|
Le mort
et son représentant
*
par Tobie
Nathan
|
|
|
mis
à jour le
vendredi 4 janvier, 2013 13:21
|
|
|
|
|
* Texte paru dans : François
Dagognet, Tobie Nathan, La mort vue autrement. Paris, les
empêcheurs de penser en rond, [1999].
|
|
|
La vie, la mort
la vie ! |
|
|
Pourquoi parlerais je de la mort ? Non
! Je parlerai des morts ! En tant que clinicien, ce sont eux qui mintéressent
eux qui surgissent dans lexistence des vivants. Et comme
je suis psychologue et thérapeute, le lecteur simagine
sans doute déjà que j'évoquerai les souvenirs et
les représentations. Eh bien, non ! Il suffit de prononcer la
phrase suivante : "le souvenir du mort surgissant au détour
dune action ou dune pensée dans limaginaire
du survivant
" pour que la pensée s'interrompe. Avec
un tel énoncé, on croit avoir tout dit ; on sest
en fait déjà fourvoyé, on a brisé lélan
de la réflexion capturé par la tentation de résoudre
le problème trop tôt. Ces images fugaces sont tellement
complexes
Prenons un exemple. Je sens lodeur dune
eau de Cologne. Dans un premier temps, mon esprit sursaute ; jai
reconnu le parfum. Je ne saurais le décrire avec précision
; je suis certain, pourtant de lavoir déjà senti
plus que cela, il fut une époque de ma vie où il
métait familier. Mais des odeurs, on en renifle tous les
jours par milliers. Pourquoi celle-là mattire-t-elle lattention
? Une image simpose immédiatement : le crâne chauve
de mon grand père. Lexplication est évidente : le
passant sasperge dun after-shave contenant le même
type de senteurs que leau de Cologne de mon grand-père.
Le problème est-il résolu pour autant ? Certainement pas
! Que vient faire mon grand père en cet après-midi dhiver
alors que je flânais dans les librairies à la recherche
dun ouvrage récent sur la psychiatrie transculturelle ?
Et une autre senteur, immédiate, rejoint la première ;
une odeur que je nai pas perçue mais reconstruite : celle
de la pharmacie où officiait le vieil homme. Un souvenir la rejoint
aussitôt, comme sil lui était accolé : lorsque
ma mère nous conduisait tous deux à lofficine pour
visiter notre grand père, mon frère recevait deux pièces
et moi une seule. Certes, il était plus âgé que
moi de cinq ans. Dailleurs, je sais maintenant que jétais
alors exactement âgé de cinq ans lui, donc, de dix.
Il mavait alors asséné une vérité
banale "jai le double de ton âge"
et une prédiction troublante "jaurai toujours
le double de ton âge". Ainsi justifait-il que son cadeau
était le double du mien. Ainsi prédisait-il que toute
notre vie durant, il bénéficierait dune influence,
dune autorité double de la mienne. En sexprimant
ainsi, mon frère ne faisait pas quénoncer un souhait
de hiérarchie ; il sappuyait sur lacte, à
mon avis injuste, de lhomme alors le plus âgé de
notre famille : notre grand père. Maintenant je comprends. Le
livre que je recherche contient un article à mon sens
pétri de mauvaise foi dun critique acharné
à disqualifier la théorie que je propose. Cest précisément
lorsque jai trouvé ce livre sur une étagère
que cet effluve mest parvenu
La mauvaise foi de mon frère
("jaurai toujours le double de ton âge") est entrée
en collusion avec celle de mon contradicteur. E aussi soutenu par une
autorité comme mon frère le fut autrefois par mon grand-père
?
|
|
Freud lavait déjà traité
avec force dans son article célèbre sur les souvenirs-écrans,
le souvenir nest rien ; rien quune occasion de construire
une action, actuelle. Ici, une décision : trouver au travers
de larticle sur quelle autorité sappuie mon contradicteur,
tout comme mon frère sétait appuyé jadis
sur celle de mon grand-père pour me faire avaler la couleuvre
et cela afin de lui répondre. Le souvenir ne mintéressera
donc pas ici, notion valise, fourre-tout. Nous ignorons trop le véritable
fonctionnement de la mémoire !
Quant à la notion de représentation,
étant donné quelle a rendu les psychologues paresseux,
leur épargnant ce long parcours du détail, je labandonnerai
de même à lorée de ma réflexion
|
|
|
Car
peut-on parler de représentation de mon grand père apparue
soudain au détour dune action ? Certes non ! Je suis au contraire
tout entier préoccupé par les stratégies de raisonnement
que je pourrai opposer à mon contradicteur que viendrait
faire là une "représentation" de mon grand père
? Dautant que cet étrange objet qui se trahit à moi
par lodeur deau de Cologne est manifestement chargé
dintention, tout comme le serait un être humain, dune
intention qui ne mest pas discernable a priori. Ce quil me
faut, cest surtout, tout comme face à un être humain,
ne pas céder à la facilité ; ne surtout jamais
croire que jai à faire à un être passif, simple,
unidimensionnel. Il sagit bien dun être doué
dintention et il me faut, pour éviter déventuels
désagréments, il me faut absolument et avant toute chose,
lidentifier. La conception la plus respectueuse des faits est daccepter
lapparence sous laquelle il mest apparu : la calvitie
de mon grand père. Il me faut le retourner, découvrir son
visage je suis donc conduit à me dire que mon grand père,
mort depuis bien trente-cinq ans ma présenté larrière
de son crâne chauve non pas son souvenir, non pas sa représentation,
mais lui-même ! La question est maintenant déplacée
: il ne sagit plus de savoir si jai pensé à
mon grand père il est certain que je ny ai pas pensé
mais de cerner lêtre, dans toute sa complexité.
Que veut-il ? Que demande-t-il ? Comment faire pour quil ne vienne
pas entraver mon action ?
Reprenons : ce nest donc pas la mort qui mintéressera
mais le mort, un mort et plus précisément, dans
mon exemple, mon grand père maternel mort. Que vient-il faire dans
ma vie ? Voilà comment il me faudra penser les événements
si je ne veux pas les aplatir, les diluer, les banaliser jusquà
ne plus me rendre compte que la réalité sest décharnée
sous mes yeux.
|
|
|
Les êtres |
|
Ce que la science nous dit, jy attache, tout comme François
Dagognet, la plus extrême importance, non pas à essayer den
tirer des conclusions générales, des idées générales
abstraites, mais en essayant de traduire en pensées ce que les
actes et le labeur quotidien des scientifiques nous disent.
Les scientifiques ne sintéressent
pas à la vie de manière abstraite mais à la vie des
êtres. Un naturaliste sopposera aux habitudes agricoles de
telle ethnie malgache qui met en danger une espèce particulière
de lémurien. Le lémurien nest pas le même être
pour ces Malgaches qui consommeront volontiers sa viande que pour ce naturaliste
pour qui il représentera une espèce à protéger
de manière urgente. De même un éthologiste spécialiste
des gorilles ne sintéresse pas au même être que
telle ethnie ougandaise dans laquelle sa capture constitue une épreuve
initiatique pour un jeune homme désirant se marier. Lêtre
de léthologiste, grâce auquel il espère démontrer
les réseaux neuronaux du langage est tout aussi précieux
que celui de lOugandais qui espère échanger le crâne
de lanimal contre la fiancée convoitée. Les deux êtres
sont également construits celui du scientifique par son
réseau professionnel ; celui du jeune homme par son ethnie.
Le gorille est-il un être en soi ? Non ! Il sagit toujours
dun être construit ; et toujours construit par un groupe.
Les scientifiques proclament par leur activité
quils sintéressent à la vie des êtres
êtres étranges à la fois fabriqués et
préexistant à leur fabrication. Ils sintéressent,
comme le montre François Dagognet, à la vie des neurones,
des bactéries, des virus, des gènes, des cellules, des molécules
Ce sont bien des êtres "fabriqués" car que serait
un neurone ou un virus sans la complexe théorisation, sans latelier
je veux dire le laboratoire qui leur a donné
naissance ? Sans doute nauraient-ils aucune existence ! Ils sont
donc créés par le savant, techniquement, professionnellement
fabriqués. Et pourtant, ces êtres, une fois sortis du laboratoire,
je veux dire : une fois leur existence proclamée, ont létrange
caractéristique davoir toujours préexisté à
leur fabrication. Le savant construit le virus à laide de
ses outils, de ses techniques, de son savoir faire ; il lui faudra néanmoins
affirmer que ce virus a existé de toujours ; quil la
seulement "découvert". Sétonnera-t-on que
cet être qui préexiste à sa fabrication survive aussi
à sa mort ? On a annoncé un temps que le virus de la variole
avait été éradiqué était-il
mort pour autant ? Certes non, une fois enfantés, ces êtres
vivent léternité. Ainsi, les scientifiques ne sintéressent
pas à la mort des êtres les êtres peuvent-ils
seulement mourir ?
