Ethnopsy/Les mondes contemporains de la guérison

 

Une ethnopsychiatrie de la schizophrénie ?

Ethnopsy, N°1, 2000, p 9-43.
Tobie Nathan (*), Isabelle Stengers (**), Philippe Andréa (***) (*) Professeur de psychologie clinique et pathologique, Université Paris 8; (**) Professeur de philosophie, Université libre de Bruxelles; (***) Historien.
Ce premier numéro d'Ethnopsy est consacré à la schizophrénie – uniquement à la schizophrénie, car nous pensons que cette pathologie constitue le noyau de la psychiatrie telle qu’on la pratique et l’enseigne en Occident. C’est par là qu’à notre sens, il fallait donc commencer, et non par l’analyse des névroses, pour ne pas éviter les problèmes, pour être à la hauteur des enjeux actuels.

résumé

summary

Une ethnopsychiatrie de la schizophrénie


PREMIERE PARTIE : QUESTIONS DE METHODE

Une définition minimaliste, y compris en France, a eu tendance à tirer l’ethnopsychiatrie [1] vers ce que nous pourrions désigner comme une "psychiatrie culturellement éclairée". Dans cette perspective, un praticien de l’ethnopsychiatrie devrait être un clinicien qui, s’appuyant sur les travaux de collègues de tendance anthropologique, s’étant généralement rendus "sur le terrain [2]" , entreprendrait avec ses patients des consultations – voire des cures – "adaptées", sachant tenir compte du contexte culturel. Au premier abord, cette position pourrait sembler raisonnable, puisqu’elle permet de tenir compte de questions embarrassantes tout en sauvegardant l’intangibilité des domaines. La pratique de la psychiatrie reste alors ce qu’elle était : la prise en charge de "sujets", "d’individus", à partir d’une conception du désordre affligeant leur cerveau, leur psychisme, leur pensée, leur esprit, leur appareil mental – bref : leur âme [3]. L’on sauvegarde l’anthropologie par la même opération, qui devient, pour les cliniciens, une sorte de recherche fondamentale leur fournissant les observations générales qui guideront les modulations de leur perception. Mais une ethnopsychiatrie de ce type – l’histoire l’a montré – ne peut être que classificatoire, se fixant pour premier objectif de distinguer entre syndromes bruts, pour lesquels aucune modulation culturelle n'est nécessaire, et syndromes plus flous, nécessitant la prise en compte de la dimension anthropologique.
Une série de faits nous incite à poser différemment le problème – faits qui ont étrangement traversé l’histoire de la psychiatrie jusqu’à se retrouver recensés de manière presque exhaustive dans la dernière édition du DSM-IV (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux).

[1]. On a beaucoup discuté du terme qui devrait être retenu pour évoquer cette discipline hybride entre le psychiatrie et l'anthropologie : "psychiatrie transculturelle", "ethnopsychiatrie", "psychiatrie culturelle", voire "psychiatrie sociale", ou comme le groupe fondé par H. Collomb à Dakar dans les années soixante : "psychopathologie africaine" avec l'idée implicite qu'il pourrait (devrait) exister également une "psychopathologie maghrébine", mais aussi une "psychopathologie française", voire berrichone ou savoyarde. Aujourd'hui, en l’absence d’une théorie cohérente, cinq ou six courants de recherche se partagent le domaine à travers le monde.

[2]. Quelques exemples, toujours les mêmes à travers les textes discutant l’histoire de la discipline, mais qui sont en réalité tous problématiques : Geza Roheim, d’abord et ses tentatives d’application des techniques de jeu héritées de Mélanie Klein aux enfants des îles du Pacifique-Sud (1941, 1943) ; Henri Collomb, dans ses articles publiés entre 1962 et 1972 dans Psychopathologie africaine (par exemple, 1963, 1972), considérant les techniques thérapeutiques traditionnelles comme une sorte de psychiatrie primitive ; les Ortigues (1966) et leur tentative de décrire les Wolof et les Lebou du Sénégal comme des proto-lacaniens ; plus près de nous, les travaux menés à Havard sous la direction de Arthur Kleinman, aboutissant à confirmer les grandes options de la psychiatrie, par exemple : A. Kleinman, B. Good (éd.), 1985. Ces textes, les plus représentatifs, s'appuient tous sur une expérience de terrain (la Mélanésie pour Roheim, le Sénégal pour Collomb et Ortigues, la Chine pour Kleinman) pour fournir à leurs collègues cliniciens (psychiatres et psychanalystes) des raisons de ne pas désespérer de leurs concepts.

[3]. Sur le fait que psychiatrie biologique et psychologie dynamique convergent vers des postulats assez semblables revenant en dernière analyse à l'existence de l’âme, cf. P. Pichot, T. Nathan, Quel avenir pour la psychiatrie et la psychothérapie ? Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998. L’âme existe seulement si elle est un parfum dont il faut déterminer les ingrédients, si elle est un plat dont il faut découvrir la recette et surtout si elle est un fétiche, dont il faut découvrir la fabrication spécifique.

Les Culture-Bound Syndromes

Pow Meng Yap, psychiatre chinois ayant longtemps travaillé à Hong-Kong, a sans doute été le premier (1951) à avoir vigoureusement attiré l’attention sur des désordres dont l’apparence – mais aussi, sans doute, l’organisation – est modelée par le système culturel. Car, dans une même culture, ces syndromes apparaissent identiques chez des sujets ayant chacun son histoire singulière. Le fait le plus frappant est que ces syndromes ne peuvent être désignés dans le système nosographique occidental et se retrouvent dans tous les textes qui en traitent selon leur dénomination indigène : amok et latah de Malaisie, myriatchit de certaines ethnies sibériennes, imu des tribus Aïnous du Japon (Hokkaïdo), mali-mali des Philippins, koro des Malais et des chinois du Sud, windigo des indiens Algonquin du Canada, berdache des Indiens des Plaines, potlach de nombreuses ethnies indiennes d’Amérique du Sud, berserk des anciens Vikings, susto des Quechuas du Pérou, crazy-dogs des Indiens Crow, pibloktok des Inuit de Sibérie, etc [4]. Yap a proposé de classer ce type de pathologies sous la rubrique : Culture-Bound Syndromes. Pour mémoire,
- L’amok est une pathologie typiquement malaise [5]. Il s’agit d’une sorte de course à mort, un état aigu d’excitation meurtrière. L’homme qui est saisi reste un long moment fasciné par la contemplation de son sabre à la lame en forme de serpent (kriss) ; calmement, il entreprend de se corseter solidement la presque totalité du corps afin de se prémunir de la pénétration des lames adverses. Puis il s’élance dans la rue, éventrant tout être se trouvant sur sa course : hommes, femmes, vieillards, enfants, animaux. Cette course peut aussi être considérée comme un "suicide par procuration" puisqu’une crise d’amok se résout généralement par l’élimination du forcené [6]. S’il échappe à la mise à mort populaire, la crise se termine en général dans un total état d’épuisement avant d’être recouverte par l’amnésie.
- Le latah et le myriatchit sont des syndromes de "contagion psychique". Le latah, essentiellement féminin, est une réaction mimétique, faite d’écholalie et d’échopraxie, intervenant après une surprise ou un effroi. F. Adelman (1955) rapporte qu’une vieille Malaise se trouvant au détour d'un chemin nez à nez avec un tigre fut prise d’une crise de latah et se mit à imiter le tigre. Elle inquiéta tant l’animal par son étrange comportement qu’il prit la fuite. De tels comportements sont codifiés au point qu'ils peuvent être spontanément adoptés par tout un groupe. Ainsi, la colère d’un colonel russe terrorisa-t-elle si vivement un régiment de cosaques du Baïkal que tous les soldats furent sur le champ saisis d’une crise collective de myriatchit (cité par Devereux, 1970), c'est-à-dire de mimétisme des ordres de l'officier.

O’Brien, cité par Gilles de la Tourette rapportait l'observation de latah suivante :
"Je citerai, dit O’Brien, un cas qui eut une issue fatale : le cook d’un steamer était un latah des plus corsés. Il berçait un jour, sur le pont du navire, son enfant dans ses bras, lorsque survint un matelot qui se mit, à l’instar du cook, à bercer dans ses bras un billot de bois. Puis ce matelot jeta son billot sur un tendelet et s'amusa à le faire rouler sur la toile, ce que fit immédiatement le cook avec son enfant. Le matelot, lâchant alors la toile, laissa retomber le billot sur le pont ; le cook en fit de même pour son petit garçon qui se tua sur le coup". (Tourette, 1885)

Le latah et le myriatchit se caractérisent donc par l’imitation incoercible des gestes, des paroles, des bruits perçus par la personne atteinte, mais aussi par la contrainte à exploser en tirades ordurières (coprolalie) et par une tendance à se penser à la troisième personne, comme si le sujet devenait "objet". Malgré la ressemblance de ce type de pathologies avec le syndrome de Gilles de la Tourette [7], le latah et le myriatchit sont rigoureusement codés et sont susceptibles d’être pris en charge avec succès selon des modalités culturelles.
- Le koro est une sorte de délire intervenant dans un état d’angoisse cataclysmique, comportant des hallucinations cœnesthésiques spécifiques consistant en la rétractation des organes sexuels dans l’abdomen et le sentiment d'imminence de la mort [8].
- Le susto, bien décrit chez les Quechuas, mais que l’on rencontre peu ou prou dans toute l'Amérique latine, est une sorte de dépression impliquant l’idée qu’à la suite d’une violente frayeur, l’âme du malade a été perdue, dans certains cas, dérobée – généralement par la terre ou par la divinité qui la représente. Le guérisseur – curandero – sorte de chaman syncrétique, intégrant les divinités chrétiennes à une logique thérapeutique indienne, partira alors lutter avec la divinité ravisseuse afin de la convaincre de restituer l’âme de la victime.
- Le windigo des Algonquin est une crise de cannibalisme trahissant la possession de la victime par une sorte de monstre, lui-même cannibale et nanti d’un cœur de glace. Il s'agit probablement ici aussi d'une sorte de "suicide par procuration" puisqu’une crise de windigo se résout généralement par la mise à mort du "possédé".

