Libération du vendredi 28 juin 2002 — http://www.liberation.fr/page.php?Article=38578

Sectes: en parler pour en sortir vraiment

Une expérience d'ethnopsychiatrie pour aider les ex-adeptes.

Par Marie-Joëlle GROS

 

Au centre Georges-Devereux, dirigé par l'ethno-psychiatre Tobie Nathan, les spécialistes tentent de ne pas culpabiliser les ex-adeptes.

"Ce n'est pas parce qu'on est sorti d'une secte que la secte est sortie de vous." Marie-Fran çoise Masse, membre de l'Association de défense des familles et de l'individu (Adfi) évoque les séquelles, ces bouffées d'angoisse qui saisissent encore, parfois des mois ou des années plus tard, ceux qui ont réussi à claquer la porte d'une secte. "On ne se libère pas d'une emprise mentale simplement en s'éloignant physiquement" , poursuit-elle. L'Adfi sait de quoi elle parle : elle a participé durant trois ans à une expérience inédite d'assistance psychologique aux ex-adeptes. Confiée à l'ethnopsychiatre Tobie Nathan, elle s'est déroulée très discrètement. L'heure est au bilan.

En novembre 1998, la Mission interministérielle pour la lutte contre les sectes (Mils) a demandé au centre Georges-Devereux, dirigé par Tobie Nathan, de mettre sur pied un dispositif de soutien psychologique aux victimes des sectes. Jusque-là, rien n'était prévu dans ce registre. Au mieux, le récit des ex-adeptes échouait sur le divan d'un psy isolé. De mars 1999 à décembre 2001, l'Adfi a ainsi accompagné 90 personnes au centre. Des gens de tous âges. Leur route a croisé celles de l'Eglise de scientologie, des Témoins de Jéhovah, de Moon ou du Temple solaire, mais aussi d'une multitude de groupes diffus, de tendance New Age, orientale, ou prônant le développement personnel... Soit une cinquantaine de situations différentes (lire l'article ci-dessous).

Le centre Georges-Devereux est à la fois un lieu de recherches et de soins, installé sur le campus de l'université de Paris-VIII Saint-Denis. Fidèle à l'ethnopsychiatrie, l'équipe s'est attachée à décortiquer l'univers de la secte. "L'idée de départ était de s'intéresser aux pratiques de la secte, d'identifier les méthodes de l'agresseur, de comprendre comment la mécanique se met en place", explique Jean-Luc Swertvaegher, coordinateur du projet. Ce qui a conduit à porter un autre regard sur les adeptes : "Ils sont souvent perçus comme des gens faibles, candides, qui se sont fait avoir", explique Catherine Grandsard, psychologue clinicienne du centre. "Or c'est un a priori redoutable pour eux. C'est considérer que leur crédulité explique tout, et nier l'efficacité des méthodes de la secte. Sentant que leur récit ne peut pas se faire entendre, les ex-adeptes apprennent souvent à se taire." Pour libérer la parole, les chercheurs et les soignants ont imaginé des séances mêlant psychiatres, historiens spécialistes de tel ou tel mouvement religieux, anthropologues, philosophes, etc.

Confrontation. Autre originalité, l'ex-adepte est accompagné d'un bénévole de l'Adfi. Spécialiste des méthodes et du langage de la secte, il fait office de médiateur ou de traducteur de l'expérience vécue. Sa présence rassure: "L'ex-adepte n'est pas en position de sujet observé. Il ne concentre pas les regards sur lui. Il est partie prenante d'une discussion où les points de vue peuvent s'affronter" , explique Jean-Luc Swertvaegher. L'inverse de ce que l'on vit dans une secte où les divergences de pensée n'existent pas. Pour Marie-Françoise Masse, de l'Adfi, "on parie sur la richesse et l'intelligence des gens". Cela passe aussi par des concessions: comme d'admettre que "la secte a pu être valorisante pour l'individu à un moment donné". La durée des thérapies varie. "Certains se sont libérés en quelques séances, raconte l'équipe. Pour d'autres, le travail a pris plusieurs mois." Il ne reste plus désormais aux pouvoirs publics qu'à décider du sort à réserver à cette expérimentation.

 

 

 

 

  Julien, 58 ans, victime de secte soigné au centre Devereux :

"Le lien spirituel qui me tenait reposait sur la confiance. Un peu comme dans une relation amoureuse."

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Julien, 58 ans, a vécu plus de cinq ans sous l'influence d'un mouvement sectaire avant de prendre la fuite. Il est passé par la structure de soutien psychologique du centre Georges-Devereux.

"Aujourd'hui, je me sens comme quelqu'un qui fabrique un moteur. Je comprends la mécanique, je peux démonter ce moteur et le remonter. Le centre Georges-Devereux m'a aidé à redonner du sens à ma vie. Mais il m'est impossible, pour l'instant, de retrouver goût à la vie. Je suis pourtant bien vivant. Mais peut-être à la manière de quelqu'un qui a eu un cancer : je suis marqué. Si je veux témoigner, c'est pour mettre en garde contre un danger. Je voudrais faire toucher du doigt la qualité du piège. Car ce piège est commun à tous les mouvements spirituels. Il mène à la trahison de la partie la plus fine, la plus subtile de l'être. Les gens que j'ai rencontrés étaient en fait des voleurs d'âme, comme on dit à Devereux.