Alors, que disons nous lorsque nous proclamons
la mort dun être humain sinon la limitation de notre pensée.
Que disons nous sinon que nous ne savons pas poursuivre notre regard,
soutenir notre intérêt en tenant compte de sa migration dans
un autre monde ; que nous ne savons pas le penser nouvel être dans
un autre monde. Ce que nous faisons, puisque nous ne savons pas distordre
notre pensée, lui faire subir des bonds, métamorphoser sa
nature afin de poursuivre lobjet de notre curiosité tout
au travers de sa migration, cest laisser notre raisonnement intact
et seulement changer dobjet. Nous ne nous intéressons plus
à Jean Dupont, mort le 30 décembre à 18 heures et
reporterons tout notre intérêt sur lélasticité
de ses artères ; sur lanévrisme qui sétait
constitué en tel endroit, sur les motifs de sa rupture. Devant
la mort de Jean Dupont, nous voila poursuivant de nouveaux êtres,
identifiant, nommant, décrivant des vies de la vie, donc
! Et puisque la pensée des humains est incapable de poursuivre
son investigation en se métamorphosant en phase des innombrables
pérégrinations des êtres à travers les mondes,
il nous faut admettre les faits : il nest aucun intérêt
à penser la mort, seulement la vie. Je me vois même conduit
à énoncer une règle de la pensée des humains ?
Cette règle, je la crois valable partout, sous toutes les latitudes
sans doute aussi de toujours : la mort est ce qui enfante la
vie . La mort étant la disparition soudaine dun être,
expulsé du monde où il se trouvait, la mort est donc ce
qui contraint à donner naissance à dautres êtres.
Et je montrerai plus loin que cette caractéristique de la pensée
des humains explique quils enfantent toujours des êtres nouveaux
êtres qui échappent toujours à leur contrôle
et viennent les questionner, les contraindre à de nouvelles fabrications,
de nouveaux aménagements du monde. Cest donc bien la mort
qui enfante les êtres.
Nous avons vu comment travaillent les scientifiques
; les spécialistes des sciences "dures" ; et en cela
ils ressemblent étrangement aux ethnies dont leffort de pensée
est tout orienté vers lidentification des êtres. Curieusement,
les psychologues et notamment les psychanalystes proclament
ne pas se préoccuper des êtres fabriqués et devenus
autonomes mais seulement des abstractions. Ils ne sintéresseront
pas à identifier le breuvage que ma sans doute peut-être
? fait avaler la mère de cette jeune fille dont je suis
soudain tombé amoureux, mais à mon désir pour
elle. Pourtant, mon désir nest pas un être fabriqué
devenu autonome, seulement une allégorie. Ils ne sintéresseront
pas à mon grand père mort mexhibant larrière
de son crâne chauve dans une librairie du quartier latin, mais à
ma relation à "la mort" ou à mon "complexe
fraternel". Ils ne sintéresseront pas à lobjet
de destruction que mon voisin a déposé sur mon seuil attendant
que je le piétine le lendemain matin, mais à mon "agressivité"
ou à celle de mon voisin. Cest en cela que les psychanalystes
fabriquent de lidéologie : en écartant lintérêt
pour les êtres, en les remplaçant par des abstractions vagues
et souvent grossières.
Exemple : Freud avait pris connaissance de la découverte
par des biologistes dêtres monocellulaires se reproduisant
habituellement par mitose mais pouvant soudain modifier leur mode de reproduction
en adoptant une forme sexuée. Cest dans "au delà
du principe de plaisir" [1] quil
évoque cette découverte, toute récente à lépoque.
Pourtant, il ne sintéressera pas à ces êtres
étranges, il ne se demandera pas quelles nécessités
singulières nécessités qui les définissent
par conséquent en tant quêtres à part entière
quelles nécessités les contraint à faire ainsi
appel à deux formes de reproduction si radicalement différentes.
Il se les adjoindra, réduisant leur identité à néant.
Il les mettra au service de sa démonstration de lalliance
de la sexualité et de la mort. Par une série dallégories,
il montrera que lorsquils se reproduisent par mitose, ils sont dune
certaine façon immortels alors que lorsquils se reproduisent
sexuellement, ils deviennent mortels. En évoquant le caractère
mortel ou immortel des monocellulaires, Freud ne parlait pas des bactéries,
mais des humains. En quoi a-t-il démontré que ces bactéries
étaient concernées par la mort ? En rien ! Nous aurions
sans doute été intéressés à comprendre
que ces êtres nouvellement "fabriqués" en laboratoire
renouvelaient les solutions à la question du temps : comment rester
le même à travers une longue période de temps ? Comment
résister, transmettre tout de même son code génétique
malgré lusure des défenses ; l'évolution des
agresseurs. Sil avait explicité la réponse singulière
apportée par cette espèce à un problème général,
il aurait traité la singularité de la bactérie ;
en cela il nous aurait sans doute éclairé. Mais il reste
obsédé à seulement démontrer quil avait
eu raison de penser que mort et sexualité étaient surs
jumelles et que cette association concernait avant tout les humains.
Sa pensée ne sattache quà développer
une notion allégorique, en aucun cas à tenter de se saisir
dêtres vivants, cest-à-dire récalcitrants
.
Je me souviens dune situation difficile,
une famille togolaise, conduite à ma consultation [2]
du fait dun conflit explosif entre une mère et son
gendre. Le gendre prétendait que la mère de son épouse
était une sorcière qui avait tout fait pour le "manger",
sucer sa substance, le faire disparaître. La mère, elle,
accusait le jeune homme lui reprochant de ne pas assumer ses responsabilités
puisque, bien quhabitant sous le même toit et laissant le
bébé âgé de quelques mois à la garde
de sa grand mère, il nacceptait même pas de régler
la note de téléphone. En pleine consultation, en présence
des trois autres enfants de la mère et des deux assistantes sociales
chargés dune mesure daction éducative en milieu
ouvert, le ton sétait mis à monter. Bientôt,
on ne parvenait plus à sentendre ; les injures volaient de
toutes parts. Les thérapeutes eux mêmes, rôdés
pourtant aux consultations en famille, commençaient à bavarder
en aparté . Que faire ? Il me fallait agir
Je remplis
un verre dalcool, je crois me souvenir que cétait du
rhum, et le brisai violemment au milieu de la pièce. Et je dis
: "un mort est en train de réclamer, ici ! Continuez à
faire la sourde oreille et vous finirez par vous entretuer." Tout
le monde se tut un long moment. Puis, la mère prit la parole pour
raconter son histoire que les autres écoutèrent dans un
profond silence. Son mari était mort six ans auparavant, retrouvé
mort une nuit dans sa voiture, mystérieusement assassiné.
Elle était rentrée lenterrer au Togo et avait dû
se soumettre à des rites de veuvage, extrêmement pénibles
[3]
. Naturellement, comme si souvent
dans les rituels africains, on avait dabord accusé lépouse
; on lavait incriminée dans le décès de son
mari. Peut-être avait-elle engagé quelquaction de sorcellerie
contre lui. Dans ce cas, lassassinat pouvait être considéré,
non pas comme un accident, mais comme un instrument de la sorcellerie
de la femme il fallait le vérifier, interroger, "laver",
comme on dit là bas. Or, la femme navait pu supporter le
déroulement du rituel qui devait durer tout un mois et avait pris
la fuite au bout de seulement deux jours. Aujourdhui, six ans plus
tard, elle voyait réapparaître son mari décédé,
dans la consultation, précisément au moment où il
sagissait dévoquer les problèmes de couple de
sa fille. Une telle situation permet de comprendre, je crois, ce que jentends
par un "être". Le mari mort est un "être"
et en tant que tel, il est "vivant", cest-à-dire :
actif, doué dintention. Cependant, nul ne connaît encore
les modalités dexpression de cet être au fond "trop
jeune" dont nul na encore entrepris de déchiffrer
les modalités dexpression. Lhypothèse que je
propose de manière dramatique durant la consultation pourrait permettre,
si elle savérait vraie, dexplorer les intentions de
cet être. Qui est-il réellement il est fort probable
que le mari mort ne ressemble que de très loin à ce quil
était lorsquil vivait ? Que demande-t-il ? Et dernière
question : comment investiguer la véracité dune telle
hypothèse ? En proposant dabord une interprétation
de laction souterraine de lêtre ("un mort est en
train de réclamer, ici") et des propositions concrètes
: des actions à accomplir. Si les manifestations cessent, cest
que linterprétation était correcte.
|
|
|
Le
cadavre |
|
"Nous sommes loin ici de la détresse
et de la mort de lindividu", dit François Dagognet
et je ne peux quy souscrire!