L’existence de ces Culture-Bound Syndromes a posé à la psychiatrie, et cela dès les années cinquante, la question de la relativité de ses conceptualisations. La description de ces syndromes "exotiques" a généralement fourni la justification d’une sorte de tentation relativiste qui a atteint son acmé dans les années 1965-1975 avec l’antipsychiatrie [9]. C’est sans doute devant l’impossibilité d’assumer réellement les éventuelles conséquences relativistes des premières observations que, dans ses élaborations ultérieures, Yap a adopté des positions plus mesurées, considérant que ces syndromes ne doivent pas être considérés comme des entités indépendantes, mais des sortes de vêtures culturelles de structures psychopathologiques universelles.
Reprenant la question plus tard, Jilek (1982) a fait remarquer avec raison que la position habituelle en "psychiatrie comparée" a toujours été de considérer que la culture a sur les symptômes psychopathologiques une influence pathoplastique plutôt que pathogénique. Certains auteurs, tels que Michael Kenny [10], vont jusqu'à penser que certaines entités morbides, telles que la variole ou la rougeole, sont sans équivoque universelle, alors que le latah serait une sorte de "théâtre social"… mais ils ne s’aventurent guère plus loin !
Une autre tentative d’échapper à la question relativiste a été proposée par les anthropologues. L’anthropologie médicale anglo-saxonne a l’habitude de mettre en relief trois registres, contenus en langue anglaise, dans les différentes façons de désigner la maladie :
- disease, l’altération biophysique,
- illness, l’expérience subjective de la souffrance,
- sickness, le rôle social attribué au malade [11].
Partant de cette perspective, Carr (1985) a proposé d'abandonner l’idée d’une structure psychopathologique universelle et de s’attacher à rechercher l’universalité dans les processus d’appropriation individuelle (illness) et dans les modes d’attribution des rôles sociaux (sickness). Si une telle position épistémologique permet en effet de résoudre le problème théorique posé par les Culture-Bound Syndromes, elle le fait cependant en déplaçant le conflit théorique dans un autre champ : celui des dynamiques sociales d’attribution de rôles et de statut. Il nous semble, quant à nous, que c’est un évitement de la question de fond.

kriss malais

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Gilles de la Tourette

[4]. Le DSM-IV en dénombre 25. La liste serait fastidieuse. Nous ne commenterons que ceux qui ont donné lieu à des publications importantes en ethnopsychiatrie. Cf. DSM-IV, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Masson, 1996, annexe I : 963-970.

[5]. Le mot provient probablement de l’arabe littéraire hamok signifiant " fou".

 

 

 

 

 


[6]. G. Devereux, 1956, "Normal et anormal", in Essais d'ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970.

[7]. Pour une description précise du syndrome de Gilles de la Tourette, cf., outre l'article "Princeps" de Gilles de la Tourette, , op. cit., l'ouvrage de Shapiro, Shapiro et alii, Gilles de la Tourette Syndrome, New York, Raven presse, 1978 ; et pour une description clinique détaillée de la psychothérapie d’un cas, S. Lebovici, J.F. Rabain, T. Nathan, R. Thomas, M.M. Duboz, " A propos de la maladie de Gilles de la Tourette ", Psychiatrie de l'enfant, XXIX, 1986 : 5-59.

[8]. Rappelons pour mémoire que le président Schreber, en parlant de son "éviration" imaginait que les "organes génitaux externes se rétractassent à l’intérieur du ventre et, par une déformation concomitante des organes génitaux internes, se changent en leurs homologues pour le sexe féminin", 1903 : 58.

[9]. Il faut dire que les antipsychiatres, de plus en plus psychanalytiques, ne se sont pas rendu compte que la psychanalyse s’appuyait sur un postulat semblable à celui de la psychiatrie et ont perdu leur ferment critique au fur et à mesure qu’ils rentraient dans les rangs de l’orthodoxie psychanalytique.

[10]. Cité par Collignon, "Pour un retour sur les Culture-Bound Syndromes en psychiatrie transculturelle", Santé, Culture, Health, VI, 2, 1989 : 149-162.


[11]. Ces distinctions sont clairement discutées par Zempleni, "Le sens de l’insensé", Psychiatrie Française, 1983 ; "La maladie et ses causes", L'Ethnographie : Causes, origines et agents de la maladie chez les peuples sans écriture, LXXXI, 1985 : 2-3.

Psychiatrie transculturelle et DSM

Lorsqu’en 1991, la psychiatrie américaine a mis en chantier la nouvelle version du DSM qui allait recevoir le numéro IV, elle a créé une commission spéciale (Culture and Diagnosis Work Group) constituée d'une centaine de cliniciens et de spécialistes en sciences sociales chargés d’amender les propositions de ce qui allait constituer le système international officiel de classification des troubles mentaux pour les années suivantes.
C'est ainsi qu’entrent en scène les spécialistes de ce qui va s’appeler la psychiatrie transculturelle. Disons d’emblée qu’elle s’est, pour une large part, constituée comme un territoire diplomatique, une sorte d’espace de négociation entre les partisans de l’origine biologique des troubles mentaux et tous ceux qui, intéressés par la sociologie ou l’anthropologie, tendent de reprendre et de reformuler les questions naguère encore posées avec insistance par les psychanalystes, puis par la psychiatrie institutionnelle [12]– de le faire en tout cas, en coopération avec la puissante médecine psychiatrique moderne néokraepelienne.
La psychiatrie transculturelle va centrer une partie important de ses travaux sur les grandes études épidémiologiques, notamment celles qui cherchent à fixer les taux de prévalence de la schizophrénie dans différentes populations, ce qui a l’intérêt de créer un terrain pour la discussion, même si, comme on le verra, on peut lui reprocher de ne pas suffisamment en discuter les fondements méthodologiques [13].
Il serait cependant unilatéral et injuste de réduire la psychiatrie transculturelle à ce seul aspect que l’on pourrait caractériser comme une tentative de construire une psychiatrie "culturellement éclairée". En menant la bataille pour la prise en compte des données culturelles dans la définition des troubles mentaux, elle a introduit les éléments d’un débat qui peut aller bien au-delà de ses intentions initiales, à condition toutefois de ne pas en lâcher le fil. Ses théoriciens ont ainsi posé plusieurs questions fondamentales au moment de la conception du DSM-IV et des études épidémiologiques qui l’ont accompagnée.
Ce débat a été important et, semble-t-il, conflictuel. Un numéro de la revue Transcultural Psychiatry [14] en rapporte les principaux éléments et fait le point sur les amendements acceptés et refusés. Ainsi Roberto Lewis-Fernandez, du New York State Psychiatric Insitute, dresse le bilan suivant :

"En général, les faits militants en faveur d’une phénoménologie transculturelle ont été bien accueillis; en revanche, les critiques du caractère universel des diagnostics du DSM-IV n'ont pas été tolérées".

Un autre membre de la commission, Janis Jenkins, de la Case Western Reserve University, constate:

"La manière dont la culture est traitée dans le Manuel ne touche pas à la structure de la symptomatologie (comme les hallucinations tactiles, visuelles ou auditives), mais rend seulement compte de leur contenu".

De fait, dans le DSM-IV, les Culture-Boun Syndromes ont été intégrés dans une annexe prudemment dénommée : " Esquisse d'une formulation en fonction de la culture et Glossaire des syndromes propres à une culture donnée ". Cette annexe est rejetée en fin de volume, comme s'il s'agissait, selon la formule du psychiatre Charles Hughes, d’une notion empoisonnée qu’il valait mieux séparer du reste du texte par un "cordon sanitaire". Les responsables américains ont finalement retenu une position médiane quant à la spécificité de ces syndromes :

"Beaucoup de ces schémas sont considérés par les autochtones comme des "maladies" ou au moins des affections, et la plupart du temps ont des noms locaux… Les syndromes spécifiques d'une culture donnée sont généralement limités à des sociétés spécifiques ou à des zones de culture, et correspondent à des catégories diagnostiques locales et traditionnelles qui correspondent de façon cohérente à certaines observations et expériences répétitives, stéréotypées et perturbantes" [15].

D’autre part, la sélection des Culture-Bound Syndromes s’est faite de manière extrêmement restrictive. N’ont en effet été acceptés dans la liste finale que les syndromes qui avaient une chance d’être rencontrés sur le territoire des Etats-Unis. Finalement, 25 items ont été retenus sur un total de 700 proposés par les membres de la commission (Group on Culture and Diagnosis).
Les partisans américains de la psychiatrie transculturelle ont, quant à eux, poussé plus loin leur réflexion. Beaucoup, comme Charles Hugues, de l’université de l'Utah, ont attiré l’attention sur le caractère épistémologiquement étrange de la notion de Culture-Bound Syndrome. Mais on peut comprendre que les rédacteurs du DSM aient refusé d’engager une réflexion sérieuse sur cette notion car c’est toute l’architecture du DSM qui pourrait être détruite si on entreprenait de systématiser l’approche de tous les troubles mentaux en ces termes. La question se pose en effet immédiatement : S’il existe partout des "désordres liés à la culture", quel désordre est lié à la culture américaine ? Des recherches ont déjà été engagées à propos des influences culturelles contribuant à certains troubles particulièrement fréquents dans la société américaine tels que l’obésité, la boulimie, l’anorexie, et évidemment les personnalités multiples ou "dissociées"[16]. Mais où s’arrêter ?
Si les Culture-Bound Syndromes retenus sont uniquement ceux rencontrés aux Etats-Unis, que devons-nous faire de ceux que nous rencontrons dans les autres pays ? D’ailleurs, pourquoi privilégier les seuls Culture-Bound Syndromes décrits sur le territoire des Etats-Unis ? L’on devrait, en toute logique, considérer de la même façon toutes les formes de possession par des êtres culturels (jnoun du Maghreb ou d’Afrique noire musulmane, "génies" des eaux camerounaises ou ivoiriens, voduns yorubas, divinités et saints chrétiens tout autant, etc.). Pourquoi réserver la spécificité culturelle aux seuls zar éthiopiens, soudanais ou égyptiens (qui figurent comme un item dans le DSM-IV) ? Pourquoi ne pas intégrer les accusations de sorcellerie, interprétations nettement majoritaires en Afrique centrale [17] ? Pourquoi ne pas entreprendre d’analyser finement le type d’interactions provoquées par ces systèmes[18] ? Et quelles conséquences auraient une mise en parallèle entre ces systèmes et ceux qui correspondent à des pathologies spécifiquement occidentales telles que l’alcoolisme en France et en Italie, la boulimie-anorexie ou les personnalités multiples aux Etats-Unis, pour ne citer que les plus manifestes [19] ? On pourrait évidemment nous répondre que le DSM est un outil américain. Mais on sait bien qu’il a un usage international et qu’il est traduit dans un nombre impressionnant de langues. Quels seront donc les effets de cette sélection ?
En fait, si de telles questions devaient être menées à leur aboutissement logique, le DSM-IV pourrait bien être le dernier d’une série caractérisée par la multiplication des "diagnostics". En effet, si l’on généralisait la notion de Culture-Bound Syndromes à toute la psychiatrie, s’agirait-t-il encore de diagnostics au sens habituel du mot ? N’aboutirions-nous pas nécessairement à une démultiplication extraordinaire des catégories rendant de fait tout manuel impossible – car des catégories culturelles, il faudrait les compter en milliers, autant que de langues ?
La question se pose d’autre part de savoir quelles sont les conséquences de tout le travail fait, qu’il ait été intégré ou non, sur les pratiques cliniques et thérapeutiques. Les spécialistes de la psychiatrie transculturelle ont bien conscience de la médiocrité de la formule qui revient à plusieurs reprises dans le DSM-IV :

