Les psychologues doivent se saisir du problème des psychothérapies

par Tobie Nathan

Paru dans Psychologie Française,
N°45-2, 2000, 99-101.

Durant ces deux dernières décennies, nous avons assisté à une évolution considérable des thérapeutiques dans le champ de la santé mentale – évolution qui a transfiguré le paysage : découverte de nouveaux psychotropes plus actifs et mieux tolérés, tant pour les pathologies psychotiques que dépressives, développement impressionnant de la recherche de nouvelles molécules, mise en place de protocoles d'expérimentation sophistiqués… Pourtant, aucune découverte biologique n’est venue bouleverser définitivement la perception des troubles mentaux. Aucun nouvel "être" – virus, gène ou concept psychologique – n'a pu stabiliser le champ en mettant tous les chercheurs d'accord. Le panorama de la psychiatrie biologique est aujourd'hui le suivant : plus de médicaments, plus "d'efficacité", plus de "confort", mais toujours pas d'affirmation décisive sur l'étiologie des désordres. Car il faut dire que ce sur quoi travaillent les chimistes, c'est précisément sur des concepts psychologiques. Comment évaluer une molécule ? À l'aide d'échelles, de questionnaires, de tests ou d'entretiens mis au point par la recherche psychologique. Plus la psychiatrie devient biologique et plus elle devient paradoxalement dépendante du développement des outils fournis par la psychologie. Technicité sans concept propre du côté de la psychiatrie biologique, mais de plus en plus aussi du côté de la psychologie expérimentale qui, il faut bien le dire, se satisfait souvent d'une coquille de rigueur, d'une "correctness" méthodologique en place d'une véritable construction du concept.

Ces développements récents de la psychiatrie dite " biologique "[1], les relatifs succès des médicaments, un changement d'état d'esprit, aussi, ont eu tendance à éloigner les psychiatres de la pratique de la psychanalyse et des psychothérapies – techniques auxquelles ils recouraient plus volontiers il y a une vingtaine d'années. Malgré les discours simplistes sur l'opposition substantielle de la chimiothérapie et des psychothérapies, il faut garder à l'esprit qu'il n'y aurait aucun développement des chimiothérapies sans développement simultané des concepts psychologiques – à tel point que l'on pourrait presque dire que les chimiothérapies sont des "psychothérapies en comprimés".

Dans le même temps, on a vu se développer considérablement une nouvelle profession, celle de psychologue clinicien – avec les orientations vers la psychothérapie que l'on donne à ce type d'enseignement universitaire en France. Durant ces mêmes vingt dernières années, ces nouveaux professionnels de la santé mentale sont arrivés en nombre sur le marché avec l'objectif de pratiquer la psychothérapie – en institution ou, de plus en plus, en cabinet privé. Aujourd'hui le nombre commence même à pencher en leur faveur si bien que lorsqu'on rencontre un psychothérapeute, il y a plus de chance qu'il soit psychologue clinicien plutôt que psychiatre.

Or, une certaine tradition, encore très vivace en France, a imposé un mode de formation à la psychothérapie, assez singulier si l'on y réfléchit. En règle générale, un psychothérapeute est un professionnel (médecin ou psychologue dans la majorité des cas[2]) qui, après ses études universitaires, s'est engagé dans ce que l'on a coutume de nommer un " travail personnel " – ce qui signifie qu'il s'est soumis, auprès d'un membre autorisé de l'école de psychothérapie à laquelle il souhaite adhérer, à la technique qu'il souhaite apprendre[3]– il est donc de ce point de vue, un peu à l'image de certains thérapeutes traditionnels, chamans amérindiens ou spécialiste africain des transes, un "médecin-malade"[4]. Il est vrai qu'il reçoit également un enseignement théorique et, dit-on, "technique" – ce dernier, la plupart du temps, sous forme de supervision. C'est au sujet de cette formation que surgissent les problèmes : en France, toutes les écoles de psychothérapie (écoles de psychanalyse – il en existe au moins une vingtaine — de psychothérapie humaniste, de "gestalt", d'hypnose, de bio-énergie, de thérapie familiale[5]) sont des institutions privées dont le fonctionnement réel est rendu particulièrement opaque du fait que les formateurs sont aussi les thérapeutes (ou les anciens thérapeutes) de leurs élèves. On devine les problèmes de pouvoir, de légitimité, les demandes de reconnaissance, les ruptures et parfois les véritables psychodrames que peut engendrer une telle organisation de la formation[6]. Or, à la différence des professions de médecin et maintenant de psychologue[7], la profession de psychothérapeute n'est pas protégée. Quiconque pourrait en principe s'improviser psychothérapeute – ce qui est tout de même rare ; le véritable problème étant que n'importe quel groupement peut en l'état actuel s'auto-proclamer organisme de formation à la psychothérapie. Le danger est d'autant plus inquiétant que l'on sait que l'une des accroches les plus courantes des mouvements de type sectaire est précisément la proposition de psychothérapie et une sorte de promesse plus ou moins implicite "d'initiation".

