compte-rendu de livre

paru en anglais dans la London revue of books

à paraître en français dans Ethnopsy/Les mondes contemporains de la guérison

 

 

 

PORTRAIT DU PSYCHANALYSTE EN CAMÉLÉON

par

Mikkel Borch-Jacobsen

 

 

compte rendu de Juliet Mitchell : Mad Men and Medusas: Reclaiming Hysteria and the Effects of Sibling Relationships on the Human Condition — Penguin, 2001, 381 pp., 9.99 livres.

 

 

 

Qu’est-ce qu’un progrès en psychanalyse? L’un des arguments le plus fréquemment avancés par les défenseurs de la psychanalyse au cours des récentes ‘Freud wars a été de reprocher à leurs adversaires de s’en tenir à une version depuis longtemps dépassée de la psychanalyse. Celle-ci, disent-ils, ne ressemble plus guère à l’image que s’en faisait son fondateur, de sorte que les critiques adressées au Freud historique n’atteignent aucunement la psychanalyse contemporaine. Qui donc, parmi les psychanalystes, croit encore à l’invraisemblable ‘envie du pénis’, au lien entre masturbation et ‘névrose actuelle’, aux grandioses spéculations énergétiques et phylogénétiques du père fondateur? Les psychanalystes sont des gens modernes et il y a belle lurette qu’ils ont relégués ces vieilleries au placard, au profit de concepts plus up to date. Les tenants de l’ ‘ego psychology’ amendent la doctrine pour la rendre compatible avec la psychologie dévelopementale, les théoriciens de la ‘relation d’objet’ rejettent le solipsisme pulsionnel de Freud au profit d’une ‘two-persons psychology, les partisans d’une réforme ‘herméneutique’ de la psychanalyse ne veulent plus entendre parler de son positivisme scientiste, les adeptes de la ‘self psychology’ de Kohut transgressent allègrement la règle de neutralité et d’abstinence analytique au profit d’une ‘compréhension empathique’ du patient, les narrativistes ne se préoccupent plus de la ‘vérité historique’ de ce qui se dit sur le divan, les lacaniens reformulent la doctrine en termes de ‘signifiant’ et de ‘Symbolique’. Ce n’est pas à ceux-là qu’on attachera le grelot freudien, car ils n’ont pas attendu les détracteurs de Freud pour réviser profondément leur théorie et leur pratique (ce sont eux, les vrais ‘révisionnistes’!). Freud est peut-être mort, comme on le claironne régulièrement dans les journaux, mais qui donc peut nier que la psychanalyse, elle, est bel et bien vivante, qu’elle change, s’adapte, s’étend, progresse?

L’argument est malin, mais il cache un sophisme. En effet, qui nous dit (sinon les psychanalystes, principaux intéressés en la matière) qu’il s’agit là de progrès, et de progrès de la psychanalyse? Après tout, que reste-t-il de celle-ci une fois qu’on a jeté aux ornières la plupart des théories de Freud? Et surtout, en quoi l’abandon des dites théories constituerait-il un progrès de la psychanalyse, plutôt qu’une critique de celle-ci? Le fait que les psychanalystes, dans leur grande majorité, n’essaient plus de persuader leurs patientes qu’elles désirent avoir un enfant pour compenser leur manque de pénis est indéniablement un progrès. Mais pourquoi serait-ce là un progrès de la théorie qu’on a tacitement enterrée pour faire droit aux protestations des féministes? Il y a quelque chose de mystérieux dans la façon dont la psychanalyse renaît perpétuellement de ses cendres, toujours plus puissante, toujours plus impériale, toujours plus… freudienne. Comment donc les psychanalystes s’y prennent-ils pour transmuter leur défaites en victoires? Comment font-ils pour changer tout en restant les mêmes? Comment ‘progressent’-ils?