On
pourrait trouver étrange lidée idée
pourtant très répandue selon laquelle il existerait
une vie après la mort. Pourtant, à y réfléchir,
cette idée est nécessairement vraie ; elle nest
quun constat dévidence et non pas une proposition
dordre mystique. Un corps humain peut survivre deux millions dannées
puisquil nous arrive de retrouver des squelettes datant de cette
époque [4]
En fait, si lon voulait utiliser un langage banal, lon
dirait que la vie disparaît mais que la matière subsiste
et quelle peut même subsister très longtemps.
Pouvons nous dire pour autant que la vie dun être humain
peut atteindre deux millions dannées ? Ces corps dont on
a retrouvé des fragments, ont certes subi de très nombreuses
modifications, à tel point que lon est en droit de penser
quil ne sagit pas des mêmes êtres. Cependant,
des fragments de ces corps existent toujours, néanmoins !
Le point crucial est donc leur modification détat ; le
fait quils ont changé de nature. Ainsi, ces théories
qui postulaient une vie après la mort étaient au fond
matérialistes puisquelles tentaient de rendre compte de
la survivance et des transformations de ce que nous appelons la matière.
Alors que nos théories interrompant linvestigation au moment
du changement détat se font paresseuses.
|
|
|
Mais
si lon réduit la vie à une période débutant
à la naissance, ou à la rigueur à la conception,
et se terminant à la mort définie de manière biomédicale,
nous nous trouvons conduits à disqualifier lexpérientiel
au bénéfice du potentiel . Je mexplique.
Une idée, me semble-t-il fort nouvelle, sest insidieusement
infiltrée dans notre culture idée qui modifie radicalement
notre philosophie de la vie. On se comporte comme si lon pensait
que le potentiel (la force, lintelligence, le stock génétique)
était préférable, et de loin, aux acquis de lexpérience
et de lapprentissage. On peut comprendre quune telle idée
se développe dans un monde en mutation rapide. En effet, le contenu
des enseignements se modifiant de génération en génération,
et même au sein dune même génération,
il devient relativement secondaire dacquérir des connaissances
complexes qui se révèleront vite obsolètes. Seul
le potentiel constituerait une richesse véritable, puisque non
soumis aux mutations incessantes. Or, selon les biologistes, ce potentiel
serait déjà constitué dès la période
ftale. On arrive donc à lidée quun ftus
est infiniment plus riche quun enfant, lui même plus riche
quun adulte, plus riche à son tour quun vieillard.
Envisagée de ce point de vue, la vie de lêtre humain
nest que courbes descendantes et la vie une longue lutte
toujours perdue contre la mélancolie.
|
La
vie du cadavre |
|
Dans une telle discussion, la vie du mort
devient donc un enjeu crucial de la discussion elle décide
de laxe selon lequel une société organisera les priorités.
François Dagognet, à juste raison signale limportance
de celui qui sait "faire parler" le cadavre : le médecin
légiste. Il me semble tout de même que nous sommes loin de
la complexité des constructions africaines. Là, nombre de
sociétés renferment en leur sein des spécialistes
des crânes par exemple, les cultures du Sud Bénin
et du Sud Togo [5]
, ainsi que nombre de sociétés camerounaises et congolaises
pour ne citer que celles que je connais un peu. La compréhension
de lidée qui préside à ces constructions nécessite
un détour anthropologique. En général, les sociétés
qui traitent les cadavres, et plus spécialement les crânes,
sont des sociétés à initiation cest-à-dire
des sociétés dans lesquelles les passages importants sont
réglées par des rites complexes. Je prendrai ici lexemple
des sociétés du Sud Bénin au sujet desquelles jai
déjà eu loccasion de réfléchir [6].
Là, lidée qui prédomine
est celle de la multiplicité. Dans la constitution de tout être,
la multiplicité est première ; elle est une donnée
immédiate on pourrait la dire "naturelle". Cependant,
cette multiplicité est aussi désordre, complexités
impossibles à démêler, bruits par oppositions
par exemple aux chants et aux rythmes. Là, un être naissant
est une combinaison chaotique déléments multitudes.
Le danger que court cet être est de se retrouver figé
dans la multiplicité, donc de ne pouvoir progresser vers lidéal
presque impossible à atteindre, celui de lunicité
cest-à-dire de la transparence et de la
densité . Pour lempêcher de se figer , lon
procède à intervalles réguliers à des actions
de fracture et de fixation . |
 |
|
Lidée
est donc toujours dempêcher lagglomérat insignifiant
déléments hétéroclites. La multiplicité
est toujours bonne, toujours prometteuse, toujours grosse dun avenir
créatif à condition quelle soit en perpétuel
mouvement ; quil reste toujours une possibilité de la démêler.
Lexemple le plus parlant à cet effet est le traitement du
crâne. Le crâne dun nouveau né est composé
dune vingtaine dos non encore totalement soudés, et
comporte à son sommet une ouverture : la fontanelle. On le considère
donc comme "ouvert" ; cest-à-dire, si lon
a suivi mes développements précédents, susceptible
dévolution favorable. À sa naissance, le bébé
sera rasé ; puis lon scarifiera le sommet du crâne
au niveau de la fontanelle pour y introduire des substances. Plus tard,
au moment de la première initiation qui survient en général
à ladolescence, lon dira que lon "casse
la tête" du jeune homme. En vérité, on ne lui
fracture pas le crâne non ! on se contente de le scarifier
à nouveau pour y introduire encore des substances. Mais on le soumet
néanmoins à toutes sortes dépreuves, souvent
paradoxales cest sans doute lentreprise dans son ensemble
qui mérite la désignation "casser la tête".
Casser la tête de limpétrant signifie en vérité
que lon se livre à une désarticulation du conglomérat
auquel lexistence la nécessairement conduit. Linitiation
est donc lacte "culturel" par excellence, celui par
lequel on résiste à la "nature" qui amène
tout être, nécessairement constitué de multitudes,
à se figer en conglomérats. Cependant, afin que lêtre
en initiation, cest-à-dire momentanément désarticulé,
ne séparpille, perdant ainsi tout espoir dun jour trouver
la densité (on dit là bas : "être lourd"),
on le fixe , durant son initiation. On le fixe à des êtres
dont la densité et lunicité sont déjà
connues et avérées : les divinités. Lon ne
peut donc initier que là où la divinité est installée
: dans le temple.
Que cette entreprise est une position philosophique,
une véritable construction conceptuelle, jen veux pour preuve
que lon soumet tout être naissant à ce même type
de procédure et non pas seulement les jeunes gens. Ainsi
en est-il du mort récemment décédé
par opposition aux morts anciens qui accèdent, les années
passant, et au fur et à mesure des rituels auxquels on les soumet,
au statut dancêtres. Lorsque lon a enterré le
mort, on sait quil ne faut pas lapprocher puisque, comme tout
être accédant à lexistence, il grouille de multiplicité.
On dit alors quil faut le laisser "pourrir". Cest
de lui et non pas dune norme que proviendra le signe
indiquant quil est temps de procéder à ce que lon
désigne généralement comme les "secondes funérailles"
ou plus souvent comme les "grandes funérailles" [7]
. Des désordres parmi les survivants, diverses sortes de
négativités échecs, maladies, malchances
peuvent être lus comme un "appel" du mort ; une exigence
quil pose dêtre initié à son nouveau statut.