"Les cliniciens doivent tenir compte des différences culturelles" [20].

Les prendre en compte ? Certainement ! Mais comment ? Avec quels outils ? Selon quelles méthodes ? Avec quelles conséquences dans la pratique clinique ? Le DSM ne donne aucune indication aux praticiens. Et les praticiens de la psychiatrie transculturelle ne sont pas beaucoup plus clairs.
Le statut bizarre de la notion de "syndromes liés à la culture" traduit donc la possibilité de lourdes crises théoriques à venir. On peut les résumer par cette question : qu’est-ce qui permet, en l’absence de tout marqueur fiable – par exemple biologique – de distinguer les "syndromes liés à la culture" des autres ? Comment et pourquoi ces syndromes "culturels" auraient-ils un statut ontologique différent des troubles repérés initialement aux Etats-Unis et en Europe ?
En fin de compte, ne sommes-nous pas fondés à considérer une autre entrée dans le raisonnement psychopathologique que celui centré sur le sujet ? L’ethnopsychiatrie pourrait trouver ici sa spécificité par rapport à la psychiatrie transculturelle : pour elle, c’est la culture qui intéresse le psychiatre et non plus la seule personne. C’est elle qui produit ici le syndrome – au minimum sa forme. Il en résulte la nécessité d’une psychiatrie tenant compte non seulement des entités nosographiques locales (telles que l’amok ou le latah), mais aussi des "théories indigènes" qui leur sont toujours associées (pour le susto, par exemple, la notion de perte ou de rapt d’âme, les mythologies de la terre, l’utilisation de certaines plantes comme la feuille de coca ; l’existence de monstres cannibales pour le windigo ; la prégnance de certains objets surinvestis, tels le kriss, dans l’exemple célèbre de l’amok, et ainsi de suite). Il en résulte également la nécessité d’une pratique différente qui apprendrait à intégrer les modes "culturels" de résolution de la crise (interventions de guérisseurs, utilisation des Culture-Bound Syndromes dans un but social déterminé – par exemple guerrier…).
Et puis, il faudrait tirer la leçon de toutes ces observations : la culture produit-elle des désordres mentaux ? Organise-t-elle seulement leur forme ? Devra-t-on considérer la culture comme une entité dont la psychiatrie aurait intérêt à tenir compte, comme l’inconscient, l’affect, le neurone – et à quelle place ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[12]. Voir par exemple les travaux de Thomas Szasz aux Etats-Unis.

 

 

 

[13]. Il faut dire qu’on se trouve là sur le terrain rassurant des statistiques commentées qui ouvrent toutes grandes à leurs auteurs les portes des grandes revues américaines de psychiatrie.

 

 

 

 

 

[14]. Transcultural Psychiatry, vol. 35, septembre 1998 : 3.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[15]. American psychiatric Association, DSM-IV, op. cit. : 964-965.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[16]. Voir les nombreux travaux de Sherryl Mulhern sur la question, par exemple : S. Mulhern, "De l’hypnose à l’enfer", in D. Bougnoux (dir.), La Suggestion, Hypnose, Influence, Transe, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1991.

[17]. Comme par exemple celles décrites par E. Pritchard (1937, cf. supra), mais aussi par tant d’autres, tels que Suzanne Lallemand, La mangeuse d’âme, Paris, L’Harmattan, 1989, ou même en France par J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977.

[18]. Tentative dans T. Nathan, "Thérapie et culture", in Encyclopédie médico-chirurgicale, Paris, Elsevier, Psychiatrie, 1997 : 37-725-D-10.

 

 

 

 

 

[19]. Cf. Par exemple : S. Mulhern, "De l’hypnose à l’enfer", in D. Bougnoux (dir.), La Suggestion, Hypnose, Influence, Transe, op. cit., et la récente analyse de I. Hacking, L’âme réécrite. Etude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.


[20]. "Clinicians must take cultural differences into account".

L’originalité de la position théorique de Georges Devereux

Georges Devereux, percevant sans doute toutes ces difficultés, avait proposé une théorie, apparemment plus dynamique de ce genre de réalités en définissant la catégorie des désordres ethniques – catégorie qui correspond plus ou moins dans son extension à celle des Culture-Bound Syndromes, mais qui en diffère néanmoins par un certain nombre de caractères. La catégorisation de Devereux présente l’avantage, sur la description psychiatrique type DSM, de rendre compte de manière un peu plus fine de l’activité thérapeutique éventuelle et des liens qui se nouent entre le groupe social et la victime du mal à l’occasion d’un tel désordre. Chez Devereux, cette catégorie s’organise à partir de quelques notions :
- La culture fournirait à l’individu des "modèles d’inconduite" (notion que Devereux déclare avoir emprunté à Linton, 1936), des niches de déviance. Tout se passe comme si la société disait : "tu n’as pas le droit d’être fou, mais si tu l’es tout de même, voici la bonne façon de l’être".
- En fournissant à ses membres un symptôme "prêt-à-porter", la culture accorde au groupe social des solutions cliniques particulièrement fonctionnelles : elle prédit (puisqu’elle fabrique) le déroulement de la crise, peut-être même la structure du désordre ou même le "caractère" du patient. Ainsi, l’amok se présente-t-il comme un désordre culturellement préfabriqué que n’importe quel homme malais est susceptible d’adopter. C’est pourquoi la description du coureur d’amok telle qu’elle apparaît dans l’épopée malaise Hikayat Hang Thuah, vieille de plusieurs siècles, ressemble trait pour trait à la description d’un coureur d’amok présentée en 1922 par Sir Hugh Clifford [21].
- Prévoyant le développement de la pathologie, la culture a également structuré la résolution de la crise. Ainsi, l’indien Crow qui devient "chien fou qui veut mourir" est-il parfaitement maniable et contrôlable. Il suffit en effet de lui ordonner le contraire de ce qu’on souhaite le voir faire pour qu’il "obéisse"… et tout indien Crow est censé savoir cela !
- La culture fournit à ses membres valides une matrice d’interprétation permettant de conférer un sens au désordre. Elle semble admettre que devant certains stress que l’on pourrait répertorier, les individus peuvent se déstructurer, mais selon des modalités prévisibles. Comme le disait Freud, un cristal se casse selon les lignes de sa structure, c’est-à-dire que même la fragmentation présuppose un ordre.
- Les modèles d’inconduite présentent encore un avantage social. Ils intensifient en les caricaturant certains traits culturels spécifiques un groupe social, ce que Roheim appelait "l’idéal du groupe". Ce n’est donc pas simple effet du hasard si l’on peut reconnaître dans la course à l’amok ou dans l’état berserk, exagérément soulignées, les vertus guerrières bien connues des combattants malais et des anciens Vikings. De même, le "chien fou qui veut mourir", dans son mépris de la mort, correspond-t-il bien aux vertus de courage systématiquement encouragées chez les Indiens Crow.

Le point de vue de Georges Devereux, consistant à analyser les désordres les plus graves en termes culturels, est jusqu’ici resté minoritaire. Tous ceux qui tentent aujourd’hui d’utiliser Devereux pour argumenter leur défense des discours psychanalytiques les plus convenus et pour promouvoir un universalisme aussi naïf qu’à priori pourraient être bien mal à l’aise s’ils entreprenaient de lire réellement son texte sur la schizophrénie que nous reprenons dans ce volume, et surtout s’ils essayaient d’en tirer les conséquences théoriques. Nous pouvons lancer ici le défi : quel psychanalyste accepterait aujourd’hui que la schizophrénie soit définie comme une "psychose ethnique" ? Car telle était bien l’idée de Georges Devereux et, à y réfléchir, elle suffirait à elle seule à bousculer le paradigme psychiatrique. Quant à l’universalisme, que vaut-il s’il est postulé et non pas déduit ; s’il est seulement un impératif moral et ne découle pas d’observations cliniques tenant compte des controverses ? Il y a fort à craindre qu’il risque de se retourner aussitôt en son contraire – de faire passer la psychiatrie de l’espoir d’un monde unique au constat d’une infinité de mondes déliés. D’un point de vue théorique, Georges Devereux était radical, précédant même de quelques années les travaux les plus novateurs de l’époque, notamment ceux de l’antipsychiatrie. Dans le texte que nous republions dans ce numéro, Georges Devereux se situe "à l’aile gauche" de la psychiatrie dynamique. Il souhaitait encourager les psychanalystes à résister sans concession aucune aux partisans du tout-biologique auxquels il se permet même de donner quelques conseils ironiques.