Voici un nouveau livre de psychanalyse. Il est écrit par Juliet Mitchell, une grande dame du féminisme freudo-lacanien. Son premier livre, Psychoanalysis and Feminism (1974), avait beaucoup fait en son temps pour redonner une respectabilité féministe à Freud. Celui-ci traite de l’hystérie, névrose réputée essentiellement féminine et point de départ historique de Freud. Or, dès la page 6, Mitchell nous informe que Freud s’est trompé du tout au tout:

[…] mes recherches sur l’identité sexuelle (gendering) dans l’hystérie m’ont amenée à remettre partiellement en question les fondements de la théorie psychanalytique, elle-même issue d’une certaine compréhension de l’hystérie. Cette réflexion sur l’hystérie m’a amenée à relire différemment le complexe d’Oedipe et à comprendre la nécessité de faire place aux rapports affins avec les collatéraux et leurs héritiers latéraux dans notre compréhension de la construction de la vie psychique.

Allons-nous donc être conviés à une critique en règle de la psychanalyse, à un anti-Oedipe? La jaquette du livre nous détrompe rapidement: "Juliet Mitchell est psychanalyste" et son livre "développe une nouvelle et très importante théorie psychanalytique qui accorde priorité aux relations latérales plutôt qu’aux rapports avec les parents". Les clients de Mitchell peuvent être rassurés, ce qu’ils font sur le divan est toujours ‘de l’analyse’. Oui, mais que veut dire ‘psychanalyse’?

Selon la théorie proposée par Freud et Breuer dans leurs Études sur l’hystérie, les symptômes de cette étrange et multiforme névrose seraient une représentation symbolique de "réminiscences" d’ordre sexuel et refoulées parce qu’inconciliables avec le moi conscient. Dans un premier temps, Freud pensait que ces "réminiscences" qu’il extorquait à ses patients renvoyaient à des événements réels, plus précisément à des "séductions" incestueuses perpétrées par des adultes durant la petite enfance. Puis, après la débâcle de la théorie de la séduction, il décida d’y voir des fantasmes exprimant des désirs sexuels infantiles, notamment oedipiens: l’hystérique veut être séduit(e) par l’adulte. Derrière l’hystérie, toute comme derrière les autres névroses, Freud retrouve toujours l’amour pour le parent du sexe opposé que le sujet veut ‘avoir’ et l’identification ambivalente à l’égard du rival du même sexe qu’il veut ‘être’ et détrôner (à quoi s’ajoute, dans la forme dite ‘complète’ du complexe d’Oedipe, l’amour homosexuel à l’égard du parent du même sexe et l’identification hostile à l’égard du rival hétérosexuel). Tout tourne donc, dans la théorie freudienne classique, autour du triangle oedipien conçu comme ‘complexe nucléaire des névroses’. En particulier, la relation horizontale aux collatéraux est toujours pensée par Freud à partir de la relation verticale de l’Oedipe: le frère, la soeur sont des rivaux auprès du père ou (le plus souvent) de la mère, pas des objets libidinaux ‘primaires’.