Là, on commence par récupérer le crâne. Dailleurs,
on peut savoir si lon ne sest pas trompé en interprétant
les négativités de lexistence comme un appel du mort
en constatant que le crâne se détache facilement du reste
du corps. Il faut en effet pouvoir lextraire sans effort. Cest
alors que des spécialistes vont "lire" les soudures des
os du crâne. Puis, on lui "cassera la tête" pour
la première fois dans son existence de mort. Jignore si autrefois
on fracturait réellement les crânes. Il existe quelques probabilités
pour que les choses se soient passées ainsi autrefois puisque certaines
amulettes camerounaises, réputées très efficaces,
étaient constituées pour partie de fragments de crânes
dancêtres. Toujours est-il quaujourdhui, lon
fracasse des poteries préalablement identifiées au mort.
À force de fragmentation de conglomérats et de fixations,
le mort parviendra petit à petit à toujours plus de densité.
Cependant, tous les morts ne sont pas équivalents. Certains, sans
doute ceux dont la famille sest éteinte, a émigré
ou sest convertie à dautres rites, interrompront à
lun ou lautre niveau leur lente maturation. Jimagine
que ceux là se rigidifieront dans un premier temps pour finir par
exploser en myriades retrouvant la multiplicité originelle du rien
ceux là redeviendront sable poussière. Dautres,
plus chanceux sans doute aussi parce quils savent mieux préserver
leur descendance accèderont à des statuts dancêtres
respectés ou même vénérés. Une minorité
pourra devenir divinité. Cest pour cette raison que lon
dit dans ces sociétés que toute divinité a dabord
été un jour humaine [8]
.
Nous voyons donc que le cadavre, avec toutes ses
métamorphoses [9]
, est ici le noyau dune construction conceptuelle particulièrement
complexe qui diffuse sa logique dans tous les secteurs de la vie sociale.
Un modèle de réflexion simpose aux vivants, sourd
de manière permanente des pratiques rituelles et simpose
comme une logique de lunivers. Selon ce modèle, ne pas initier
les êtres, cest nécessairement assister à terme
à leur paralysie. Ne pas les initier, cest les figer dans
leurs tentatives toujours infructueuses de contenir la multiplicité
; les voir se rigidifier dans linutile effort dempêcher
limplosion qui finira nécessairement par les transformer
en grains de sable. Dans un tel contexte, peut-être est ce seulement
aux êtres non-initiés quil conviendrait de réserver
le mot "morts", tout du moins dans notre acception du terme.
Alors, de ce point de vue, certains vivants sont "morts" alors
que la plupart des morts, correctement traités par leur famille,
sont des êtres bien vivants. Cette conception est naturellement
aussi celle qui guide les thérapeutes dans lappréciation
dune situation. Un thérapeute béninois, un babalawo
, un bokono [10]
, considérera toujours le désordre qui lui est présenté
comme une tentative désespéré de lêtre
de résister à la décomposition, premier temps nécessaire
de linitiation.
|
Mort
ou tué ? |
|
Les descriptions des premiers ethnologues
sans doute nombre de descriptions dethnologues modernes sappuient
sur lidée dune dualité de la pensée humaine
: sauvage versus civilisée chez Frazer, Spencer, Tylor ; primitive
versus rationnelle chez Levy-Bruhl. Cette hypothèse, que je dirais
psychologique, se pense évidemment généreuse accordant
aux autres les Fidjiens, les Malais, les habitants de Nicobar,
les Aruntas une même nature, un même type "dâme".
Cette générosité se révèlera bientôt
expansive lorsque, sans doute initiée par Levy-Bruhl, mais surtout
très largement développée par Freud, elle partira
à la recherche de la sauvagerie et de lirrationalité
dans les tréfonds des modernes. Freud était un lecteur assidu
de Frazer et il simaginera reconnaître chez les Aborigènes
australiens les mêmes fantasmes dipiens quil avait construits
à lécoute de ses névrosés. Cependant,
même sil fallait retenir les similitudes, les Aborigènes
structurent la vie sociale, fabriquent des êtres, diffusent des
logiques complexes à partir de ce type de pensées alors
que les névrosés décrits par Freud senlisent
dans des comportements infantiles la différence est dimportance !
Cette seule remarque suffirait, à mon sens, à disqualifier
toute tentative de comparaison à partir de telles prémisses,
psychologiques. La démarche de Frazer, tout comme celle de Freud,
souffre de leur amateurisme. Ils ne savent pas nous dire ce que ces rituels
créent ; ils ne savent nous décrire que ce quils empêchent.
Et quempêchent-ils tout au moins daprès
eux ? La perception rationnelle, lacceptation triste de la fatalité
de la mort. La belle affaire ! Ces pensées complexes, tout comme
celles qui président au traitement des cadavres au Bénin
et au Togo, tout comme les nôtres, sont destinées à
produire des êtres nouveaux ; pas à constater des banalités.
Je ne sais pas parler des Aruntas que je ne connais que dans les livres,
mais jai quelques idées sur linterrogation du mort
en milieu bakongo jusquà lui faire avouer son meurtrier.
|
Une histoire banale |
|
Eugène vient de mourir. Il nétait
pas très âgé pas plus de soixante ans. Eugène
jouissait tout de même dun certain prestige dans cette petite
ville du Congo Brazzaville où il exerçait la profession
de médecin. Il avait fait ses études en France et puis,
il était rentré au pays où il avait pris épouse,
une femme originaire du même village que lui, parlant exactement
la même langue. Quoique lettré et plutôt enclin à
un athéisme modéré, Eugène avait tout de même
"fait les choses", comme on dit là bas. Il avait envoyé
son oncle maternel demander la main de sa fiancée à sa famille
maternelle et les oncles et les tantes de la jeune fille avaient dressé
la liste de toutes les richesses quils demandaient comme dot. Cela
lui avait paru bien cher à lépoque, dautant
quil venait de rentrer au pays et navait pas encore de revenus
très élevés. Alors, il a donné progressivement.
La famille maternelle de son épouse a dû attendre près
de six ans avant dobtenir le paiement intégral de la dot.
Eugène sétait aussi marié à léglise
et à la mairie. Il sétait donc marié trois
fois, indiquant par là quil respectait les forces qui sexprimaient
dans ces trois lieux : le village, léglise et létat.
Et puis, il avait mené sa vie. Sa femme lui avait donné
cinq enfants quil aimait et dont il soccupait avec tendresse.
Comme beaucoup dautres, il avait également eu des maîtresses,
des "deuxième bureau", comme on dit. De ces maîtresses,
qui ont été passablement nombreuses, deux autres enfants
lui étaient nés. Au fil du temps, il réussit à
faire accepter à sa femme la visite régulière de
ces enfants dans la jolie villa quil avait racheté à
un coopérant français.
Eugène occupait un poste important à lhôpital
: il était chef du service de gastro-entérologue. Nombre
de personnes des alentours lui devaient lamélioration de
leur état, certains même la vie. Et puis, il est mort soudain,
dans son lit, sans crier gare, dun arrêt cardiaque. Son oncle
qui était encore vivant a trouvé cette mort suspecte. Il
a demandé une autopsie. Et cest à ce moment quil
lui a été répondu que son neveu était mort
dun arrêt cardiaque. Mais quest ce que cela peut bien
vouloir dire ? Ne meurt-on pas toujours dun arrêt cardiaque
?
Au cimetière, ils sont plusieurs centaines : la famille, les proches,
les amis, les curieux. Le cercueil approche. La foule se sépare
en deux groupes, dun côté la famille paternelle dEugène,
de lautre sa famille maternelle. Ils se disposent de part et dautre
du trou dans lequel il devra être enterré. Ils ont planté
des bâtons dans le sol. Lorsque le cercueil arrive, la sur
aînée dEugène se met à invectiver le
mort. " Dis nous, Eugène ; dis le nous. Qui ta
tué ? Qui ta mangé ? " Le cercueil arrive,
porté par une demi douzaine de solides gaillards. Arrivés
près de la famille, les porteurs commencent à vaciller sous
le poids. Il fait très chaud ; ils transpirent à grosses
gouttes. " Qui ta mangé ? Qui ta mangé ? "
répète la sur. Et puis, comme emportés par
un invisible élan, les porteurs se mettent à courir, le
cercueil brinquebalant sur leurs épaules. La foule les suit en
criant. Ils arrivent dabord à lhôpital, entrent
par la grande porte et sengagent dans les longs couloirs de ladministration.