Mais la même question reste toujours posée : que peut faire pratiquement un clinicien devant de tels syndromes ? Est-il en présence d’une pathologie individuelle et de son expression singulière ou bien d’une tentative culturelle d’endiguer ou même de canaliser le désordre ? A-t-il affaire à une personne ou à sa famille, son lignage, sa communauté ? La conceptualisation culturelle présente-t-elle des avantages techniques ? Offre-t-elle des modes d’interventions spécifiques ? Et l’on se rend vitre compte qu’il n’en est rien et que Devereux lui-même n’a proposé aucun dispositif technique susceptible de rendre ce type d’observation cliniquement maniable. En matière d’ethnopsychiatrie, les classifications ne donnent qu’une illusion de réponse si elles ne parviennent pas à réellement questionner les concepts clés des disciplines-mères.
Le même problème peut être posé à propos d’une notion très proche du "modèle d’inconduite" développée par Georges Devereux : la notion de "niche écologique" récemment développée par un philosophe nord-américain, Ian Hacking à partir du problème posé par l’épidémie de troubles de la personnalité multiple (récemment redéfinie comme personnalités dissociées) aux Etats-Unis. Ce trouble qui s’est répandu de manière brutale et étrange, interroge à nouveau, très concrètement le rôle de la culture dans les troubles psychiatriques. Face au risque relativiste, ce philosophe a proposé de maintenir sous une nouvelle forme la distinction entre trouble psychiatrique réel et trouble "socialement construit". Dans son dernier livre [22], il définit les maladies mentales transitoires (Transient Mental Illnesses) dont le modèle actuel est les maladies qui se développeraient à intervalles réguliers dans ce qu’il appelle des niches écologiques adaptées. Pour lui, ces maladies ne seraient pas vraiment "réelles", ne constitueraient pas des troubles "réels" (comme la schizophrénie) pour lesquels, d’après lui, on découvrira certainement un jour qu’ils ont une origine organique. En séparant ainsi les troubles mentaux en deux catégories (ceux d’étiologie "sociale" et les culture free, ceux d’étiologie biologique), on se prive en fait de toute possibilité d’utiliser réellement cette notion de "niche écologique" qui pourrait se révéler extrêmement fructueuse. Car dans la "niche écologique" ne figurent pas seulement le désordre proprement dit, sa forme chez l’individu, mais aussi la nature du thérapeute qui est désigné pour le prendre en charge ainsi que les moyens dont il dispose [23]. Et pourquoi exclure à priori les mécanismes biologiques de la notion de niche écologique ?
Georges Devereux aurait pu accepter une notion comme celle de "niche écologique" en en faisant un usage plus systématique que Ian Hacking. Mais il n’aurait certainement pas privilégié comme "réels", ou culture free, des troubles hypothétiquement déterminés par des mécanismes biologiques, car il ne croyait pas que ce type de mécanismes pourrait être mis en évidence dans les troubles les plus graves. C’est le défi que l’ethnopsychiatrie doit relever.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[21]. Telle était la réflexion de Georges Devereux, "Normal et pathologique", in Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[22]. I. Hacking, Mad Travellers, University Presse of Toronto, 1998.

 

 

 

 

[23]. Voir infra, dans ce même numéro, la définition que propose Tobie Nathan de l’ethnopsychiatrie.

DEUXIÈME PARTIE : LA SCHIZOPHRÉNIE AU CENTRE DU PROBLEME

Comment pouvons-nous, à partir de ces prémisses poser à nouveau le problème qui forme le cœur de la psychiatrie : la schizophrénie ? Il s’agit d’une notion étrange née du désir d’affirmer les prétentions de la psychiatrie à parvenir au même degré de scientificité que la médecine organique. On doit à Kraepelin, en 1896, la discrimination fondatrice pour la psychiatrie moderne, entre "démence précoce" d’une part, dont a découlé la schizophrénie, et la psychose maniaco-dépressive de l’autre. C’est plus tard que Bleuler a proposé la notion de schizophrénies (au pluriel).
Jusqu’au début des années quatre-vingt, on a pu espérer que… schizo-spältung-split-dissociation… – un processus interne de scission de "l’âme" [24]– pourrait constituer l’interprétation dernière du syndrome. Or le flou qui a toujours entouré cette "scission", passée du simple "dédoublement" de la pensée, chez Bleuler, au complexe "clivage du Moi" de Freud et à l’énigmatique "Syndrome dissociatif" de la psychiatrie des années soixante, a progressivement conduit à une désintégration du concept, mais aussi à un tout autre type de construction. L’effort, sans cesse renouvelé, de sortir d’une description phénoménologique a de fait toujours échoué. Aucune étiologie fiable, aucun marqueur indubitable se situant au-delà des apparences n’est venu opérer cette rupture épistémologique tant recherchée, tant attendue. Aujourd’hui encore, le diagnostic de schizophrénie est avant tout basé sur l’appréciation des symptômes par le clinicien. Dans le DSM-IV, cette appréciation devient même cruciale puisque… "un seul symptôme du critère A est requis si les idées délirantes sont bizarres…" (DSM-IV : 335, souligné par nous).

Mais comment apprécier la bizarrerie d’une idée ? Même si le manuel nous en fournit un ou deux exemples, la réalité est infiniment plus riche, surtout si on l’accepte internationale, "transculturelle". Comment juger, en effet, de la bizarrerie des idées d’un Inuit de Sibérie ou d’un Ibo du Nigeria sans connaître sa langue, ses habitudes de pensée, ses coutumes ? Ce n’est donc dans la définition de la schizophrénie que l’on a fait un pas vers plus de scientificité, plus de savoir démontrable, plus de recherche, mais dans des secteurs adjacents comme la biologie ou les sciences cognitives.
Pourtant, malgré toutes les difficultés de définition, la schizophrénie a, dès l’origine été associée aux prétentions universalistes de la psychiatrie. En effet, dès 1903, Kraepelin, souvent considéré comme le père de la psychiatrie comparée [25], a entrepris de rechercher en Asie du Sud-Est les signes de la démence précoce dont il venait de construire le modèle à Berlin. Il a donc utilisé son voyage à Java pour valider la catégorie qu’il venait de définir. En cela, il se révèle semblable à bien d’autres fondateurs qui ont investi le paradigme "ethnopsychiatrique" pour asseoir leurs hypothèses théoriques initiales. Si Kraepelin a cherché à retrouver les signes de la "démence précoce" chez les malades observés à Java (Psychiatrie comparée, 1904), Freud s’est appuyé quant à lui sur les textes de Frazer, de Tylor, de Morgan et de Robertson Smith pour attribuer aux "primitifs" les fonctionnements psychiques inconscients dont il concevait l’hypothèse à partir de l’observation de névrosés viennois (Totem et Tabou, 1912). L’un comme l’autre pensaient que si leurs concepts étaient valides au bout du monde, ils pouvaient se considérer en droit d’en déduire leur universalité intrinsèque. Quant à Charcot, il est parti chercher dans les observations des ensorcelées du Moyen Age ses confirmations de l’universalité de l’hystérie (Les Diaboliques).

Kraepelin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bleuler

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[24]. En grec, phrenos, littéralement "le diaphragme", "l’âme" dans le langage courant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[25]. Psychiatrie comparée, qui est le premier de la série constituée de psychiatrie transculturelle, psychiatrie culturelle, ethnopsychiatrie…

Biologie, psychologie cognitive et épidémiologie

Aujourd’hui, à ces enquêtes vers l’ailleurs et le passé, se sont substituées trois sciences qui affirment toutes les trois l’universalité de ce type de trouble.
- La biologie, d’abord, qui n’a jamais renoncé à démontrer le lien entre une anomalie génétique et la schizophrénie ; dans ce domaine, les travaux deviennent de plus en plus précis, certes, mais aussi de plus en plus éloignés de la clinique psychiatrique [26]. Et on pourrait aussi se demander pourquoi l’hypothèse génétique a pris le dessus sur l’hypothèse infectieuse (celle d’un virus lent) alors qu’aucun travail systématique n’a permis de l’éliminer même s’il s’agit d’une voie techniquement difficile à suivre.
- La psychologie cognitive, ensuite, qui s’est engagée à décrire les distorsions de la pensée – ou plus exactement les modalités de la conversation des malades – en tentant d’y découvrir des spécificités propres à ce type de désordres.
- L’épidémiologie, enfin, qui a tenté d’établir la prévalence de la maladie à travers le monde et à travers les cultures [27].
C’est de ces trois champs – biologie, épidémiologie, psychologie cognitive – que sont arrivées les questions actuelles au sujet de la schizophrénie, et non de la psychiatrie proprement dite. Pourtant, ces apports, qui se sont souvent révélés riches de faits nouveaux, pèchent tous par leur absence de définition du concept même de schizophrénie, ce qui, il faut le rappeler, n’a jamais été l’objectif du DSM.
Il est intéressant de voir comment les partisans de la psychiatrie transculturelle ont pris le problème de la schizophrénie et, en particulier comment ils ont rendu compte des études épidémiologiques dont ils sont souvent des spécialistes et où nous avons beaucoup à apprendre d’eux.
Ils ont d’abord montré qu’il y avait une surestimation inquiétante du diagnostic de schizophrénie dans les groupes culturels minoritaires (ethnics groups) – remarque retenue dans la version finale du DSM-IV:

"Il est évident que les cliniciens ont eu tendance à surdiagnostiquer la schizophrénie (par rapport au trouble bipolaire) dans certains groupes ethniques".

