venus avec eux en bas âge étaient à leur yeux des Juifs qui allaient connaître une autre vie. Certes, il leur importait qu’ils n’oublient pas d’où ils venaient, mais ils espéraient qu’ils deviennent des Juifs français, heureux et en bonne santé – des Juifs qui entreprendraient de meilleures études, qui iraient plus loin que leur parents. La France, pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, pays où la discrimination religieuse et raciale n’existait plus depuis Napoléon, nation où il n’y avait pas de numerus clausus , devait permettre à leurs descendants de réussir tout en restant fidèles à leur origine.

Les lois de Vichy et la victoire allemande sur la France furent un réel traumatisme. Que s’est-il passé ? Bien qu’un bon nombre d’entre vous ici présents sachiez mieux que moi ce qui s’est passé, pour l’avoir vécu vous mêmes, je tiens à rappeler ces événements atroces. Non pas en tant qu’historienne, mais en tant que psychologue m’interrogeant depuis fort longtemps sur les conséquences psychologiques du vécu traumatique.

La mise en place de lois anti-juives en France plongea la communauté juive et particulièrement la communauté émigrée dans un profond désarroi. Je fais ici une distinction dans la mesure où la communauté israélite a cru, un temps qu’elle serait épargnée et pensait au début que la discrimination ne concernait que ces Juifs venus du fin fond de l’Europe " primitive ". Bien sur, elle souffrit tout autant, mais au début elle n’eut pas les mêmes craintes que les immigrés.

Nathalie Zajde : Souffle sur tous ces morts et qu'ils vivent. Grenoble, La Pensée sauvage, 1993. Ce texte a été repris dans Nathalie Zajde : Enfants de survivants. Paris, Odile Jacob, 1995


Frayeurs

Là où l’on se croyait en sécurité, le pays où l’on était venu pour se réfugier, se métamorphosait sous leurs yeux ; il devenait en quelques mois un pays hostile et dangereux.

Les parents, sous la menace, étaient inquiets. Les psychologues disent que les petits enfants ressentent le danger, l’éprouvent non de leur propre chef, car ils n’en ont pas vraiment conscience, mais à travers les angoisses de leur parents. C’est quand il perçoit que le regard de sa mère est ailleurs, préoccupé, qu’elle n’est plus disponible pour lui, accaparée par la recherche de solutions immédiates aux menaces d’arrestation et de déportation que l’enfant est envahi d’une angoisse qui très vite se transformera en un sentiment d’insécurité indélébile.

Tous les enfants oubliés que j’ai rencontrés dans mon travail se souviennent encore aujourd’hui de l’état de frayeur dans lequel ils furent plongés eux et leur parents quand, un jour, au petit matin, ils ont entendu les coups frappés à la porte par la police française qui venait arrêter, qui leur père, qui toute la famille. Ces coups frappés à la porte, ces coups de sonnette résonnent encore dans leurs oreilles. Certains en font des cauchemars récurrents. Ils me disent souvent que leur vie s’est brisée à ce moment précis, que jamais plus ils n’ont retrouvé la sérénité de la vie d’avant – en d’autres termes, ils disent que leur vie de famille s’est arreté là.

Il y eut, pour beaucoup d’enfants juifs, des menaces de mort, menaces permanentes durant toute la durée de la guerre. Certains ont été internés dans des camps en France puis relâchés, toujours miraculeusement. J’ai rencontré des enfants cachés qui ne comprennent toujours pas pourquoi ils sont en vie : ayant échapé maintes fois à l’arrestation et à la mort – soit en compagnie de leur parents, soit séparés d’eux. Cette incompréhension est directement à relier avec ces frayeurs qui n’ont jamais disparu.

 


Séparations

Certains parents ont décidé de se séparer de leurs enfants afin de leur donner plus de chance de survivre et de se donner plus de liberté pour se cacher. Ces séparations ont systématiquement été dramatiques pour plusieur raisons.

La première est évidente : il s’agissait d’un déchirement affectif. L’enfant, protégé et aimé par ses parents, par sa fratrie, se trouvait du jour au lendemain séparé de ceux qu’il aimait.