Ils sarrêtent devant le bureau du directeur. La foule gronde
sa colère. Mais très vite, ils reprennent leur course. Ils
ressortent, traversent la rue. Les autos freinent brusquement pour laisser
passer la longue procession. Ils arrivent devant la maison de lune
des maîtresses dEugène. À nouveau, la foule
se met à gronder. Ils sen vont, repartent vers la maison
de loncle maternel dEugène, etc
Que se passe-t-il donc durant cet enterrement qui se déroule de
nos jours dans une ville moyenne du Congo Brazzaville ? Dabord,
il ne se passe rien que de très commun. Les méthodes ne
sont pas toujours identiques, les intentions non plus ; mais il est rare
que lon ne trouve pas le moyen, au Congo, dinterroger le mort
afin dobtenir des informations sur son meurtrier. Quelquefois, cest
une jeune fille qui entre en transe et prend la voix du mort que les aînés
de la famille soumettent aux questions ; quelque fois, toute la famille
se rend chez un devin pour quil regarde leau dans une calebasse
et désigne le responsable il faut en tous cas poser la question
du meurtre. Est-ce à dire que la famille dEugène pense
que les circonstances de cette mort sont suspectes ? Oui et non ! Sans
doute si on les interrogeait, ils répondraient que oui, mais admettraient
aussitôt que lon procède ainsi à chaque mort.
Suspectes, sans doute, mais pas inhabituelles, pourtant ! Une question
simpose alors : quel est donc le statut de cette vérité
recherchée par de tels moyens ? Lorsquon décrit une
telle procédure à des Congolais, lorsquon leur relate
un tel récit, ils sourient et répondent souvent : " oui,
cest ainsi ; ce sont nos coutumes ". Ils laissent entendre
par là que nous ne sommes pas capables den pénétrer
le sens et quà tout prendre, il vaut encore mieux quon
sen tienne à un relativisme de bon aloi. Que derrière
cette procédure de questionnement du mort, règne une théorie
de lagression cachée et généralisée
théorie que les Congolais désignent par le terme
ndoki , "sorcellerie" [11]
ne change rien au fait que la mort dun proche 1)
produit du drame, 2) des actes, 3) du lien social. Là encore, nous
sommes bien obligés de convenir que cest bien le mort
et non les survivants qui agissent. Cest du fait de
leur changement de monde quils contraignent les survivants à
adopter des attitudes, des comportements, à obéir à
des règles qui nappartiennent pas au monde ordinaire, comme
sils signifiaient quils sadresseraient désormais
aux humains à partir dun autre lieu.
Devons nous pour autant admettre que les Congolais sont plus naïfs,
plus crédules, plus infantiles ou plus englués dans des
pensées irrationnelles que nous ? Avant den arriver à
de tels énoncés paresseux qui clôturent les questions
en croyant poser le problème, essayons plutôt de saisir la
rationalité intrinsèque de cette série dactions.
Dabord en nous demandant quelles pourraient être les autres
solutions que les Congolais refusent en choisissant de respecter leur
coutume. Ils pourraient, bien sûr, "se résigner"
; accepter de se soumettre à la loi de la nature qui veut que les
humains finissent par mourir et quil faut bien "mourir de quelque
chose". Mais sils acceptaient une telle philosophie, ils seraient
amenés à devoir se passer de lêtre naissant
que vient de devenir le mort. Or, il leur faudra vivre avec cet être
! La mise en scène que je viens de décrire est en vérité
lacte de naissance du mort la cérémonie à
travers laquelle on le promeut actif dans un autre monde ; à travers
laquelle on définit les modes spécifiques de relation que
lon devra désormais adopter à chaque fois que lon
voudra à nouveau entrer en relation avec lui. Mais il reste une
énigme : pourquoi le postulat du meurtre est-il indispensable à
la construction de ce nouveau mode relationnel ? La réponse est
facile : car toute autre procédure ne contraindra pas suffisamment
les survivants à accepter la vitalité du mort. En effet,
le meurtre implique un coupable et le suspect est sommé à
comparaître, contraint de se justifier, de produire du récit.
Les Congolais ont donc trouvé une solution pour obliger les survivants
à faire de la mort loccasion de produire du drame. Mais de
qui parlons nous lorsque nous disons Les Congolais ? Dun groupe
! Un Congolais pourra avoir toutes sortes dopinions concernant le
destin du mort y compris des opinions "modernes" ; il
pourra justifier personnellement lidéologie de son groupe,
surenchérir, évoquer des histoires mystérieuses et
parfois rocambolesques où des morts se sont mis à invectiver
leur assassin ; mais il pourra tout autant adopter un scepticisme critique
à légard de croyances "archaïques".
Sans doute devons nous tenir compte, pour comprendre ce type de procédures,
des habitudes dune société où thérapeutique
et juridique sont si étroitement imbriqués [12]
.
Alors que viendraient faire des explications du type "les Congolais
nacceptent pas la mort", auxquelles Freud pourrait ajouter
: "en cela, ils ressemblent bien aux enfants et aux névrosés"
? De telles explications ne peuvent quempêcher la compréhension
de la productivité intrinsèque du rite ; de sa capacité
à construire des entités ou plutôt de contraindre
à les construire.
|
Freud,
la mort, le deuil
|
|
|
Et puis, il existe une étrange prémisse
des théories psychologiques et psychanalytiques qui ma
toujours parue fallacieuse : pourquoi pense-t-on toujours que ce
sont les rites qui se sont adaptés à la psychologie des
humains ? Pourquoi ne peut-on imaginer que cest au contraire le
fonctionnement psychique des humains qui est venu copier le rite, se
bâtir à son image ? Cette dernière proposition me
semble plus raisonnable, plus spontanément acceptable. En réfléchissant
de cette manière, lon comprendrait facilement que certains
symptômes obsessionnels empruntent leur forme aux rites, que la
plupart des délires trouvent leurs images, leurs récits
dans les mythes. Si cette position paraît raisonnable au premier
abord, elle na pourtant pas été acceptée,
pas été exploitée par la profession des "psy".
La raison est facile à deviner : à penser de cette manière,
on serait naturellement conduit à lidée dun
psychisme "construit" et non pas donné ; un psychisme
fort éloigné alors de cette nature quasiment biologique
que voulait Freud une nature sur laquelle pourrait sexercer
ce que lon imagine devoir être une activité scientifique
de type médical. Si le psychisme est construit, sil lest
au travers des rites et des mythes, sur quoi donc travaillerait le savant
? Pire même, le savant produisant à son tour rites et mythes,
se trouverait en position de démiurge, de Frankenstein, créant
à son tour les fonctionnements psychiques quil prétend
investiguer. Après cent ans de psychanalyse ; après cinquante
ans de diffusion intensive des énoncés psychanalytiques
dans la culture occidentale, na-t-on pas fait apparaître
une espèce nouvelle de deuilleurs en état de perte dobjet
libidinal ? Car, à examiner les réactions dun humain
à la disparition dun proche, est-on en droit daller
bien au delà du constat quil lui arrive quelquefois déprouver
de la tristesse ? Je dis bien "quelquefois" car même
la tristesse nest pas un sentiment obligatoire à la perte
dun être aimé. Je me souviens dun soir, à
Cotonou, au Bénin, alors que je sortais vers minuit dun
dîner chez des amis ; je me souviens mêtre trouvé
en pleine rue au cur dune véritable fête. Tout
le quartier était réuni, on avait sorti les tam-tams par
dizaines et les jeunes gens se livraient à de véritables
concours de danse. Nous nous sommes attardés à contempler
le spectacle, ravis de ladresse acrobatique des danseurs, de la
joie qui sétait emparée de la rue. Au bout dun
certain temps, je demandai à lami qui maccompagnait
quelle était le motif de ces réjouissances et il me répondit
: " on fête comme il se doit la mort dun personnage
important
" Certes, cela ne prouve pas grand chose,
sinon que lattitude compassée, la certitude de lépreuve,
lidentification de la mort du disparu avec la mélancolie
des survivants ne sont au fond que des généralisations
hâtives.