Mitchell renverse ce schéma. Ce qui est primaire, nous dit-elle, ce n’est pas le rapport libidinal à tel objet parental qu’on veut avoir, c’est le rapport d’identification mimétique au collatéral qu’on veut être et tuer à la fois. Tout comme Freud, Mitchell conçoit l’apparition d’un petit frère ou d’une petite soeur comme un événement profondément traumatique pour le sujet, à ceci près — et cette différence est capitale - qu’elle y voit une catastrophe essentiellement narcissique. Jusque-là, ‘His Majesty the Baby’ était seul au monde, unique objet d’attention des parents, et voici que surgit un autre lui-même qui lui vole sa place et le réduit à néant: ‘Qui suis-je, moi qui était tout?’ Telle est, selon Mitchell, la question fondamentale de l’hystérique. Évacué de lui-même, le (non-)sujet essaye par tous les moyens de retrouver l’être qui lui fait défaut, en s’identifiant à l’autre (en se laissant posséder par lui) et en le "tuant" (en l’absorbant) du même coup: l’hystérique ne cesse d’entretenir des rapports de profonde ambivalence mimétique avec ses alter egos horizontaux — collatéraux, amis, collègues, partenaires. Ou bien encore, il régresse vers tel parent et s’identifie à son désir, afin de redevenir le centre du monde. L’amour oedipien pour la mère ou le père, que Freud plaçait au fondement de l’hystérie et des autres névroses, cache en réalité le désir d’être aimé (ce que Lacan appelait la demande d’amour). L’hystérique "veut sa mère, ou bien plein de nouveaux habits, ou bien plus qu’il ne lui en faut de nourriture. Ce désir [ou besoin: wanting] d’avoir la mère ou le père et leurs substituts domine immanquablement dans le tableau de l’hystérie; il masque le besoin (need) désespéré d’être quelqu’un" (p. 47). Or, comment être quelqu’un d’autre, sinon en l’imitant? Un peu plus haut, Mitchell nous avait prévenus que " le ‘wanting est au centre de la théorie de l’hystérie. La théorie traditionnelle selon laquelle l’hystérique mime ou imite est remplacée dans la théorie psychanalytique par une compréhension spécifique de la mimésis dans le contexte du ‘wanting: on veut ce que veut l’autre et on mime les désirs (desires) de cette personne" (p. 25).

Une telle théorie du désir mimétique n’a évidemment rien de freudien, ne serait-ce que parce qu’elle désexualise et désobjectalise complètement le ‘wanting pour en faire un désir d’être sujet (autonome, auto-suffisant, identique à soi). Elle provient en droite ligne, comme Mitchell peut difficilement l’ignorer, des travaux de René Girard et, plus lointainement, de l’interprétation proposée par Alexandre Kojève du désir de reconnaissance et de la "lutte à mort de pur prestige" des consciences dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel (le lecteur pressé peut consulter la page 13 de l’Introduction à la lecture de Hegel [1] ). Or, il se trouve que cette théorie a donné lieu à une critique tout à fait explicite de la psychanalyse: ainsi que l’ont montré René Girard et le présent reviewer [2] , le refus de considérer le caractère primairement mimétique du désir est non seulement constant chez Freud, mais il constitue l’un des présupposés les plus fondamentaux de sa théorie. "Freud", affirme à cet égard Mitchell, "pose […] que les hystériques miment le désir des autres" (p. 88). Freud, en fait, soutient exactement le contraire. Ainsi qu’il l’explique dans L’interprétation des rêves (1900) et le répète dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921), l’identification hystérique n’est pas "simple imitation": l’hystérique s’identifie à une autre personne sur la base d’un "point commun (Gemeinsames)" [3] qui reste inconscient, l’identification servant ainsi d’écran à un désir sexuel qui lui préexiste et qui n’est pas, en lui-même, mimétique.

Pourquoi, alors, Mitchell attribue-t-elle si généreusement à Freud une théorie du désir mimétique qu’elle a manifestement trouvée dans Girard (cité une seule fois en passant) et d’autres auteurs? La réponse semble assez évidente: parce que c’est la seule façon de tenir compte d’une critique venue de l’extérieur de la psychanalyse sans avoir à le reconnaître et sans avoir, du même coup, à en tirer les conséquences. Ainsi ‘progresse’ la psychanalyse: non pas en rectifiant ouvertement la doctrine, mais en récupérant silencieusement les critiques qui lui sont adressées et en faisant endosser à Freud les théories les plus diverses et les plus contradictoires, au gré des modes et des nécessités du moment. ‘Retour à Freud!’, clame le choeur des psychanalystes -- et voici que Freud, devant nos yeux étonnés, devient tour à tour phénoménologue, existentialiste, herméneuticien, psychologue expérimental, marxiste, hégélien, anti-hégélien, structuraliste, derridien, post-moderne, wittgensteinien, féministe, cognitiviste, neuroscientiste — ou girardien. À quoi bon essayer de critiquer une telle ‘théorie zéro’? Elle n’est tout que par ce qu’elle est n’importe quoi.