La deuxième raison est moins connue du grand public mais elle est tout aussi fondamentale et a laissé des traces psychologiques profondes. Les enfants des émigrés juifs se sont retrouvés brutalement non seulement séparés de leur parents, mais plongés dans un monde inconnu, totalement étranger.

Pour les petits dont l’unique langue était la langue maternelle, par exemple pour ceux qui ne parlaient que le yiddish, ceux qui n’avaient pas 3 ans, dont la douceur du monde était liée au bercement des chants de leur mère, le choc fut immense et reste aujourd’hui encore incompréhensible. Placés dans une famille française, chrétienne, passant de la ville à la campagne, ils durent en très peu de temps changer d’identité, changer de langue, changer de mode de vie, changer d'objets d'amour et d'intérêt. L’enfant n’était plus le  kindelé , mais un enfant qu’on cachait, qui devait oublier ses parents et s’adapter à un univers complètement étranger. Les premiers moments de cette nouvelle vie furent de réels traumatismes : l’enfant était plongé dans l’inconnu absolu et dans l’incompréhension totale ; il n’avait plus aucun moyen de décoder le monde et les événements dont il était victime. Ceux qui étaient plus âgés, bien que comprenant les raisons pour lesquelles ont leur intimait l’ordre de cacher leur véritable identité, les raisons pour lesquelles ils étaient loin de leurs parents, ces enfants ont eux aussi dû s’adapter et oublier. La tristesse et le desespoir les ont tous envahis. Certains les ont surmontés en apparence en se refermant comme une huître, d’autres sont restés à jamais profondément tristes, déprimés.

Tous ces enfants ont oublié leur langue maternelle ; beaucoup ont oublié qui ils étaient ; certains ont changé de nom, ont effacé leur réelle identité. Beaucoup sont allés à la messe et certains ont commencé à y croire. Ceux là ont oublié qu’ils étaient juifs, certains souhaitaient même devenir de fervents chrétiens. Peut-être était-ce une manière de ne pas souffrir de la disparition de leur parents. Certains se sont convertis à l’adolescence ou un peu plus tard – j’en ai rencontré quelques uns qui depuis ce moment ont honte d’être juifs, ont honte d’être ce qu’ils sont : des adultes dont on pourrait dire qu’ils sont encore cachés aujourd’hui, qu’ils continuent à avoir peur. Mais la plupart de ceux que je connais ressentent au fond d’eux-mêmes un mélange de tristesse et de rage qui provient à mon avis directement de ce vécu de séparation et de l’état de victime passive qu’ils ont dû subir sans pouvoir réagir parce que justement, ils étaient des enfants.

Des familles françaises qui ont recueilli les enfants juifs pendant la guerre, il y en eut de toutes sortes. Certaines l’ont fait par conviction, par resistance, et celles-là sont dites des justes parmi les nations, d’autres l’ont fait pour de l’argent. Certaines furent affectueuses et bienveillantes, d’autres maltraitantes et cela rajouta au traumatisme de la guerre. Mais, dans tous les cas, ces familles appartenaient à un autre univers, à un autre monde.

 


Après la guerre

Après la guerre, les retrouvailles avec les parents survivants, soit cachés, soit déportés, ne furent pas, comme on aurait pu le penser, la fin de tous les malheurs. En réalité, il fut pour un grand nombre des enfants survivants que j’ai rencontrés un nouveau traumatisme : en effet, les parents n’étaient pas les sauveurs que les enfants avaient imaginé pendant tout ce temps de séparation et de souffrance, dans leur rêveries, quand ils se sentaient malheureux et abandonnés. Les parents, après la guerre, n’étaient plus ceux que les enfants avaient connus. Ils avaient changé. Ils étaient en quelque sorte devenus des étrangers. Tous avaient souffert, étaient eux mêmes traumatisés. Tous avaient perdu des parents, parfois le conjoint, parfois des enfants ; beaucoup avaient subi des frayeurs qui se réveillaient à l’improviste. Peu étaient disponibles pour leurs enfants, et certains les considéraient même comme un fardeau supplémentaire. Ils devaient refaire leur vie, sans argent, sans famille et se trouvaient accablés par la responsabilité de s’occuper seuls de l’éducation de leurs enfants. Pour la plupart, ils ne se sont pas douté que des enfants aussi pouvaient souffrir de traumatisme. Les survivants des camps étaient par moment envahis par les terreurs et les fantômes de la déportation. Dans les moments où ils replongeaient dans leur cauchemars, la présence de leurs enfants leur devenait alors insupportable. J’ai rencontré beaucoup d’enfants survivants, qui se souviennent que leurs parents se mettaient parfois dans des états de crise injustifiés, incompréhensibles. Certains devenaient violents, ou même disparaissaient, s’enfermant dans leur chambre pendant des heures, ne répondant plus à leurs enfants comme s’ils étaient définitivement partis ailleurs. Aujourd’hui, en discutant ensemble, nous comprenons qu’ils étaient sans doute rattrapés de manière diabolique par leur vécu concentrationnaire – autrement dit : "que les morts venaient les chercher". Mais qu’est-ce qu’un enfant peut comprendre lorsque son père ou sa mère qu’il aime se met à l’injurier, à le frapper sans raison, ou à disparaître ? Tout ce qu’il ressent à ces moments là, c’est qu’il est abandonné une nouvelle fois ; que le monde entier se retourne contre lui.