"J'avais en moi un désir de transformation. Je cherchais dans ce monde quelque chose qui fasse que je change personnellement et que ce changement influe sur la marche du monde. Mais ce que j'ai rencontré, c'est un rétrécissement : au lieu d'ouvrir ma vie, cela m'a conduit dans un mouvement de fermeture au monde."

Recherche de zen. "Je suis entré dans une secte par amour, mais cela a été un long cheminement. Mes parents avaient un commerce de fleurs. Après un premier mariage et un divorce, j'ai repris cette affaire, et j'en vivais bien. Je suis tombé amoureux d'une femme. En 1972, nous sommes partis ensemble au Japon, je voulais apprendre l'art floral japonais. Cette rencontre a été un bouleversement majeur dans mon existence. Je ne pouvais plus travailler le végétal comme un produit. C'était devenu une voie spirituelle, la voie des fleurs. Je ne sais plus quand le basculement a eu lieu entre esthétisme et spiritualité : sans doute par petites touches, un peu comme un tableau. Dans l'art floral, l'arrangement des végétaux devient un support de méditation. C'est une recherche de zen. Je suis rentré en France. On peut très bien passer toute sa vie à faire de l'art floral japonais sans danger. Mais je crois qu'il existe une vraie difficulté à importer une culture, à l'acclimater à l'Occident.

"Il y avait en France un homme qui avait fait de grands reportages sur des chemins spirituels en Inde, en Afghanistan. Je parcourais ses livres avec intérêt, sans plus. Ma compagne, elle, s'est passionnée. Elle a su qu'il avait créé un ashram dans le Sud et nous y sommes partis. Au début, notre engagement était limité. Puis il a pris de plus en plus de place. A cette époque, nous n'habitions pas l'ashram, je ne me sentais pas encore pris en otage. Nous suivions tous les enseignements : sur les émotions, le désir, la peur. Puis nous sommes partis en Inde, elle et moi.

"A notre retour, l'homme dont j'étais le disciple m'a proposé d'être mon thérapeute. Je lui ai tout confié de moi, et de moi avec elle. Il a jugé bon qu'elle suive aussi une thérapie. Au fur et à mesure, il lui a proposé de devenir la "mère de l'ashram". Ce qui conduisait à faire couple avec elle. J'étais révolté. Mais on me demandait de prouver, à travers cette expérience, mes qualités de disciple. J'avais vécu vingt-trois ans avec elle, je l'aimais. J'étais très déstabilisé. Le gourou a tenté en vain de me convaincre. Je me suis enfui seul au Japon.

"Ce que j'ai vécu au cours de cette fuite est très secouant : la perte de tous mes repères. C'est un peu comme pendant un accident de voiture : deux films se déroulent en même temps, l'un au ralenti où l'on voit tout, et l'autre en accéléré. C'est une double perception de soi, quelque chose de paniquant. J'ai eu besoin d'écrire pour me délivrer de tout ce fatras d'émotions. Et je me suis peu à peu réapproprié mon autonomie. Mais c'était très douloureux.

"De retour en France, j'ai flanqué deux beignes à mon maître. Et demandé au gourou de pouvoir lire un texte en public. C'était cinq pages de récit : celui de cette trahison. La rupture était consommée. Puis je suis reparti à l'étranger, me laver la tête de tout cela. Quand je suis rentré, l'ashram avait déménagé. J'ai perdu tout contact avec ma femme pendant un an. Finalement, nous nous sommes revus. Elle est toujours captive de cet univers-là."

Trahison. "Je me suis longtemps senti prisonnier de ma honte, elle m'empêchait de parler. Je m'étais fait avoir. Le lien spirituel qui me tenait reposait sur la confiance. Un peu comme dans une relation amoureuse, sauf que cette relation se jouait avec le divin. Et la trahison que j'ai ressentie se situe aussi à ce niveau. Conduire quelqu'un sur un chemin spirituel, c'est une énorme responsabilité. C'est l'ultime responsabilité. J'ai été trompé. D'abord parce que l'initiation qui m'a été proposée était finalement un dévoiement. Et que la thérapie que je devais suivre m'a détruit.

"Dans les années qui ont suivi, mes tentatives pour aller mieux ont été des échecs. J'ai vu des psy, connu des moments où je faisais surface, puis replongeais. Tout ce qui concernait la partie spirituelle de mon histoire ne leur était pas accessible. Ils ne voyaient que la trahison de ma femme et pas celle que j'ai vécue, qui est autrement plus complexe. Finalement, j'ai appelé l'Adfi et rencontré le centre Georges-Devereux. Je quittai le statut de victime. Dès la troisième séance, j'allais mieux. Nous avons trouvé des raccords dans ma vie, cherché des incidences avec mes attentes, ma quête personnelle... Aujourd'hui, je peux regarder cette trajectoire avec distance. Je prépare un DESS d'ethnologie sur "la conscience de soi et le libre arbitre". Une manière de réparer les choses du passé."

 

servés © 2001, Centre Georges Dever

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