Mitchell ne modifie pas seulement la théorie freudienne du désir, elle bouleverse également celle du refoulement, que Freud appelait pourtant "le pilier sur lequel repose l’édifice de la psychanalyse"[4]. Comme le rappelle Mitchell, tout a commencé en psychanalyse avec l’idée que "les hystériques souffrent de réminiscences", c’est-à-dire de souvenirs traumatiques (réels ou fantasmatiques, peu importe ici) dont ils ne peuvent pas se rappeler parce qu’ils les refoulent, n’en veulent rien savoir. Or les hystériques, nous dit Mitchell, ne souffrent pas de réminiscences mais de reviviscences, pas de représentations mais de présentations. S’ils ne se souviennent pas du trauma, c’est parce que celui-ci les a, en son temps, très littéralement réduits à néant. Le trauma psychique du collatéral, tout comme le choc physique du bombardement ou de la torture, renvoie le sujet au non-être, à sa fondamentale prématuration et dépendance à l’égard d’autrui. Or, comment un tel non-sujet pourrait-il se souvenir de quelque chose qui ne ‘lui’ est jamais arrivé, qu’il ne ‘s’ ’est jamais représenté? Débordé de toutes parts par le trauma, il devient ce qui l’envahit, s’identifie à l’ ‘autre’ de façon si totale que celui-ci ne peut être ni représenté, ni remémoré comme autre (un thème, là encore, que Mitchell emprunte sans le dire au présent reviewer [5]): "Si je suis toi ou s’il est elle, alors l’ ‘autre"’— - toi, elle — ne peut pas être remémoré dans la mesure où il n’y a pas assez de distance ente les deux termes" (p. 305). Une telle identification ne peut donc pas être représentée, elle peut seulement être présentée-répétée sur le mode de la compulsion motrice, de la perception hallucinatoire ou du flash-back. La tâche d’une analyse, en ce sens, n’est pas de retrouver un souvenir refoulé, comme le voulait Freud. Elle est de répéter le non-souvenir afin de lui donner un contexte et de le transformer progressivement en souvenir, c’est-à-dire en représentation, en histoire et en récit: "Pour que la victime du traumatisme se rétablisse, […] il faut d’abord que l’absence et la présence deviennent perte et présence dans le souvenir-corps-moi, et ensuite représentation et souvenir psychique" (p. 316).

On comparera avec la façon dont Judith Herman, la théoricienne de la ‘recovered memory therapy nord-américaine, décrit son travail avec les ‘survivants’ de traumatismes physiques ou sexuels: "À partir des fragments d’imagerie et de sensation gelés, le patient et le thérapeute recomposent lentement un récit structuré, détaillé, orienté dans le temps et situé dans un contexte historique" [6]. Mitchell a beau accumuler les références au texte freudien (le ‘refoulement primaire’, la rupture du ‘pare-excitation’, le ‘bloc-notes magique’), il est clair que sa traumatologie ne vient pas de la psychanalyse, mais (si l’on excepte le thème de la mimesis) de la sinistre ‘recovered memory therapy (RMT) contemporaine et, au-delà, de la théorie de la dissociation et des ‘idées fixes’ de Pierre Janet, le vieux rival de Freud. Ce n’est pas Freud, en effet, c’est Judith Herman et Janet qui distinguent entre la "mémoire normale", qui consiste en "l’acte de raconter" et de représenter, et la "mémoire traumatique", qui rompt (dissocie) la continuité du récit subjectif et insiste sous forme d’ "idée fixe" inassimilable, amnésiaque (Janet cité par Herman) [7] .