La vie de famille, souvent, était une vie difficile. D’après ce que me disent les enfants survivants, l’ambiance à la maison était rarement sereine. Les familles étaient brisées, les parents, les oncles, les tantes, les frères et sœurs se brouillaient facilement, l’entr’aide n’était pas ce que l’on aurait pu imaginer. En réalité, les Juifs étaient trop accablés par ce qu’ils avaient vécu, leurs parents morts les hantaient – quelquefois, ils les attendaient, espéraient leur retour, sursautant au moindre pas dans l'escalier. Beaucoup d’enfants survivants gardent cette impression d’avoir vécu avec la sensation que les morts risquaient de revenir à chaque instant. Les enfants survivants ont voulu très tôt se débrouiller seuls. Beaucoup n’ont pas fait les études qu’ils auraient dû faire. Ils sont partis tôt de la maison, se sont mariés, ont travaillé, souhaitant à la fois alléger le fardeau de leur parents et s’échapper vers une vie plus gaie, moins angoissée, moins marquée par la guerre.

Les enfants cachés que j’ai rencontrés disent tous qu’on leur a volé leur enfance, qu’on leur a volé une partie de leur vie. Ils pensent tous qu’ils auraient dû avoir une autre existence, plus heureuse, plus réussie. Et cette pensée est toujours liée à l’identification d’un responsable, d’un agresseur. Leur vie a été bafouée, parfois détruite non pas à cause d’eux, non pas à cause de leur caractère, de leur personnalité, de leur psychologie, non pas à cause de parents qui auraient été de mauvais parents, mais bien à cause de la persécution antisémite qui leur a valu d’être séparés de leurs famille, qui leur a valu d’être des orphelins, qu’il leur a valu d’être effrayés à jamais, qui leur a valu d’être des sans-famille et des sans-groupe. Depuis ces événements qui ont fait basculer leur famille dans l’horreur, leur vie est devenue en quelque sorte aléatoire : ils pensent tous que leur existence n’est pas celle qu’ils auraient dû connaître et que leur vie n’est pas une évidence. Depuis lors, rien, pas même la naissance de leurs petits enfants n’est réellement venu les apaiser. Il leur reste, au fond d’eux mêmes, cette plaie non cicatrisée, qui avec le temps semble devenir de plus en plus douloureuse.

 


De quoi souffrent- ils ?

Certains souffrent de dépression chronique, d’autre d’angoisses injustifiées, beaucoup font des cauchemars, certains se plaignent de sentiment d’insécurité, d’autres souffrent de phobies, d’autres encore sont facilement irascibles. Mes recherches m’ont montré qu’en fait, les enfants cachés pendant la guerre, tout comme leur parents, ne relèvent pas d’une catégorie psychologique ou psychiatrique définie. En d’autres termes ils ne rentrent dans aucune classification préexistante. Ils souffrent d’être des survivants. C’est en parlant avec eux que j’ai compris que la catégorie de survivant concernait :

tous les juifs vivant en Europe pendant la guerre et ayant survécu.