On parle aujourd'hui de légiférer au sujet de la profession de psychothérapeute. Plusieurs pays européens l'ont déjà fait (Autriche, Italie) ou sont en train de le faire. Il n'est pas évident qu'une législation fera disparaître les "thérapies sauvages" qui sont aussi l'expression d'une nécessaire régulation – une sorte de poumon venant impulser des mouvements sociaux au sein d'organismes ayant une tendance spontanée à la clôture et au secret. Quoiqu'il en soit, dans la perspective d'une reconnaissance légale des formations, chaque école de psychothérapie prétend que les autorités devront valider son enseignement. En toute logique, il faudrait que les universités, et plus particulièrement les UFR et les départements de psychologie, en tant que plus grands pourvoyeurs de psychothérapeutes, soient consultés sur les choix que feront les autorités. Quoique à l'heure actuelle, il n'existe pas de formation universitaire spécifique, je suis de ceux qui pensent que l'Université offre les garanties que ne présentent pas les écoles privées : multiplicité des choix théoriques, ouverture à la recherche et aux innovations, habitude des validations les moins subjectives[8]. Une formation universitaire à la psychothérapie permettrait par exemple que les futurs psychothérapeutes acquièrent plusieurs techniques de psychothérapie et ne restent pas, comme c'est si souvent le cas aujourd'hui, des adeptes inconditionnels, des dévots définitivement fascinés par la technique dans laquelle ils ont été un jour initiés. On pourrait par exemple facilement imaginer un troisième cycle, une sorte de doctorat professionnel (Bac +8) de psychologue-psychothérapeute – ce qui permettrait de plus de revaloriser le doctorat en offrant de nouveaux débouchés professionnels. Ce serait là un développement naturel, tenant compte tant de l'évolution récente des thérapeutiques en santé mentale où la psychologie n'a pas su prendre en France la place qui est la sienne, que de l'apparition ces dernières années d'associations d'usagers (surtout aux États Unis) venant interroger les effets des thérapeutiques à moyen terme, mais aussi après vingt années d'administration. L'entrée en scène de ces nouveaux partenaires[9] a progressivement conduit professionnels et usagers à penser la thérapie en incluant le débat contradictoire : avantages et inconvénients des chimiothérapies, à un an, à cinq ans, à vingt ans ; avantages et inconvénients de telle ou telle psychothérapie ; introduction des évaluations et des problèmes théoriques qu'elles posent.

Nous, psychologues, nous devons de participer à ce chantier, même si on le sait truffé d'incertitudes théoriques et déjà miné par les enjeux institutionnels et professionnels.

 

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notes

[1]. C'est-à-dire en réalité de la chimiothérapie ; car il s'agit d'une véritable discipline en plein essor, reposant avant tout sur la recherche et l'expérimentation de nouvelles molécules. On lira à ce sujet avec intérêt les travaux de Philippe Pignarre : Les deux médecines, Paris, La Découverte, 1994 ; Qu’est-ce qu’un médicament ? Un objet étrange, entre science, marché et société, Paris, La Découverte, 1997 ; Puissance des psychotropes, pouvoir des patients, Paris, Puf, 1999.

[2]. Il existe bien sûr une frange de psychothérapeutes qui ne sont ni médecins ni psychologues, mais, d'une part, leur nombre est limité, d'autre part, ils ont la caractéristique, comme tous ceux qui se situent aux marges, de poser les questions concernant la légitimité du modèle général.

[3].Ce type de formation n'est évidemment pas celui pratiqué dans les psychothérapies cognitives ni, en règle générale dans les thérapies familiales; mais comme, la plupart du temps, les thérapeutes cognitivistes (ou familiaux) pratiquent également d'autres formes de thérapies, ils se retrouvent tout de même souvent dans le premier cas de figure.

[4]. Voir l'article de Jean Pouillon : "Malade et médecin : le même et/ou l'autre. (Remarques ethnologiques). Nouvelle revue de psychanalyse , I, printemps 1970, 77-98.

[5]. Pour ne citer que les plus courantes. Certaines classifications trouvent plusieurs centaines de psychothérapies enseignées en France. La Fédération française de psychothérapie a vu le jour en 1995. Elle regroupe différentes écoles de psychothérapie (une cinquantaine d’organismes) représentant de nombreux courants de psychothérapie (humaniste, psycho-corporelle, psychanalytique, comportementale…). Elle est affiliée à l’EAP (association européenne de psychothérapie) qui regroupe 219 organisations professionnelles de 37 pays d’Europe et compte 70 000 membres). En décembre 1999, un nouveau groupe a scissionné pour fonder l’AFFOP.

[6]. Les grandes scissions au sein du mouvement psychanalytique français se sont pour la plupart opérées autour des problèmes de formation. Voir Ornicar ?, supplément au n° 7 : La scission de 1953 et un autre supplément au n° 7 : L'excommunication. La communauté psychanalytique en France II, 1977. Pour l'abord général du problème, on peut aussi consulter T. Nathan, A. Blanchet, S. Ionescu, N. Zajde, Psychothérapies ; Paris, Odile Jacob, 1998. Et pour ce qui concerne une discussion des problèmes posés par l'enseignement de la psychothérapie à l'Université, voir T. Nathan, Psychothérapie et politique, Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l'ethnopsychiatrie ; à paraître dans Genèses. Sciences sociales et histoire, N° 38, 2000.

[7]. On sait l'action décisive qu'a joué, à la tête de l'ANOP, le très regretté Rodolphe Ghiglione pour la reconnaissance du titre de psychologue.

[8]. L'expérience pionnière menée depuis 1993 au Centre Georges Devereux, Centre universitaire d'aide psychologique à l'Université de Paris 8 et, depuis 1997 par le Centre universitaire de thérapie familiale , dans la même université, ont montré qu'il était possible d'inclure pratique clinique et enseignement pratique au sein d'une UFR de Psychologie.

[9].Par exemple la FNAPSY en France.