D’où vient alors que Mitchell n’en parle pas? Au contraire, elle reproche aux théoriciens de la RMT d’ignorer cette distinction (celle, dit-elle, entre "souvenir" et "perception", ou "trace") au profit d’une notion fruste du "souvenir entendu comme reproduction d’un événement fixe, que celui-ci soit vrai ou faux" (p. 295). La même confusion est à l’oeuvre, selon elle, chez tous ceux qui, comme Frederick Crews, identifient de façon simpliste les ‘souvenirs’ d’inceste exhumés par les thérapeutes nord-américains et les ‘souvenirs’ oedipiens obtenus par les psychanalystes: "Faire cela, c’est ne rien comprendre à l’explication psychanalytique de la mémoire" (p. 296). Admirable tour de passe-passe: voici qu’une distinction venue de Janet et des spécialistes de la RMT devient subitement l’alpha et l’oméga de la théorie psychanalytique de la mémoire! L’ironie, bien sûr, est que la psychanalyste Mitchell ne parvient à se démarquer officiellement des Torquemadas de l’abus sexuel qu’en s’alignant clandestinement sur leurs thèses, justifiant du même coup les pires soupçons de Crews.

Mitchell, il est vrai, prend bien soin d’injecter de la sexualité dans sa théorie traumatico-mimétique de l’hystérie, afin que nul ne se méprenne sur son caractère authentiquement freudien et psychanalytique. On pourrait penser qu’il y a là une gageure, car après tout, qu’y a-t-il de sexuel dans le fait d’être délogé par un rival ou de subir un choc violent (c’était déjà l’objection faite par les psychiatres militaires au sujet des névroses traumatiques des soldats de la première guerre mondiale) . Mais ce serait oublier les infinies ressources métaphoriques de la psychanalyse. "Le traumatisme et la sexualité", écrit Mitchell dans un passage digne de Paracelse, "sont des expériences analogues. L’effraction de la peau protectrice, qui fait partie intégrante du traumatisme (rupture effective de la peau dans le cas du traumatisme physique, rupture d’une frontière imaginaire dans le cas du traumatisme psychique), est comparable à la pénétration de l’esprit/corps dans l’acte sexuel" (p. 137). Entraînés sur la pente savonneuse de l’analogie, nous voici préparés à admettre que toute pénétration traumatique est simultanément sexuelle, sexualisante, excitante. C’est cette excitation de l’annihilation que l’hystérique répète inlassablement, au-delà de toute satisfaction (au-delà du principe de plaisir), qu’il s’agisse du séducteur donjuanesque, du soldat violeur, de l’époux abusif, de l’amant haineux et auto-destructeur, du pervers sadique. Toutefois, derrière toutes ces formes de sexualité hystérique, on retrouve toujours la haine de l’autre anéantissant auquel le sujet s’identifie d’autant plus qu’il veut l’anéantir en retour. Avant l’amour et la sexualité, il y a la haine mimétique: "Freud prétendait que l’hystérique aime lorsqu’il hait; je dirais pour ma part qu’il sexualise lorsqu’il il hait" (p. 145).

Pourquoi, alors, Freud n’a-t-il rien vu de tout cela? C’est la question à laquelle doit répondre toute théorie révisionniste si elle veut continuer à se présenter comme psychanalytique. Comme elle ne peut pas dire tout uniment que le fondateur s’est trompé, il lui faut présenter la nouvelle théorie comme plus englobante ou plus ‘profonde’ que l’ancienne. Ainsi peut-on garder celle-ci en l’état tout en laissant entendre qu’elle n’a de validité que relative. L’Oedipe freudien, dira-t-on par exemple, doit être réinterprété comme un écho du traumatisme de la naissance, ou bien relu à partir de la relation pré-oedipienne à la mère, ou bien replacé dans le cadre plus large d’une théorie du ‘Nom-du-Père’ et de la castration symbolique. Mitchell, quant à elle, nous apprend que la théorie oedipienne est le produit du refoulement par Freud de sa propre hystérie.