Qu’ils aient été âgés de 6 mois ou de 40 ans, ils ont tous été menacés de mort et cette menace est restée inscrite en eux. Ils sont traumatisés car ils se posent les questions que tout traumatisé se pose et le resteront tant qu’on ne leur apportera pas de réponse. Ce dont souffrent les survivants ce sont ces questions qui hantent leur existence :

 

 

  • Que s’est-il passé exactement ?
  • Pourquoi cela m’est-il arrivé ?
  • Pourquoi a-t-on voulu me tuer ?
  • Pourquoi a-t-on détruit ma famille ?
  • Qui a voulu cela ?
  • Pourquoi suis-je resté en vie ?
  • Pourquoi moi ?
  • Je sais que je suis un miraculé, mais qu’est-ce qui m’a sauvé ?

Personne ne s’est occupé des souffrances des enfants cachés, des enfants oubliés. Eux, cependant, ont toujours essayé de prendre leur destin en main. Certains sont allés consulter des psychiatres, des psychanalystes, mais la plupart ont gardé ces secrets de manière solitaire, pensant qu’ils étaient chacun le ou la seul(e) à s’interroger et à souffrir ainsi. Quelque 50 ans après la guerre, des associations d’enfants survivants de la Shoah se sont créées. La première rencontre a eu lieu en mai 1991 à New York. Ils étaient venus du monde entier, ils étaient 1600. Ils avaient gardé intactes leur tristesse et leur frayeur d’enfance ; même entre eux, ils ont mis quelques temps à oser parler. Et puis, ils se sont mis à pleurer. Ces enfants cachés, aujourd’hui en âge d’être grands-parents, ont laissé couler leur larmes, ont exprimé leur craintes et leurs angoisses. Ce fut paraît-il un moment saisissant, un moment historique : certains ont dit qu’ils sortaient enfin de leur cachette : cela, parce qu’ils étaient ensemble, tous victimes de la même catastrophe. La plupart avouent que de se retrouver dans un tel contexte, que de participer aux réunions et de s’inscrire et de militer dans ces associations d’enfant cachés, comme me l’a confié la semaine dernière une enfant survivante, réveille les cauchemars et les angoisses du passé.

C’est bien là le signe que les événements subis il y a plus de 50 ans sont aujourd’hui toujours aussi actifs, toujours aussi persécutifs.

 


Le crime contre l’humanité

C’est en tant que juifs que les victimes de la Shoah ont été persécutées. C’est parce qu’ils étaient juifs que les enfants oubliés ont été séparés de leur parents, que certains d’entre eux se sont retrouvé orphelins, sans famille, que d’autres ont retrouvé après la guerre des parents anéantis.

Les conséquences traumatiques du vécu de la Shoah sont directement liées à l’intention des persécuteurs : détruire les familles et les individus parce qu’ils appartiennent à un groupe précis. En réalité l’intention première était bien d’éradiquer un groupe ethnique : le peuple juif. Pour cela, on a éliminé le plus de gens possible, pour cela on a séparé les enfants de leurs parents, pour cela, on a torturé. Quand les survivants sont revenus à la vie, ils n’étaient plus ce qu’ils étaient auparavant, ils ne disposaient plus ni des moyens psychologiques ni des moyens sociaux pour continuer à être ce qu’ils étaient antérieurement et depuis de nombreuses générations : des Juifs assurant la pérennité de leur lignée et de leur groupe culturel. Ce qui a été détruit au cours de la Shoah, c’est bien ce monde riche en rituels, en langues, en culture qu’était le monde juif d’Europe.

Bien qu’il y ait eu des survivants, ce sont toujours des individus ; car ce monde a totalement disparu, et en disparaissant il a laissé les survivants et leurs descendants fondamentalement orphelins. La prise en charge des victimes de torture et les recherches que nous menons au Centre Georges Devereux à l’Université de Paris 8, sur les conséquences psychologiques de la torture nous ont révélé que lorsque les bourreaux veulent détruire un individu, la technique la plus efficace est celle qui consiste à déstructurer son groupe. Nous avons appris que le meilleur moyen de déshumaniser quelqu’un était d’éradiquer son monde et de le détacher des siens, de ceux qui lui ont donné la vie car désaffilier une personne revient le plus souvent à l’anéantir[12] . Le crime contre l’humanité le plus grave est bien celui-ci : la destruction totale d’un groupe culturel qui impose aux descendants de se convertir, de changer de monde, c’est à dire de mourir, et qui les laisse totalement démunis pour panser leurs plaies[13] . C’est ainsi que je comprends le sens de la phrase qu’énoncent beaucoup de jeunes de la troisième génération aujourd’hui quand ils me disent qu’ils sont eux aussi des survivants alors qu’ils n’ont jamais connu aucun traumatisme, aucune souffrance ni aucune menace réelle. En fait, ils parlent de la disparition de ce qui faisait de ces femmes et de ces hommes juifs d’Europe, des humains : ils parlent de la disparition de leurs communautés.