Signalons ici que les auteurs de la version publiée ont refusé d’inclure les Noirs américains (African-Americans) parmi les minorités où le risque de stigmatisation psychiatrique serait inquiétant, comme le demandaient les membres du groupe de travail. Ils ont aussi étudié la vaste étude menée sur les taux de prévalence de la schizophrénie en fonction des niveaux socio-économiques (Epidemiological Catchment Area Studies menée sous l’égide du National Institute of Mental Health) qui pose un deuxième type de problème : elle montre une différence qui va de 1 à 5 entre les taux de personnes considérées comme souffrant de schizophrénie en fonction de l’appartenance sociale. Elle est de 2,5% dans les couches les plus défavorisées et de 0,5% dans les couches de la population les plus privilégiées. Aucune explication convaincante n’a été donnée pour expliquer ces résultats.
Les partisans de la psychiatrie transculturelle ont débattu d’un autre problème : celui du meilleur pronostic de la schizophrénie dans les pays sous-développés (item conservé dans la version définitive) mis en évidence dans plusieurs études de l’OMS. Ils ont constaté qu’on ne pouvait pas se contenter d’expliquer ce fait par ce que l’on pourrait appeler "une meilleure tolérance envers les comportements déviants" dans les sociétés traditionnelles, qui n’a été d’ailleurs nulle part sérieusement établie. Comment concilier le fait que le même trouble, appelé "schizophrénie", est dans les pays non-occidentaux accompagnés d’épisodes aigus plus marqués mais d’un meilleur pronostic, alors qu’il est reconnu, plus avant dans le même texte, qu’une rémission totale d’un trouble schizophrénique est généralement improbable ? On peut sérieusement se poser la question : s’agit-il encore de la même pathologie ? Cette question est absolument essentielle, et c’est là que l’ethnopsychiatrie pourrait bien évidemment apporter une réponse originale.
On serait évidemment en droit de poser d’autres questions après la lecture des résultats des études (menées par exemple par l’OMS) sur la prévalence de la schizophrénie : lorsqu’il s’agit de pays non-occidentaux, où trouver les malades entrant dans le protocole de l’étude ? Prenons l’exemple d’un pays pauvre d’Afrique de l’Ouest comme le Burkina Faso ou le Mali ; là, les malades ne se trouvent pas à l’hôpital psychiatrique – il n’existe que quelques centaines de lits pour tout le pays. S’ils sont soignés, c’est évidemment chez le guérisseur. Comment convaincre un guérisseur de faire passer des questionnaires standardisés à ses malades ? Et même s’il acceptait, en quelle langue se déroulerait l’entretien ? Si le questionnaire se déroulait en bambara ou en moré, en imaginant (ce qui est tout de même improbable) que le guérisseur ait pénétré la rationalité du questionnaire standardisé, comment traduira-t-il dans la langue les concepts véhiculés par le questionnaire [28] ? On s’aperçoit rapidement que, faute d’avoir établi une définition du concept, il plane sur toutes les études épidémiologiques un doute grave quant à la validité de leur méthodologie[29].

Prenons maintenant l’exemple des études de psychologie cognitive, elles aussi destinées à mettre en évidence une identité universelle, culture-free, de la schizophrénie. Elles procèdent en général à partir d’expérimentations (tests, jeux, parfois couplés à des procédures physiques telles que celle des potentiels évoqués) construites à partir d’idées théoriques, souvent originales et pertinentes. Cependant, c’est au moment du choix des cohortes de malades que se posent les problèmes – et avant tout celui, d’envergure, consistant à discriminer ce qui provient de la maladie et ce qui provient du médicament. Car, on ne le soulignera jamais assez, il est aujourd’hui à peu près impossible, tout au moins dans les pays occidentaux, d’accéder à un malade diagnostiqué schizophrène, resté vierge de neuroleptiques. Faute d’une définition correcte de la notion, il plane donc aussi sur les études psychologiques un doute sur leur validité… Et toujours la question : les "difficultés à focaliser son attention", à "changer de style de réponse", à "formuler des concepts abstraits", à "imaginer que l’autre possède aussi un appareil mental" – ce type de difficulté est-il dû à la maladie ou aux médicaments ? Et s’il provient des deux causes, dans quelles proportions ?

Quant aux études plus spécifiquement biologiques, il se pose également un problème de constitution des cohortes de patients. Ainsi, dans un éditorial récent de la revue officielle de l’Association américaine de psychiatrie, l’American Journal of Psychiatry [30], la psychiatre américaine Nancy Andreasen constate que tous les travaux de décryptage du génome risquent d’être sans conséquence en psychiatrie car on sera incapable d’établir des corrélations entre les variations observées au niveau génétique et des pathologies répertoriées cliniquement de manière un tant soit peu fiable. Elle écrit :

"Il n’y a plus de cliniciens qui ont consacré leur carrière de chercheurs à la conceptualisation de la nature et de la définition des symptômes, des syndromes, des pathologies et de leurs diagnostics".

Elle continue en insistant sur les limites du DSM :

"Les descriptions qu’il donne de nombreux troubles sont volontairement floues, simples, incomplètes. C’est particulièrement vrai de la schizophrénie".

Les classifications proposées par le DSM ne peuvent être utilisées, selon elle, que pour des études épidémiologiques. Elle conclut :

"Utiliser les nouvelles technologies (issues de la génomique) sans l’aide de vrais cliniciens ayant une expertise psychopathologique spécifique risque d’être futile, inutile, une entreprise dans lendemain".

Le problème se poserait évidemment de manière très différente si la biologie avait réussi, ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent, à découvrir un marqueur fiable permettant de diagnostiquer ce trouble "en aveugle" – autrement dit : sans que celui qui porte le diagnostic n’ait de contact subjectif avec le patient. Si un tel diagnostic devenait possible, ce serait alors un véritable événement permettant de faire entrer la schizophrénie dans une nouvelle histoire médicale – un événement créant un nouveau paradigme susceptible de rassembler effectivement épidémiologistes, psychologues cognitivistes, biologistes et psychiatres. Les hypothèses concernant les récepteurs dopaminergiques ne sont manifestement jamais parvenues à jouer ce rôle, n’ayant de véritable intérêt que pour les pharmacologues. Nancy Andreasen est d’ailleurs très claire sur ce point : ce qui organise le champ de la psychiatrie biologique n’est pas un événement, mais la certitude que cet événement doit et va avoir lieu.

"Cette révolution (la révolution de la psychiatrie biologique) n’est pas due à de nouvelles connaissances, mais bien plutôt à la manière dont nous mettons en perspective ce que nous savons. Ce changement de perspective nous suggère de ne pas nous attarder à chercher des constructions théoriques au sujet de "l’esprit", ou des influences venues de l’environnement pour comprendre comment les gens se sentent, pourquoi ils se comportent de telle ou telle manière, ou ce qui est en cause en cas de trouble mental. En revanche, nous pouvons regarder directement le cerveau et essayer de comprendre à la fois les comportements normaux et les maladies mentales, dans les termes correspondant à la manière dont le cerveau fonctionne ou fonctionne différemment. Ce nouveau mode de mise en perspective a créé le sentiment excitant qu’il était possible de comprendre les causes des troubles mentaux en fonction de mécanismes biologiques de base". [31]

Dans l’histoire de la médecine occidentale, le progrès a souvent consisté à faire éclater (ou, au contraire, à regrouper) de vieilles notions grâce à la découverte de nouveaux instruments – de diagnostic ou de traitement. Les biologistes se sont essayés à cet exercice pour ce qui concerne la psychiatrie en tentant de faire éclater la notion de schizophrénie, d’en découvrir des "sous-catégories", de les lier à des étiologies différentes et, par là, à des causes organiques stables. Ces tentatives de démantèlement, sans cesse répétées, ont jusqu’à ce jour échoué, peut-être du fait de l’imprécision de la définition du désordre. Aujourd’hui encore, l’origine biologique de la schizophrénie reste seulement une hypothèse de travail pour les scientifiques, alors qu’elle continue à être proclamée comme un fait bien établi dans de nombreuses tentatives de vulgarisation.
Il y a une autre dimension du travail dans le champ de la biologie qui ne doit pas être laissée de côté. Il s’agit du travail de mise au point des médicaments, même si elle ne concerne pas la seule spécialité des biologistes. L’invention des neuroleptiques dans les années cinquante a certainement eu une influence sur l’évolution même de la notion de schizophrénie. Le fait qu’il s’agisse de médicaments "qui prennent et qui abaissent" a défini la catégorie des patients auxquels ils s’adressent : ceux qui avaient besoin d’être calmés, qui étaient susceptibles de crises vécues comme menaçantes par leur entourage. Il n’est évidemment pas exclu que l’on ait ainsi "trié" les patients susceptibles de recevoir ce type de traitement, et constitué ainsi un groupe particulier en fonction duquel on a de plus en plus précisé la notion de schizophrénie afin qu’elle lui soit bien adaptée. La schizophrénie ne définirait pas alors un groupe "naturel", mais un sous-groupe construit par la rencontre entre une proposition thérapeutique et une partie d’une population quand son "trouble élémentaire" s’exprimerait d’une certaine manière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[26]. Par exemple : A.S. Bassett, B.C. McGillivray, B.D. Jones, J.T. Pantzar, "Partial Trisomy Chromosome 5 Cosegregating with Schizophrenia", Lancet, I, 1988 : 799-801. Pour une synthèse récente sur cette question, lire : A.M. Nicholi (ed.), The Harvard Guide to Psychiatry, The Belknap Press of Harvard University Press. En particulier la contribution de S. Hyman, "The Neurobiology of Mental Disorders", 1999 : 134-154.


[27]. N. Sartorius, A. Jablensky, R. Shapiro, "Cross-Cultural Differences in the Short Term prognosis of Schizophrenic Psychoses", Schizophrenia Bulletin, 4, 1978 : 102-11 ; N. Sartorius, A. Jablensky, Al Korten, G. Ernberg et alii, "Early Manifestations and First Contact incidence of Schizophrenia in Different Cultures", Psychological Medicine, 16, 1986 : 902-928.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[28]. Au sujet de ces graves problèmes de traduction en clinique, cf. S. de Pury, Traité du malentendu, Théorie et pratique de la médiation interculturelle en situation clinique, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.

[29]. "En effet, la méthode épidémiologique ne peut que "découvrir" ou mettre à jour des ressemblances et des universaux, laissant de côté les cas qui ne correspondraient pas aux critères préétablis ou minimisant la portée des différences dans les modes d’expression des problèmes. Or l’expérience de la maladie est toujours médiatisée par un ensemble de conceptions, d’attentes et de valeurs qui à la fois se reflètent dans la façon dont la détresse psychologique s’exprime et se manifeste dans une société particulière, et modulent les interprétations, réactions et démarches". G. Bibeau, E. Corin, "Culturaliser l’épidémiologie psychiatrique. Les systèmes de signes, de sens et d’actions en santé mentale", 1995, In F. Trudel, P. Charest et Y. Bredon (dir.), La construction de l’anthropologie québécoise, Eloges offerts à Marc-Adélard Tremblay, Sainte Foy, Les Presses de l’Université Laval, pp 105-148.