Arrêtons nous un instant et reprenons sérieusement les
propositions de Freud. La prémisse qui semble toute naturelle
est en vérité extraordinaire ; si elle était vraie,
elle constituerait à elle seule la plus grande découverte
de la psychologie. Plus même, elle constituerait la première
pierre de lédification de la discipline. Malheureusement,
elle est restée ce quelle était à lorigine
: un postulat heuristique. Freud prétend que la tristesse éprouvée
par le survivant après le décès dun proche
nest pas un sentiment contingent ; il prétend quil
sagit là du signe de lexistence souterraine dun
processus intérieur et nécessaire : le travail du deuil
. Ainsi, la réaction à la perte dun proche ne
doit-elle pas être considérée comme le résultat
des sentiments quéprouvait le survivant à légard
du disparu, nest pas dépendante des rites de deuil que
lon pratique dans son univers, pas plus de sa langue ou des théories
de son peuple sur le devenir des morts. Partout et de tous temps le
processus serait le même [13]
et Freud nous en expose léconomie. Des investissements
libidinaux ayant été placés sur les représentations
de la personne de son vivant vont se retrouver flottants, libres. Et
que peut faire le Moi dune telle énergie non canalisée
sinon se la réapproprier dans un premier temps, puis la réinvestir
sur dautres représentations. Freud nous donne même
une extraordinaire description du travail du Moi contraint à
retirer cette part dénergie de chaque représentation
ayant conservé la trace du disparu. Cette théorie, il
faut ladmettre, rend assez bien compte de la douleur quéprouvent
les endeuillés en repensant à certains événements
de leur vie auxquels était mêlé le disparu ; un
peu comme sils repassaient en revue les occasions de se souvenir
et déprouver de la douleur. Mais une phénoménologie
ne suffit pas à démontrer une théorie se situant
à un tel niveau dabstraction. Dautant que cette théorie
se retrouve en contradiction avec un certain nombre de faits.
1) À la suite de la disparition dun proche, on ne loublie
pas, on sen souvient, bien au contraire et lon doit, surtout,
construire de nouveaux modes de relation avec lui. Si travail il y
a, il ressemble bien plus à celui auquel on se livre lors de
la naissance dun enfant : un travail de définition de
lautre et dauto définition.
2) Dautre part, comment inférer de tels processus lorsque
lorganisation sociale du deuil institue par exemple un concours
de danse, comme dans lévénement que jévoquais
plus haut ou lorsque la famille, après avoir cuit le corps
du disparu, pile ses os et les mélange à de la bouillie
de banane avant de les faire ingérer aux participants [14]
. Il faudrait postuler le caractère secondaire des
activités rituelles et la priorité de la fonction psychique
alors que ce quil est donné dobserver, partout,
ce ne sont toujours que des activités rituelles.
3) Les rituels de deuil sont éminemment des activités
sociales. Il semble bien que le groupe se comporte comme sil
récupérait à sa manière une substance
quil avait seulement prêté aux humains vivants.
On se rend bien compte quil sagit de récupération
de substance au fait quun rituel de deuil est en général
impossible à accomplir par une personne seule. Les Juifs ne
peuvent par exemple dire le kaddish , la prière des
morts, quà condition quil y ait le quorum (minyan
) composé de dix adultes de sexe masculin comme si le
rite devait venir interdire une ré appropriation individuelle
ou familiale du mort.
4) En vérité, dans sa description du travail du deuil,
Freud na fait que laïciser des procédures rituelles
et les fourrer telles quelles à lintérieur du
sujet. Car la description par Freud [15]
des mécanismes psychiques est curieusement superposable
quoique inversée, et cette différence est la marque
de fabrique de la psychanalyse à ce que lon sait
par ailleurs des activités explicites lors des rituels. Ainsi,
l'affirmation de Freud selon laquelle les auto-reproches du mélancolique
s'adressent en vérité non pas à lui-même
mais à une personne aimée et disparue [16]
et bien plus facile à interpréter selon les lignes de
force que proposent les organisations rituelles du deuil. Il serait
bien plus naturel de penser que "le mort exige", que "le
mort accuse", que "le mort souhaite emmener le survivant"
plutôt que de se livrer à dinfinies contorsions
du type : ce nest pas le mort qui accuse, cest le sujet
; ce nest pas lui même quil accuse, cest le
mort, ou plutôt sa représentation incorporée.
Outre que ce type dénoncé est à proprement
parler indémontrable, il a des conséquences pratiques
considérables. Là où les humains pensent que
le mort intervient, exige, accuse, attaque, mais peut aussi protéger,
les voila démunis, perplexes devant la seule question possible
: comment faire ? Comment répondre ? En vérité,
les voila contraints à se référer au groupe qui,
seul possède les réponses et ces réponses
sont toujours dordre technique. "Il a été
mal enterré", "il faut faire dire une messe",
"il faut faire une offrande de nourriture à la mosquée",
"il est temps dorganiser les secondes funérailles"
[17], etc. Un individu seul peut
parvenir à connaître les questions, il ne trouvera jamais
les réponses, dautant quelles sont spécifiques
au groupe. Seul le spécialiste jola [18]
sait comment traiter un mort jola ; un endeuillé bassa
ne sait en général pas comment traiter un mort
bassa , cest-à-dire : à la bassa [19].
Affirmer que cest le mort qui intervient, cest rendre
obligatoire le recours au spécialiste des morts du groupe ethnique.
Mais affirmer, comme le fait Freud, quil sagit dun
rééquilibrage de lénergie libidinale construit
le problème du deuil semblable à celui de la dépression
ou de lhystérie ou de nimporte quel autre problème
"psychique". Dans tous les cas, cette proposition renvoie
au même spécialiste qui se veut en fait labsolu
généraliste de lâme au psychanalyste.
Jai assisté un jour au travail thérapeutique dune
guérisseuse réunionnaise. Lhomme présentait
des symptômes de type mélancolique depuis le suicide de
sa fille, qui sétait jetée, deux ans plus tôt,
du haut dune falaise [20]. Eh
bien, la guérisseuse na jamais parlé de la tristesse
du malade du fait de la disparition de sa fille. À aucun moment
elle na laissé supposer que ce type de sentiment
pouvait provoquer lanorexie et le mutisme dans lequel sétait
enfermé le vieil homme. Elle a proposé lexplication
suivante qui englobait habilement la maladie de la fille et celle du
père : la fille avait été investie par une sorte
desprit cannibale (une bébête , en créole
réunionnais). Lorsque lesprit avait fini de dévorer
la fille, raison pour laquelle elle sétait donné
la mort, il sétait jeté, affamé, sur le père
affligé. Le traitement a d'ailleurs apparemment consisté
à appâter lesprit par le sang du poulet de sacrifice,
à le mettre en appétit par le ragoût (le carry,
en créole de la Réunion) avant de le conduire,
à la suite des restes du plat, emporté dans le coffre
d'une voiture, jusqu'au pied de la falaise où il sen est
allé rejoindre l'âme de la suicidée, en mer
Admettons que cette construction nest ni plus ni moins fantastique
que lhypothèse freudienne de multiples instances du moi
(surmoi, moi idéal, idéal du moi)
Ce nest
pas dans la construction des hypothèses que ces thérapeutes
différent, mais dans les conséquences de leur application
: dans le cas de la guérisseuse, son intervention présuppose,
mais aussi génère, produit le groupe, dans le cas de Freud,
elle installe lendeuillé seul face au désastre de
la mort.
Nous pouvons nous poser le même problème dune façon
différente : quel intérêt Freud a-t-il de séparer
par son intervention lendeuillé de son groupe ? Quel intérêt
a la guérisseuse réunionnaise de contraindre le patient
à sadresser aux techniciens de son groupe ? Pour la guérisseuse,
la réponse est évidente : elle nest pas au service
du patient, mais des invisibles quelle honore par le travail quelle
accomplit. Elle se décrit elle-même comme ayant reçu
un don la contraignant à soigner. Travaillant pour les
invisibles du groupe, elle ne peut que contribuer à rassembler
les membres pour quils soient plus nombreux à servir leurs
divinités. Pour Freud, la réponse est moins immédiate
en tous cas sa position rappelle étrangement celle de
lÉglise qui proclame "laissez les morts enterrer les
morts". De ce point de vue, en tous cas, les intérêts
de lÉglise sont connus : délier les personnes de
leurs attaches païennes, les convaincre de venir sagglomérer
au grand tout (étymologie du mot catholique
"hors
de lÉglise, point de salut"), les convaincre aussi
que les différences dorigine, de langue, de coutumes ne
valent rien en comparaison de lunion, de la communion dans le
même corps [21]. Car traiter
le mort implique toujours le recours aux techniciens locaux,
alors que traiter lendeuillé, en le détachant de
ses liens les plus profonds, permet les captures dâmes nécessaires
à la construction des plus grands empires.
|
|
|
La
mort moderne |
|
Mais ce nest quen théorie
que les différences sont aussi tranchées entre
ceux dailleurs et ceux dici, entre ceux qui traitent
le mort et ceux qui soignent lendeuillé. En vérité,
en Occident, le mort parle tout autant, mais pas dans les mêmes
endroits pas dans les endroits attendus. Il ne sexprime
plus au cimetière, comme au Congo, pas dans la concession du
babalawo , comme au Sud Bénin, ni à lÉglise,
comme autrefois, car aucun représentant de ces institutions ne
sait interpréter ici les expressions de lêtre passé
dans lautre monde. Il sexprime peut-être toujours
autant chez les thérapeutes, mais sa voix se perd en échos
"symboliques" dans les interminables labyrinthes kaléidoscopiques
des mondes Psy.