La persécution antisémite pendant la Seconde Guerre mondiale n’a pas tué tous les Juifs ; elle a laissé des survivants, mais elle a anéanti leur monde et ce faisant, elle les a laissé profondément traumatisés.

 


Propositions thérapeutiques

Notre expérience de soin avec les survivants et les enfants de survivants au Centre Georges Devereux dans nos groupes de recherche, nous a permis de faire des nouvelles propositions thérapeutiques.

Je dois tout d’abord vous rappeler que soigner un individu n’est jamais une intervention neutre [Nathan, 1995b, 1998]. En effet, il s’agit de changer l’état de la personne qui souffre et ce changement, pour être efficace, doit s’opérer en profondeur ; en d’autres termes, soigner revient à redonner la vie à celui qui souffre. L’étude du fonctionnement des psychothérapies [Blanchet, 1998], quelles qu’elles soient, nous a montré qu’une thérapie réussie induisait systématiquement l’adhésion du patient aux théories du thérapeute. Les théories du thérapeutes ne sont en réalité jamais des options individuelles, mais toujours celles de son groupe professionnel, celles de ceux qui l’ont formé en tant que psychothérapeute. De ce fait, soigner implique que le thérapeute prend nécessairement des responsabilités – qu’il en soit conscient ou non – et qu’il s’engage in fine dans un processus d’influence qui modifiera son patient selon des modalités qui relèvent du choix de son groupe professionnel. C’est en cela que les thérapeutes sont des personnages particulièrement influents et importants.

Dans le respect des personnes et pour viser la plus grande efficacité, il apparaît que la prise en charge psychologique des enfants survivants et des descendants de survivants de la Shoah doit respecter un certain nombres de règles fondamentales que je vous soumets rapidement;

1ère : Le thérapeute doit connaître parfaitement les événements qui se sont produits et qui ont entraîné le traumatisme.

2ème : Il doit, au cours de la thérapie, reconstituer en détail avec les traumatisés le déroulement exact des faits.

3ème : Il doit identifier avec eux la nature des agressions et reconstituer les intentions des différents agresseurs. Je rappelle en passant que ces aggressions et ces intentions ne relèvent pratiquement jamais d’un dysfonctionnement psychologique individuel (par exemple d’un pervers, le procès de Nurenberg des dignitaires nazis nous l’a prouvé), mais qu’elles s’originent systématiquement dans la volonté délibérée d’un groupe (en l’occurrence un groupe politique et armé : les nazi et les collaborateurs) ou encore dans une force supérieure à identifier.

4ème : Etant donné que l’agression portait atteinte à un groupe ethnique, en l’occurrence les Juifs, la prise en charge devra toujours être faite en groupe, soit groupe de survivants, soit groupe familial, cela afin de 1) éviter de renforcer l’isolement et la subjectivation de la souffrance – qui sont en soi des conséquences du trauma, 2) se donner les moyens de recourir aux théories du groupe et à ses concepts capables de réactiver les mécanismes de guérison et de revitalisation.

5ème : Procéder ainsi revient à renforcer le groupe qui justement avait été atteint.

6ème : soigner des enfants survivants et descendants de survivants nécessite des connaissances approfondies sur l’histoire des mondes juifs dont ils proviennent, sur leurs logiques thérapeutiques, sur leurs valeurs humaines spécifiques. Tous ces éléments sont source de vie pour ceux qui ont souffert des persécutions antisémites.