[30]. "Understanding Schizophrenia : a Silent Spring ?", Am. J. Psychiatry, 155, décembre 1998 : 12.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[31]. N. Andreasen, The Broken Brain : the Biological Revolution in Psychiatry, New York, Harper § Row, 1984.

Une proposition ethnopsychiatrique ?

Nous avons vu le cadre général de la pensée de Georges Devereux. Mais comment a-t-il pris le problème particulier de la schizophrénie ? Son texte, que nous reprenons pour ouvrir ce numéro d’Ethnopsy, du fait de son caractère extrême, nous apprend que déjà, à l’époque, l’on percevait l’importance des enjeux. Il constitue également un exemple de la manière dont s’est fondée l’ethnopsychiatrie, en revendiquant courageusement l’héritage de la psychanalyse. On ne peut qu’être frappé par les conséquences théoriques, cliniques et politiques de la conception proposée par Devereux qui fait ici de la schizophrénie "la psychose ethnique occidentale". Plus même, à le lire attentivement, il semble proposer l’idée que même si la plupart des désordres psychiques s’avéraient culture-free, "non liés à la culture", la schizophrénie, en revanche, tellement intriquée à l’ethos occidental de déliaison généralisée, devrait tout de même être considérée comme profondément "culturelle" – en tout cas le plus "culturel" des désordres psychiques. On doit remarquer que dans cet article, Devereux prend le contre-pied de l’attitude habituelle des psychopathologistes qui ont tendance à assimiler le "culturel" au soft et le "biologique" au hard. Pour Devereux, au contraire, c’est la schizophrénie, réputée le plus hard des troubles mentaux, qui est dans ce texte l’exemple même du trouble "culturel". L’on devrait pouvoir le suivre et inverser la tendance généralisée qui associe le "culturel" à la série "hystérie-suggestion-variabilité" et le "biologique" à une série opposée du type "non accessible au transfert-invariable-chimique".
Inversion d’autant plus importante que cette tendance généralisée est commune entre les frères ennemis, qui se sont affrontés : psychiatrie et anti-psychiatrie. L’anti-psychiatrie met tout du côté de la variabilité (responsabilité du social), alors que la psychiatrie recherche désespérément des témoins fiables biologiques.
Il faut affirmer clairement ici que l’ethnopsychiatrie ne saurait être une variante de l’anti-psychiatrie. Celle-ci a hypostasié la "Société", lui donnant le pouvoir de surdéterminer les comportements individuels. Plutôt que d’imaginer comment une Société abstraite vient contraindre les individus, il nous semble plus intéressant de voir comment, et à partir de quels éléments, des individus peuvent constituer des groupes qui participent ainsi à la construction de la société. Il nous semble ainsi préférable de mettre l’accent sur le lien social.
Cela n’est pas sans conséquences sur les manières de soigner et l’importance de ce que l’on peut appeler la "technique" en matière psychothérapeutique. Si l’on a affaire à une société hypostasiée, il n’y a pas de technique qui puisse intervenir au niveau du lien social. On reste avec des sujets indépendants de leur culture. A l’inverse, si l’on conçoit la société comme toujours en construction, si on refuse de penser séparément l’individu et son contexte, alors on peut agir pour à la fois soigner et raccommoder le lien social en redistribuant les enjeux à la fois dans la construction de l’individu et dans la construction de la société par l’intermédiaire des groupes qui la constituent. Il n’est finalement pas étonnant de constater qu’une certaine convergence puisse exister entre l’ethnopsychiatrie et de nombreuses recherches qui se sont développées dans des centres universitaires outre-Atlantique [32]. Des chercheurs ont appris à étudier la manière dont se construisent les pratiques médicales modernes, le rôle des associations de patients, la manière dont sont formés les médecins, la nature des controverses médicales, et cela sur les sujets les plus divers : la psychiatrie, bien sûr, mais aussi la cardiologie, les maladies infectieuses comme le sida, l’institution sociales des études cliniques, etc. Plusieurs de ces travaux portent sur la schizophrénie.
Robert Barrett a fait, dans son livre, une démonstration lumineuse d’anthropologie d’un hôpital psychiatrique moderne [33]. Pour lui, la notion de schizophrénie est liée à un type historique particulier de "fabrication" des patients ; celui en vigueur dans l’institution asilaire, comme structure privilégiée et presque unique de prise en charge des patients. La remise en cause de cette structure exclusive par la psychiatrie communautaire (en France, la "psychiatrie de secteur") entraîne la crise et la remise en cause active des concepts. Changeons la pratique thérapeutique et il est évident que la définition des troubles changera aussitôt. "Schizophrène" aurait dû n’être qu’un diagnostic ; il se trouve que c’est aussi un pronostic, un mode de prise en charge tant médicamenteux que social – bref : un destin.
Sue Estroff met également en évidence ce type de création en ne partant pas de l’étude des comportements des patients, de la bizarrerie de leur fonctionnement mental, mais de la manière dont ils sont attachés/rattachés par le système de soins, de secours financier, de travail, de médicaments [34].
Les travaux de David Healy [35] sont plus spécialement consacrés à la dépression. Mais, d’une manière plus générale, il montre comment l’histoire de la psychiatrie moderne est incompréhensible si on ne prend pas en compte une sorte "d’évolution darwinienne" des pathologies et des moyens de les prendre en charge. Une fois installée, une fois devenue entité, une notion comme celle de "dépression", de "trouble obsessionnel compulsif", de "phobie sociale" et peut être de "schizophrénie" se développe et "recrute" tous les comportements dérangeants apparentés, même de loin. Lorsque ces entités rencontrent le succès, le recrutement qu’elles opèrent ira jusqu’aux limites de ce qui peut être défini comme pathologique, repoussant même la frontière le plus loin possible. Au bout de quelques années, on constate alors que la notion s’est transformée, souvent devenue méconnaissable. C’est alors qu’on cherchera à la fragmenter, à la morceler.
Les concepts de la psychiatrie ne sont donc pas des êtres inertes, mais des fabrications qui fabriquent les praticiens en retour. Tout se passe comme si les entités créées par les chercheurs étaient douées d’une vie indépendante, capables d’évoluer d’une manière souvent imperceptible, en fonction des mains entre lesquelles elles passent. Chaque thérapeute qui s’occupe d’un patient, chaque chercheur qui écrit sur la schizophrénie en font vivre la notion et celle-ci se transforme indépendamment des objectifs de ses premiers créateurs.
La notion de schizophrénie n’échappe évidemment pas à ce destin. En étant en même temps un diagnostic, un pronostic, et en dictant des modalités de prise en charge, elle constitue une manière d’attacher les patients qui est finalement très récente. Plus important que la possibilité de trouver des traits universels dans toutes les sociétés, l’urgence est aujourd’hui d’observer finement la manière dont on crée une sorte de matrice permettant l’expression et le développement d’une "entité" qui, en Occident, a été classée parmi les "maladies". Ce premier numéro d’Ethnopsy veut rendre compte de ces possibles convergences d’intérêt en publiant le texte d’une conférence de Robert Barrett sur un sujet qui agite aujourd’hui une partie du milieu psychiatrique : celui du diagnostic précoce de la schizophrénie. Robert Barrett y propose de renoncer définitivement à la notion de schizophrénie. C’était pour lui la condition d’une nouvelle approche des patients présentant un certain type de troubles. Il rejoignait ainsi les propositions faites par Henri Grivois en France depuis plusieurs années déjà. Pour ce dernier, en matière de psychose, le diagnostic est une question secondaire qui présente de plus le risque de "geler la pathologi" et de grever les tentatives thérapeutiques qui pourraient éventuellement se révéler efficaces. Dans ce débat même, auquel participaient Robert Barrett, Sue Estroff, Henri Grivois et le philosophe Paul Dumouchel, une question revenait : est-il utile de changer le nom d’une affection ? Qu’est-ce que cela change de ne pas parler de schizophrénie pour décrire les troubles considérés comme initiaux ?
On revient par ce biais au même problème : s’il y a du biologique, quelle est la place de la culture, c’est-à-dire, par exemple, de la manière de nommer ? C’est là que se situe tout l’intérêt du travail d’Henry Grivois et de ses articles que l’on pourra lire dans ce numéro. Dans ses hypothèses théoriques, ce qu’on appelle le biologique est peut-être impliqué dans ce qui constitue un dérapage du "concernement", par ailleurs commun à tous les humains et donc "éthobiologique". Mais "éthobiologique" veut dire a-signifiant. Toutes les interprétations, du patient ou de la psychiatrie, viennent se greffer sur un phénomène élémentaire [36] auquel, dit Grivois, "il serait impossible, voire surhumain, de ne pas prêter quelque sens". On est ici très proche de la notion d’entre-capture qu’avaient développée Gilles Deleuze et Félix Guattari. On a une version élargie de la "niche écologique" de Ian Hacking, débarrassée d’un quelconque privilège associé à des troubles "culture-free". La culture ne s’oppose pas à la biologie puisque la biologie n’a plus le statut d’un "socle" qui permettrait de faire l’économie de la multiplicité des constructions culturelles qu’il soutiendrait. La biologie, en tant qu’a-signifiante, est plutôt du côté d’un "problème" auquel le trouble, lorsqu’il se produit, vient conférer une signification, et cela tant pour le patient que pour son environnement et pour le thérapeute. Le caractère construit des significations, des propriétés et des thérapies n’a donc rien à voir avec une apparence secondaire dissimulant la "vraie" maladie. Le fait qu’il ne puisse y avoir de psychiatrie culture-free n’est plus alors un défaut mais le corrélat normal du fait que le trouble ne peut être décrit que lorsqu’il se produit, c’est-à-dire s’explique. Quant à la fascination pour la schizophrénie en tant que "devant s’expliquer en termes biologiques", elle peut être comprise comme une notion typiquement occidentale dont Bruno Latour [37] a pu montrer la caractéristique : elle est fabriquée avec des ingrédients qui, si la fabrication est réussie, devraient permettre de prétendre qu’elle est naturelle et non pas fabriquée.
Toute une série de problèmes peuvent alors être posés autrement : des cultures n’ont-elles pas, par exemple, inventé des moyens préventifs, qui font que l’épisode de "la centralité" décrit par Henri Grivois comme début de l’expérience psychotique, mais qui fait raccord pour nous, n’aurait pas lieu d’être, d’autres symptômes ayant déjà donné lieu à des constructions différentes ?
On peut aussi alors considérer autrement le travail des biologistes. Les découvertes des biologistes viennent s’ajouter, et non pas remplacer. Elles viennent compliquer et non pas simplifier. Car la question clinique, c’est-à-dire la question de comment on s’adresse au cas clinique, reste ouverte comme on sait qu’elle est ouverte dans toutes les pathologies où un ingrédient biologique à été mis en évidence. Nous voudrions en donner ici un exemple.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[32]. Voir par exemple B. Good, Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.