Aujourdhui, en France, les morts sexpriment tout autant
; et ils sexpriment du fond de leur statut de mort. Lexemple
que prend François Dagognet de lexhumation dYves
Montand est particulièrement parlant. Le juge ordonne lexamen
génétique, Aurore Drossart veut obtenir une certitude
sur lidentité de son père. Lun comme lautre
veulent "faire parler le mort". La presse sinsurge :
"Yves Montand ne le souhaitait pas de son vivant". Certes !
Mais qui sait ce que souhaite le mort ? Qui peut se prétendre
son porte-parole ? Ayant changé de monde, de nature aussi, sans
doute, il lui faut des représentants spécifiques. Le juge
savance alors et parle. Il parle au nom du peuple français,
au nom de lÉtat : lui seul semble être le représentant
autorisé du mort. Et sa décision équivaut interprétation
du véritable souhait du mort. Si le juge décide dexhumer
le corps et de le livrer à lexamen génétique,
cest que le mort Yves Montand le souhaite
Non pas Yves Montand
vivant, mais le mort Yves Montand ! Rien détonnant ni de
scandaleux ; nous avons bien dautres occasions de constater quen
France, de nos jours, lÉtat est le véritable propriétaire
des humains. Lorsquune veuve demande à être inséminée
par le sperme de son époux décédé, cest
à nouveau lÉtat qui décidera du caractère
fondé de sa demande ; comme si lhumain avait été
prêté de son vivant aux siens et que son état de
mort nécessitait une nouvelle négociation du contrat avec
son véritable propriétaire : l'état.
La Bible raconte un cas comparable et montre comment les Hébreux
de lantiquité ne différaient pas véritablement,
quant à leur logique, de nos propres modes de fonctionnement.
On se souvient que Tamar, la bru de Juda, après la mort prématurée
de son premier mari, Er, réclama son dû : un enfant
autrement dit, du sperme de la lignée de son mari. Juda appliqua
la règle du lévirat et lui donna pour second époux
son second fils, Onan. Et si Onan " se soulageait par terre ",
cest parce quil ne voulait pas faire un enfant qui ne lui
appartiendrait pas, qui porterait le nom de son frère disparu
[22]. Et Dieu le tua, non parce quil
se masturbait, non parce quil refusait de mener à son terme
la relation sexuelle, mais parce quil se croyait seul propriétaire
de son enfant. Après le décès dOnan, Tamar
ne désarmait pas. Elle revint à la charge, réclamant
toujours son dû, le troisième fils de Juda, Chêla.
Mais le père refusa. Alors, Tamar, sa bru, " quitta ses
vêtements de veuve, elle prit un voile et s'enveloppa ; et elle
sassit à la porte des chemins
" Juda, napercevant
pas son visage, la prit pour une prostituée, s'unit à
elle, mais se rendit ensuite compte qu'il n'avait pas de quoi la payer.
Il lui promit de revenir. Elle exigea un gage de sa bonne foi : "
ton sceau, ton manteau et le bâton que tu as à la main
" c'est-à-dire ses insignes de chef de tribu. Trois
mois plus tard, l'on informa Juda : " Ta bru, Tamar s'est
prostituée et elle est même enceinte ! " Mais Tamar
envoya dire à son beau-père : " Je suis enceinte
du fait de l'homme à qui ces objets appartiennent. "
Juda comprit alors toute l'histoire et dit : " elle est dans son
droit plus que moi, cest quen effet, je ne lavais
pas donnée à Chêla, mon fils. " Ainsi,
lenfant à naître à Tamar était dès
lorigine propriété des ancêtres, représentés
par le chef de tribu, Juda. Les trois frères, Er, Onan et Chêla
ne sont que vecteurs ils sont dailleurs substituables lun
à lautre là réside la signification
de la règle du lévirat. Ainsi donc, pour les Hébreux
de lantiquité, lenfant nappartenait pas à
son père, pas à ses parents, mais à lancêtre
de la tribu. De même le sperme nétait pas propriété
de lhomme (Onan est mis à mort par Dieu pour avoir manifesté
le désir de disposer de son propre sperme), pas plus propriété
de la femme, qui doit sadresser, lorsquil y a litige, au
représentant des ancêtres : le chef de tribu, pour lobtenir.
Étrange coïncidence de cette femme moderne qui sest
adressée à létat pour obtenir le sperme de
son mari décédé et de Tamar sadressant aux
ancêtres par lentremise du chef de tribu pour obtenir un
dû de même nature.
Dans notre monde également, lorsque le mort doit sexprimer
depuis son état de mort, les vivants restent perplexes et font
appel aux représentants autorisés pour connaître
les modalités concrètes de la communication. Car les vivants
ne demandent jamais des significations, toujours des solutions pragmatiques.
Peut-on procéder à linsémination ? Au
prélèvement de l'ADN ? Cest aussi lÉtat
qui fixe les modalités concrètes de linhumation,
ce qui est autorisé et ce qui est interdit les lieux,
les dispositifs, les rites. Cest lÉtat qui fixera
dans un avenir proche les nouvelles règles qui régiront
les dons dorganes, lui aussi qui autorisera ou interdira la fabrication
des clones humains qui seraient, sils parvenaient un jour
à lexistence, plus que tous autres, sa propriété
quasi exclusive. Car pour tout le reste le fait quils soient
des identiques dexistants, le fait quils naient pas
été sexuellement "fabriqués", le fait
quils aient été les bénéficiaires
(ou les victimes) dun eugénisme génétique
tout cela ne pose pas particulièrement et a priori
de problème psychologique. Mais quils soient la propriété
exclusive de létat risque en revanche de prêter à
conséquence. Restons en là, néanmoins pour ce qui
concerne la prospective et essayons de saisir un peu mieux les modalités
concrètes de communication quutilisent les morts dans le
monde moderne.
Leur représentant autorisé ; celui qui les présentifie,
les incarne, les fait parler et qui leur permet de dialoguer avec les
vivants, ce nest pas le prêtre, pas le croque-mort, pas
le psy mais le notaire ! Certes, le médecin légiste,
comme le signale à juste titre François Dagognet, peut
leur extirper quelque confidence de dernière minute. Celui là
est comme la jeune fille entrant en transe à Brazzaville devant
la tombe du défunt qui, profitant de la folie de l'adolescente,
exhale ses derniers aveux, énonce ses accusations, formule ses
premières volontés de mort. Rien à voir avec le
notaire, consacré par la puissance publique, représentant
autorisé sil en est
Plus même, une loi récente
votée en 1981, a beaucoup fait pour faire parler les morts avant
leur mort : la "donation-partage". Si le vivant peut
négocier avec avantage la distribution de son héritage
avant même sa mort, lui donnant ainsi l'impression qu'il peut
infléchir les décisions de son propriétaire, le
voici se rendant chez le notaire pour se voir mort, représenté
par lhomme de loi auprès de ses propres enfants. À
mon sens, cette loi a fait bien davantage pour la prise en charge dun
éventuel "deuil pathologique" que nimporte quelle
"découverte" psychologique. Car cette loi contraint
par avance les futurs survivants à s'accoutumer aux modalités
de communication avec leur futur mort. Combien de problèmes familiaux
insoupçonnés surgissent à l'occasion d'une telle
donation-partage ; combien de morts des générations passées
viennent rappeler à cette occasion leurs stratégies d'ancêtres,
leurs constructions testamentaires, et cela dans l'étude du notaire
!
On répète à satiété qu'en France,
on dénie l'existence de la mort
Rien n'est plus faux !
Jamais les études de notaires n'ont été plus fréquentées
; jamais les conflits testamentaires souvent pour pour quelques
milliers de francs n'ont été aussi aigus. Là,
les morts réalisent leur travail de mort ce même
travail qu'ils accomplissent ailleurs avec bien d'autres méthodes
: ils mettent le désordre dans la vie des vivants, contraignent
à laisser la place aux représentants autorisés
pour interpréter les signes provenant d'un autre monde.