 

Vous aurez compris que dans les cas de traumatisme de masse, dans les cas de génocide, on ne peut soigner les individus traumatisés sans prendre en compte de manière essentielle leur groupe d’origine, celui là-même qui a été visé dans l’agression – soigner des survivants de la Shoah, c’est redonner vie au monde juif.

on ne peut soigner les individus traumatisés sans prendre en compte de manière essentielle leur groupe d’origine, celui là-même qui a été visé dans l’agression


Bibliographie

BLANCHET A. 1998, L’interaction thérapeutique, in Nathan, Blanchet, Ionescu et Zajde, Psychothérapies, Paris, O. Jacob.

NATHAN T. 1995 a, L’influence qui guérit, Paris, O. Jacob.

– 1995 b, Manifeste pour une psychopathologie scientifique. in Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et sorciers, Paris, les empêcheurs de penser en rond.

– 1998, Eléments de psychothérapie , in Nathan, Blanchet, Ionescu et Zajde, Psychothérapies , Paris, O. Jacob.

SIRONI F., 1999, Bourreaux et victimes, psychologie de la torture, Paris, O. Jacob.

TALABAN I. 1999, Terreur communiste et résistance culturelle, Paris, PUF.

UWANYILIGIRA E., 1997, " La souffrance psychologique des survivants des massacres au Rwanda. Approches thérapeutiques " in Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, 34, 87-104. Grenoble, La Pensée sauvage.

ZAJDE, N. 1992, " Les visiteurs et les messagers. Tentative d'identification des survivants de la Choa et de leurs enfants. " Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, 19, 55-72.

     

    • 1993, Enfant de survivants, 1995, Paris, O. Jacob.
    • 1994, " Les traumatismes que les enfants n'ont pas vécus: effets traumatiques chez les enfants des survivants de la Shoah. " in "Enfance et traumatisme."Rivages 2, Rouen.
    • 1995 " Un mort non disloqué. Analyse ethnopsychiatrique des processus de deuil chez la fille d'un disparu en camp d'extermination ". in Nathan et Coll. Rituels de deuil, travail de deuil, ed. La Pensée sauvage, Grenoble. 103-126.
    • 1998, le traumatisme  in Nathan, Blanchet, Ionescu et Zajde, Psychothérapies, Paris, O. Jacob.
    • 1999 a " Shoah et Traumatisme. Ethnopsychiatrie des survivants ashkénazes et de leurs enfants. " in Santé Mentale, juin 1999, n°39.
    • 1999 b " An Ethnopsychiatric Approach to the Treatment of Holocaust Survivors and their Children ", Selected papers from A time to Heal, Baycrest Centre for Geriatric Care, P. David & J. Goldhar Editors, Toronto, Canada, pp 317-330.

ZAJDE, N. et GRANDSARD C. 1996, "Kaddish. Rituel de deuil dans un groupe de parole d'enfants de survivants de la Shoah."Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, 31. 119-138.

 


Notes

[1]. Conférence donnée le 9 janvier 2000 à la salle polyvanlente de la mairie du 11ème arrondissement de Paris, lors d’une réunion organisée par l’association " Les enfants oubliés ".

[2]. Docteur en Psychologie, Maître de conférences à l’Université de Paris 8 Saint-Denis, psychologue clinicienne, chercheur au Centre Georges Devereux.

[3]. Association Les enfants oubliés de la seconde guerre mondiale. 53 avenue Parmentier – 75011 Paris.

[4]. Centre Georges Devereux, Centre Universitaire d’Aide Psychologique, Université de Paris 8 Saint-Denis, 2 rue de la Liberté, 93256 Saint-Denis.

[5]. Maître de conférences à l’Université de Paris 8, fondatrice du Centre Primo Levi.

[6]. Psychologue, Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’Université de Paris 8 Saint-Denis

[7]. Médecin de PMI

[8]. Psychologue, Doctorante à l’Université de Paris 8 Saint-Denis.

[9]. Doctorante à l’Université de Paris 8 Saint-Denis.

[10]. Pour un exposé plus complet de la notion de traumatisme, cf. Zajde 1998.

[11]. Terme yiddish emprunté à l’hébreu qui signifie l’école primaire juive (essentiellement pour les garçons à partir de l’âge de 5 ans).

[12]. Cf. Sironi op.cit.

[13]. sur cette définition psychologique du crime contre l’humanité, cf. Nathan 1995a.

 

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