 

 


[33]. R. Barrett, La Traite des fous, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.

 

 

 

 

 

 


[34]. S. Estroff, Le Labyrinthe de la folie. Ethnographie de la psychiatrie en milieu ouvert et de la réinsertion, Paris, Synthélabo, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.

[35]. D. Healy, The Antidepressant Era, Harvard University Press, 1998.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[36]. "Elémentaire" est un bon terme car en chimie, l’élément n’a pas de propriété indépendamment de sa capacité à appartenir à différentes associations moléculaires. On rejoint ici le mot de "vital" ou de "primitif" qu’utilisait Gabriel Tarde pour l’opposer au "social". Ce qui est vital ou primitif est insaisissable sauf à travers un effort pour le saisir qui implique toujours une construction, donc qui nous jette malgré nos efforts dans le social.

 

 

 

 

 


[37]. B. Latour, Petite Réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.

Observation clinique

L’un de nous a rapporté dans un texte récent [38], le cas de l’enfant d’un couple kabyle dont le désordre extrêmement précoce avait engendré une série d’interrogations, tant chez ses parents que chez les différents types de praticiens qui avaient été consultés.Durant la grossesse déjà, la mère, extrêmement inquiète, consultait sans relâche gynécologues, obstétriciens et pédiatres qui la considéraient comme une névrosée maladivement inquiète. Dès la naissance, le bébé pleurait sans arrêt, en laissant aucun répit aux parents ; ce qui naturellement aggravait l’inquiétude de la mère. Cette mère, lasse des réponses condescendantes de ses médecins, entreprit alors d’appliquer au bébé les méthodes traditionnelles kabyles – elle commença à l’emmailloter. Mais cette femme, arrivée en France à l’âge de quatre ans, n’avait qu’une connaissance très lointaine des techniques d’emmaillotement et transformait son bébé en une véritable momie – ce qui contribuait à inquiéter encore plus les services sociaux. Au cours de l’une de ses visites au pédiatre, alors qu’elle devenait de plus en plus agressive, les médecins entreprirent des investigations génétiques approfondies sur l’enfant. Il semble qu’ils s’étaient décidés à supprimer l’idée tant d’une pathologie psychique que celle d’un malentendu culturel… La visite suivante, ils lui apprirent sans aucun ménagement le diagnostic auquel ils étaient parvenues : Bilal était atteint d’une myopathie congénitale et ne dépasserait probablement pas l’âge de 18 ans. Cette information fut donnée aux parents au huitième mois de l’enfant. Dans les mois qui suivirent, l’enfant développa une pathologie autistique des plus sévères. Lorsque nous le vîmes pour la première fois, deux ans plus tard, il refusait tout contact, tant visuel que tactile, ne s’engageait dans aucune interaction d’aucune sorte avec son entourage, passait de longues heures seul à gémir dans son lit en se balançant et en se cognant la tête contre des surfaces dures. Les prises en charge biologiques n’y firent rien ; les consultations chez les psychologues pas davantage. C’est deux ans plus tard que le couple, durant les vacances d’été, conduisit l’enfant chez un guérisseur traditionnel en Kabylie. L’homme procéda à plusieurs divinations, sacrifia un mouton, donna aux parents des prescriptions de massage et de nourritures spécifiques. Deux mois après son retour en France, Bilal accéda d’abord à la parole et sortit progressivement de son enfermement autistique.
Nous voyons que dans ce cas, seul le guérisseur kabyle s’était situé hors des clivages de disciplines, acceptant de traiter tant de la singularité physique (génétique) que la singularité psychique (l’autisme), dans une même interprétation : l’enfant était pris par des ro’hani… des "souffles" sortes d’êtres invisibles très semblables aux djinn.

La plupart des études américaines de type "anthropologie de la médecine" cessent malheureusement de s’intéresser aux pratiques des thérapeutes lorsqu’elles abordent les sociétés traditionnelles. Elles focalisent alors prioritairement leur intérêt sur les patients, laissant dans l’ombre les propositions, les interprétations, les subtilités des guérisseurs. Elles réduisent ainsi les risques théoriques au minimum : car comment s’intéresser aux pratiques des thérapeutes traditionnels sans, d’une manière ou d’une autre, les considérer comme des "collègues" ? En l’absence de ce type de "risque", quelle peut alors être la portée de ce type de travaux ? En abandonnant les thérapeutes en chemin, cette anthropologie regarde nécessairement les patients vivant dans des sociétés traditionnelles avec les mêmes outils que les patients occidentaux. C’est ainsi que l’on finit toujours conforté dans une approche universaliste à priori [39]. En revanche, l’observation que nous venons de présenter permet de mettre en parallèle trois types d’hypothèses relevant de la psychologie, de la biologie et des pratiques "traditionnelles" au sens où ces hypothèses sont considérées du point de vue de leurs conséquences pratiques [40].

L’hypothèse psychologique. La mère, du fait d’expériences infantiles traumatiques (ce qui était bien le cas), et de deux premières expériences maternelles tout aussi traumatiques, a développé une phobie précoce de son bébé, et cela dès l’état fœtal. Cette angoisse précoce de la mère, transmise à l’enfant par toutes sortes d’attitudes étranges et d’interventions intempestives, aurait produit une pathologie spécifique de l’enfant. Or ce type d’hypothèse ne parvient en aucune manière à prendre en compte la pathologie génétique qu’elle doit traiter comme un hasard, une sévère et injuste agression du destin. En cette affaire, les "psy", au moment de leur prise en charge, ne peuvent annexer le territoire de la biologie – ils se contenteront d’exclure le désordre génétique de leur champ au nom d’une pureté méthodologique, et s’acharneront par conséquent, sur les singularités caractérielles de la mère.

L’hypothèse biologique. Certes, l’hypothèse biologique est plus satisfaisante à l’esprit. Elle pourrait même rendre compte du comportement de la mère par l’hypothèse d’une perception fine, probablement inconsciente, on pourrait même l’imaginer "tissulaire", du désordre génétique de son enfant. Mais, dans sa prise en charge de la situation, elle ne peut proposer que consolation et espérance. De plus, il existe de fortes présomptions pour que le désordre autistique ait été en partie déclenché par la divulgation sans ménagement du diagnostic génétique. L’hypothèse biologique, on le voit, ne parvient pas à annexer tout le territoire de la psychologie.

L’hypothèse traditionnelle. L’hypothèse traditionnelle quant à elle, peut permettre d’annexer les deux champs. Le guérisseur, en affirmant que l’enfant avait été pris par les ro’hani alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère, autorise une lecture quasi mythique d’une destinée douloureuse. La longue lutte contre la progression inexorable de la maladie deviendra un enrichissement pour les deux parents. C’est en effet ce qui s’est passé puisque, après l’intervention du guérisseur, le petit Bilal a acquis un statut quasi prophétique. Ses parents ont commencé à écouter ses plaintes comme des paroles profondes provenant du passé et ont totalement bouleversé leur philosophie de la vie.