Et ceux qui ne participent pas de la dramaturgie notariale les
enfants décédés avant d'avoir eu des enfants
ceux qui ne seront pas conviés ni représentés chez
le notaire ; ceux là reçoivent encore souvent en France
des traitements singuliers. On improvise souvent pour eux des sortes
d'autels domestiques, autour de photographies, de quelques objets, de
bijoux, de vêtements. Le croyant y ajoute une croix, le laïque
des fleurs, le marxiste un poème. La mère pleure immanquablement
au pied de cet autel, tous les jours, à la nuit venue ; implore
quelquefois le petit disparu, le supplie de protéger les survivants.
Elle incite les petits frères à le prier, le supplier
Il arrive même qu'on les nourrisse, leur présentant des
offrandes à la manière de sauvages imaginaires. Et lorsqu'il
arrive que l'un de ces rituels soit évoqué dans le cabinet
d'un "psy", le voilà qui affiche sa perplexité, déconseillant
la poursuite d'activités à la fois "irrationnelles" et
nuisibles au développement des enfants. C'est méconnaître
un problème fondamental : l'existence du mort présuppose
celle de son représentant. En l'absence de représentant
autorisé, les survivants improvisent des rituels fait du bric
de vagues souvenirs d'un passé révolu et du broc de pensées
psychologiques diffuses dans la vie sociale. Ces morts gelés,
ces morts exclus, viennent pourtant nous signaler, il me semble, que
tous les autres, tous les morts pour lesquels il n'a pas été
nécessaire de fabriquer des autels domestiques, ceux là
ont trouvé leurs représentants et vivent en paix
|
|
Tobie Nathan :
|
email
|
Notes |
|
[1]
Freud, S. 1920, "Au delà du principe de plaisir", in Essais
de Psychanalyse, Paris, Payot, 1981
[2]
Université de Paris 8, Centre Georges Devereux , Centre
universitaire daide psychologique aux familles migrantes. Pour
la description du dispositif spécifique dune consultation
dethnopsychiatrie, Cf T. Nathan, Fier de n'avoir ni pays ni
amis, quelle sottise c'était
Principes d'ethnopsychanalyse.
Editions de la Pensée Sauvage, Grenoble, 180 p., 1993 et
L'influence qui guérit. (Une théorie générale
de l'influence thérapeutique) Paris, Odile Jacob, 350 pages,
1994.
[3] Ajavon, J. Ayité :
"de lunivers des vivants au pays des morts" rituel
de veuvage chez les Tougbans du Togo in T. Nathan, ed. : Rituels
de deuil, travail du deuil. Grenoble, La Pensée sauvage,
1995.
[4] Voir une somme des recherches
à ce sujet : Henry de Lumley, Lhomme premier. Préhistoire,
évolution, culture. Paris, Odile Jacob, 1998.
[5]
Cf par exemple Adoukonou, B. , 1979, Pour une problématique anthropologique
et religieuse de la mort dans la pensée adja-fon, in Bamunoba,
Y. K. et Adoukonou, B., La mort dans la vie africaine, Paris, Présence
africaine et Unesco, p. 118-335 ; Iroko, Abiola, Félix, 1984,
"Le spectacle de la mort à Cotonou des origines à nos
jours : un essai de l'histoire des mentalités", in le mois en
Afrique n° 227-228 ; Smadja, M. , 1991, Les affaires du mort (Tamberma,
Nord Togo), in Le deuil et ses rites, II, p. 57-89 ; etc.
[6]
T. Nathan et L. Hounkpatin, La parole de la forêt initiale.
Paris, Odile Jacob. Repris en édition de poche sous le titre
La guérison yoruba , Odile Jacob, Opus, 1998 ; T.
Nathan, "Le défunt, lancêtre et le bébé"
in sous la direction de Ruth Scheps : La fabrication de la mort.
Paris, Synthelabo, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.
[7]
Cf par exemple Jamous, M. J. , 1994, "Fixer le nom de l'ancêtre
(Porto-Novo, Bénin)", le deuil et ses rites, III, 13, p 121-157.
[8] Lon a sans doute remarqué
la ressemblance de ce type de théories avec les théories
funéraires de lancienne Egypte.
[9]
Cf le beau livre de Louis-Vincent Thomas sur le Cadavre Paris,
Ed. complexe, 1981.
[10]
Guérisseurs traditionnels béninois. Babalawo signifie
en yoruba "maître du secret" ; alors que les étymologies
couramment proposées du mot bokonón renvoient
à la possibilité de lire les poussières des morts
cest-à-dire le sable.
[11]
Nous nous sommes très longuement expliqué sur ce type
de théorie dans un livre écrit en collaboration avec C.
Lewertowski : Soigner
le virus et le fétiche. Paris,
Odile Jacob, 1998.
[12]
Je ne peux que renvoyer ici aux études sur la sorcellerie congolaise,
notamment : Buakasa Tulu Kia Mpansu, 1973 : Limpensé du
discours. Kindoki et nkisi en pays kongo du Zaïre. Thèse,
Kinshasa ; Presses Universitaire du Zaïre UNAZA -CEDEF .
[13] Cest ainsi quil
nous donne linterprétation des visions démoniaques
dun peintre du dix septième siècle, Christophe Haitzmann
à partir de cette même théorie du deuil : le peintre
venait de perdre son père. Freud S. 1923 : "Une névrose
démoniaque au dix-septième siècle". in L'inquiétante
étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1986.
[14]
Comme chez plusieurs peuples dAmérique du Sud, les Cashinawas,
les Yanomam, les Guayakis
Cf Biocca E., Yanoama. Paris, Plon,
1968; Clastres P., Chronique des indiens Guayaki. Paris, Plon, 1972;
Lizot J., Le cercle des feux. Paris, Le Seuil, 1976, etc. Curieusement,
ces pratiques rituelles que lon rencontre chez certaines populations
dAmazonie évoquent les "pulsions cannibaliques"
que Freud attribue aux mélancoliques : "Nous avons ailleurs émis
l'idée que l'identification est le stade préliminaire
du choix d'objet et la première manière, ambivalente dans
son expression, selon laquelle le Moi élit un objet. Il voudrait
s'incorporer cet objet et cela, conformément à la phase
orale ou cannibalique du développement de la libido, par le moyen
de la dévoration. Abraham a sans doute raison de rapporter à
cette relation le refus d'alimentation qui se manifeste dans les formes
sévères de l'état mélancolique". Freud,
Freud S., 1915, "Deuil et mélancolie"; in Métapsychologie,
Paris, Gallimard, 1968, p. 159.
[15]
Freud S., 1915, "Deuil et mélancolie"; in Métapsychologie,
Paris, Gallimard, 1968.
[16]
"Si l'on écoute patiemment les multiples plaintes portées
par le mélancolique contre lui-même, on ne peut finalement
se défendre de l'impression que les plus sévères
d'entre elles s'appliquent souvent très mal à sa propre
personne, tandis qu'avec des petites modifications elles peuvent être
appliquées à une autre personne que le malade aime, a
aimée ou devait aimer. " Freud, op. ci., p156.
[17] Un cas de ce type est très
longuement rapporté dans Nathan T., Hounkpatin L., La guérison
yoruba, Paris, Odile Jacob, 1998.
[18]
Groupe ethnique du Sénégal.
[19] Groupe ethnique du Cameroun.
[20]
Jai présenté une description plus détaillée
de ce cas dans Nathan T., " Rituels de deuil, travail du deuil.
Prolégomènes à une ethnopsychanalyse du traitement
du mort et de l'endeuillé " in T. Nathan ed., Rituels
de deuil, travail du deuil. Grenoble, La Pensée sauvage,
1995 ; quant au travail de cette guérisseuse, on pourra en trouver
une description détaillée dans Andoche J., "Une désenvoûteuse
réunionnaise: Mamie Louisa." Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie,
N° 24, 1994, 19-44.
[21] Voir le travail récent
de Alain Houlou : De laugustinisme juridique à linvention
de la Psychologie. Document pour lhabilitation à diriger
des recherches, Université de Paris 8, 1998.
[22] " Onan comprit
que cette postérité ne serait pas la sienne ; et lorsquil
approchait de la femme de son frère, il détruisait à
terre afin de ne pas donner de postérité à son
frère. " Genèse, XXXVIII, 9.
|
|
|
Droits
de diffusion et de reproduction réservés © 2013, Centre
Georges Devereux |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|