Comment comprendre la multiplicité de ces hypothèses ? Opposer les types de réalités qu’elles mobilisent reviendrait à s’engager dans une voie à la fois ridiculement guerrière et, nous le savons, sans issue. Les renvoyer dans le clair obscur d’un relativisme généralisé est tout aussi catastrophique. Si l’on considère que renvoyer une pathologie à la biologie ou la renvoyer à une attaque par les djinn revient au même, les praticiens de l’ethnopsychiatrie risquent fort de se faire vertement mettre à la porte des laboratoires des biologistes sans avoir rien pu apprendre d’eux. Tant les biologistes que les guérisseurs se sentiront insultés dans ce qui constitue le cœur même de leur identité.
Lorsque le biologiste prétend rechercher un universel humain, il a raison car le type de témoin fiable qu’il cherche, que ce soit un gène, un virus ou une anomalie métabolique, est en effet, et par définition, indépendant de l’origine culturelle du malade qu’il marque. La biologie réalise donc pratiquement la vocation d’universalité, de définition culture-free à laquelle la psychiatrie clinique associe son idéal de scientificité. On ne s’étonnera donc pas que, dans la lutte opposant psychiatrie biologique et psychiatrie dynamique, la seconde ait été jusqu’à présent la seule à faire des concessions, et même à les multiplier. Les biologistes n’ont pas quant à eux de concession à faire lorsqu’il s’agit d’établir des relations de cause à effet ou, plus modestement, des corrélations entre des observations comportementales et des modifications de constantes bio-physiologiques.
Cependant, parce qu’elle n’est pas hantée par l’idéal de troubles psychopathologiques universels, l’ethnopsychiatrie pourrait être la chance de la clinique face à la biologie. En effet, c’est bien la vocation à l’universalité des tenants de la psychiatrie dynamique qui les met en position de faiblesse face aux désirs d’annexion affichés par les biologistes. Dans l’affrontement entre deux types d’universel, ils sont assignés par les biologistes au triste rôle de partisans d’une discipline "condamnée". Toute avancée que la plupart des scientifiques, mais aussi des non-spécialistes, définiraient sans hésiter comme un progrès constitue pour eux une menace. Soit ils s’opposent avec toute la naïveté de leur passion idéologique et dénoncent de telles avancées comme intrinsèquement dangereuses, signes avant-coureurs d’une négation de l’universelle humanité de l’homme qu’ils représentent ; soit ils finissent par se ratatiner dans une position de moralistes bougons, acceptant d’être réduits à n’apporter aux malades et aux services médicaux qu’un simple "supplément d’âme" – à rendre le service de médecine "plus humain", comme on dit…
En revanche, l’ethnopsychiatrie, comme d’ailleurs les associations de patients (aussi bien l’Association française contre les myopathies que les associations d’activistes sur le sida [41] ne sauraient considérer qu’un progrès de la biologie soit susceptible de rendre leur action superflue, inutile, sans conséquences. Au contraire, les uns comme les autres savent que ce qu’ils feront pourra changer à la fois l’orientation et le sens des découvertes des biologistes. Ni les associations de patients, ni l’ethnopsychiatrie telle qu’elle s’est développée en France, au centre Georges Devereux [42], ne se définissent donc par l’érection et le respect des frontières disciplinaires. On peut même aller plus loin : partis de la psychiatrie, les praticiens de l’ethnopsychiatrie sont arrivés à une réflexion sur la thérapeutique – ou plutôt sur les thérapeutiques qui, suivant en cela leurs interlocuteurs, guérisseurs [43] et patients, ont en commun avec les biologistes de ne pas établir de distinction entre maladies mentales et maladies organiques.
Prenons, pour prendre l’exemple le plus courant de ce qu’un praticien de l’ethnopsychiatrie doit rencontrer, les notions d’attaque sorcière, de transgression de tabou, de possession par les esprits, qu’apportent toujours avec eux les patients migrants. Ce type d’interprétation, familier à tous les praticiens (guérisseurs, "traditionnels" ou religieux) appartenant à leur culture d’origine, renvoie à des systèmes d’explication, d’action et d’organisation sociale qui sont loin d’être limités aux désordres psychologiques. Dès lors que ces systèmes sont observés, pris au sérieux, et que leurs conditions d’efficience sont analysées, ils obligent à une réflexion sur l’ensemble de la médecine et des maladies. Une telle réflexion a pour effet curieux d’articuler autrement la question des relations entre médecine et maladie d’une part, biologie, de l’autre.
Selon l’idéal classique, la maladie et la guérison médicale devraient s’identifier toujours plus clairement en tant que conséquences de la recherche biomédicale, chaque succès de cette dernière se traduisant par un progrès de la médecine et par une progression de son idéal d’universalité culture-free. En revanche, le trait commun entre les systèmes d’explication, d’action et d’organisation sociale associés aux "mondes de la guérison" d’une part, la recherche biologique de l’autre, pourrait bien, du point de vue ethnopsychiatrique, être l’inventivité, la distribution et l’articulation audacieuse d’ingrédients que le bon sens jugerait incompatibles.
Il n’est plus question, alors, ni de prolongement, ni d’opposition, ni de relativisme. Ce qui est mis en lumière est la différence pratique. Il n’y a de fait aucune raison de supposer que les exigences et les obligations de la pratique des biologistes, articulées autour de la question de la preuve, aient un rapport simple avec celles de la pratique des thérapeutes, articulées autour de la question de la guérison, ce qui est aussi le cas des associations de patients.
C’est pourquoi les praticiens de l’ethnopsychiatrie sont aujourd’hui plus enclins à écouter les biologistes qui prennent des risques que les psychanalystes qui s’acharnent à protéger un domaine clos. Pour eux, il ne sert à rien d’avoir peur des scientifiques qui tentent d’établir des liens entre "trouble panique", "dépression", "trouble obsessionnel compulsif", "schizophrénie" et même "homosexualité" d’un côté et mécanismes de transmission intracérébraux de l’autre. L’on verra bien ce qu’il finiront par trouver. Nous n’éprouvons pas la moindre tentation de leur opposer un refus moral a priori pour mieux imposer une explication "scientifique" d’une autre nature ensuite. Nous pouvons en revanche espérer qu’ils produiront des êtres qui nous feront penser – des êtres qui viendront s’ajouter à la foule des autres êtres qui font penser nos autres interlocuteurs.

 

 
 

[38]. T. Nathan, "Quelle langue parlent les bébés ?", Prétentaine, Montpellier, n° 11, janvier 1999 : 203-223.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[39]. Ce que nous récusons, ce n’est certes pas l’universalité, qui est un but à atteindre et non un dogme, mais le caractère à priori d’un universalisme pour hebdomadaires en panne de copie.

[40]. Sur le fait que la vérité d’une idée réside dans le processus de vérification que cette idée met en branle, on lira D. Lapoujade, William James, Paris, PUF, 1998.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[41]. Voir V. Rabeharisoa, M. Callon, Le Pouvoir des patients. L’association française contre les myopathies et la recherche, Les Presses de l’Ecole des Mines de Paris, 1999 ; S. Epstein, Impure Science. Aids, Activisme and the Politics of Knowledge, University of California Press, 1996.

[42]. Université Paris 8, Centre Georges Devereux, "Centre Universitaire d’aide psychologique aux familles migrantes".

[43]. L’un de nous a attiré l’attention sur le fait que les dispositifs traditionnels de soin ressemblent davantage à la biologie (sorcellerie), à de la technologie high-tech (les fétiches), à de la philosophie des concepts (possession), bien plus qu’à de la psychologie à l’aune de laquelle on a toujours voulu les mesurer. Voir T. Nathan, C. Lewertowski, Soigner… Le virus et le fétiche, Paris, Odile Jacob, 1998.

En guise de programme

C’est à l’analyse des pratiques thérapeutiques et non pas des malades, des pathologies et de leurs classifications [44] qu’invite Ethnopsy. Nous nous tiendrons sur cette mince ligne de faille qui oblige à toujours rouvrir la discussion que ni la division entre psychanalyse et biologie, ni la séparation entre anthropologie et psychiatrie, ni l’opposition entre sciences et thérapies, ni la succession de l’archaïsme et du modernisme, n’ont permis de clore. Nous nous engageons de ce fait à prendre au sérieux le "contenu" de ce que disent les patients de leur guérison et des mondes auxquels ils s’affrontent, au lieu de les disqualifier d’avance par la notion d’ignorance, de croyance ou de représentation. Nous nous engageons à écouter les thérapeutes – tout type de thérapeute – et leurs explications – tout type d’explication ! Nous nous engageons aussi à ouvrir un chantier pour trouver les moyens de faire respecter les "manières de faire" et les "objets" par lesquels les uns ou les autres parviennent à la guérison. Nous engagerons un débat sans concession, mais aussi sans anathème, avec toutes les disciplines attachées à décrire "les mondes contemporains de la guérison".

  [44]. P. Pichot, T. Nathan, Quel avenir pour la psychiatrie et pour la psychothérapie ? Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.
Résumé :

UNE ETHNOPSYCHIATRIE DE LA SCHIZOPHRENIE ? Ethnopsy, N°1, 2000, p 9-43.

Par Tobie Nathan, Isabelle Stengers et Philippe Andrea

Résumé

Cet article est constitué de deux grandes parties : une discussion méthodologique et l’abord de la question de la schizophrénie. Pour ce qui concerne la méthodologie, les auteurs montrent d’abord que les données issues des travaux de psychiatrie transculturelle et d’ethnopsychiatrie, n’ont pénétré que très progressivement le corpus psychiatrique, jusqu’à leur apparition très explicite dans la dernière version du DSM. Malgré l’effort constant de la psychiatrie pour cantonner ces données dans une sorte d’enclave exotique, telle que la catégorie des culture bound syndromes , les auteurs montrent que les derniers développements laissent penser que ces données d’origine anthropologique peuvent modifier radicalement la psychiatrie des prochaines années. C’est en analysant la position de Georges Devereux sur la schizophrénie qui percevait ce trouble comme "culturellement induit" que les auteurs parviennent à une proposition théorique. Dans le débat entre une chimiothérapie conquérante et des psychothérapies que l’on voudrait remiser au rayon des "suppléments d’âme", l’ethnopsychiatrie peut constituer une troisième voie, focalisant son intérêt sur le problème de la guérison et non pas celui de la maladie. Les auteurs concluent par une sorte de programme s’engageant à prendre au sérieux le "contenu" de ce que disent les patients de leur guérisons et des mondes auxquels ils s'affrontent, au lieu de les disqualifier d'avance par la notion d'ignorance, de croyance ou de représentation.

Mots clés :

Ethnopsychiatrie, schizophrénie, culture bound syndromes , guérison.

 

Summary

: An ethnopsychiatry of schizophrenia ? Ethnopsy, N°1, 2000, p 9-43.

By : Tobie Nathan, Isabelle Stengers et Philippe Andréa

Abstract

This article is made up of two parts : the first is a methodological discussion, the second adresses the issue of schizophrenia. Regarding methodology, the authors first show how data stemming from transcultural psychiatry and ethnopsychiatry were slow to penetrate the psyciatric corpus, until their explicit appearance in the latest edition of the DSM. Despite psychiatry’s effort to confine these data within a sort of exotic enclave, such as the culture bound syndrome category, the authors show in what way recent developments suggest how these anthropological data could radically alter psychiatry in the coming years. Based on an analysis of Georges Devereux’s position on schizophrenia, who perceived the disorder as " culturally induced ", the authors make a theoretical proposition. In the debate opposing conquering chemiotherapy and psychotherapies in danger of being shelved as " soulful supplements ", ethnopsychiatry could constitute a third way, focusing its interest on the problem of recovery rather than illness. The authors conclude by offering a kind of program dedicated to taking seriously the " content " of what patients say about their recovery and the worlds they face, instead of disqualifying them from the onset with notions such as ignorance, belief or representation.

Key words

Ethnopsychiatry, schizophrenia, culture bound syndromes, recovery.

 

 
Tobie Nathan, Isabelle Stengers, Philippe Andréa, "Une ethnopsychiatrie de la schizophrénie?", Ethnopsy, Les mondes contemporains de la guérison, N°1, 2000, p 9-43.