Freud, en effet, avait souffert au milieu des années 1890 de symptômes somatiques divers, vraisemblablement dûs à des troubles coronariens et/ou à son usage de la cocaïne, mais qu’il attribuait pour sa part à une ‘hystérie’. C’est de cette hypothétique hystérie que Freud est censé avoir guéri, si l’on en croit l’histoire légendaire de la psychanalyse, après avoir ‘découvert’ au cours de son auto-analyse qu’il abritait dans son inconscient des désirs de type oedipiens à l’égard de son père et de sa mère. Mitchell ne remet pas en cause cette séquence légendaire, ni "l’existence et l’importance des fantasmes oedipiens et de castration" (p. 325), mais elle y voit un écran destiné à cacher les rapports de rivalité mimétique latérale qui étaient au coeur de l’hystérie de Freud, depuis son identification coupable à son frère Julius, mort à six mois, jusqu’à son amitié ambivalente avec Wilhelm Fliess: "Freud ramenait tout aux parents oedipiens ou pré-oedipiens afin d’éviter le frère mort" (p. 239). Derrière le complexe d’Oedipe, il y avait le complexe de Caïn.

Fortr bien, mais comment concilier cela avec l’idée que Freud avait guéri de son hystérie? Ne devrait-on pas plutôt conclure, en bonne logique psychanalytique, que l’Oedipe était un symptôme de l’hystérie non liquidée du fondateur? Mitchell se garde bien de tirer cette conséquence, car cela reviendrait à délégitimer la psychanalyse dans son ensemble. Au lieu de cela, elle nous invite à admettre, simultanément et contradictoirement, que Freud "résolut son hystérie masculine en devenant Oedipe dans ses désirs" et que cet "accent mis sur l’Oedipe élimina l’hystérique masculin" de la psychanalyse (p. 52). Freud, une fois guéri de sa propre hystérie, ne voulut plus rien entendre de l’hystérie masculine, de peur de réveiller ses vieux démons. L’hystérie, potentialité humaine propre aux deux sexes, devint (ou plutôt redevint) une affaire exclusivement féminine. Plus généralement, les relations d’identification latérales propres à l’hystérie tant masculine que féminine furent négligées au profit des rapports oedipiens. Bientôt, tout fut réduit en psychanalyse à la relation à la mère (théorie de la relation d’objet) ou encore à l’impact de quelque trauma non-sexuel (théorie des névroses traumatiques de guerre), au détriment de la sexualité hystérique: "L’hystérie ‘disparut’ dans (into) sa ‘guérison’ psychanalytique et refit surface sous la forme des théories du trauma (Recovered Memory syndrome et False Memory syndrome [sic]) des thérapies contemporaines" (p. 110).

Ce à quoi Mitchell fait allusion ici est le phénomène, bien connu des historiens de la psychiatrie, de la disparition de l’hystérie au vingtième siècle: on ne rencontre plus guère, de nos jours, les spectaculaires attaques, paralysies, anesthésies, états hypnoïdes, etc. dont souffraient les hystériques à l’époque de Charcot, Janet, Breuer et Freud. D’autre pathologies ont pris le relais —- ‘borderline personality’, dépression, troubles alimentaires, troubles de la personnalité multiple, syndrome de fatigue chronique. Les psychanalystes eux-mêmes affirment traiter en priorité des syndromes inédits, chaque école ayant au demeurant le sien (la personnalité schizoïde’ des théoriciens de la relation d’objet, les ‘troubles de la personnalité narcissique’ de la ‘self-psychology’). N’est-ce pas la preuve, dira-t-on, que la théorie freudienne du psychisme, en dépit de ses prétentions à l’universalité, n’est jamais qu’une théorie locale, dont le destin est lié à une ‘maladie mentale transitoire’ (Ian Hacking) correspondant à des conditions culturelles et historiques très spécifiques? C’est à cette objection contructiviste que la théorie révisionniste de Mitchell entreprend de répondre, en recentrant toute la discussion autour de l’auto-analyse de Freud: oui, l’hystérie a bien disparu du paysage psychiatrique -- mais c’est uniquement à cause de la tâche aveugle de Freud à son égard. Une fois cette cécité corrigée, on se rend compte que l’hystérie a toujours été là, attendant patiemment d’être vue par la "nouvelle théorie psychanalytique" de Mitchell.

Une fois de plus, on ne peut qu’admirer les capacités de récupération de la psychanalyse: non seulement elle intègre les faits qu’on lui objecte, mais elle va jusqu’à en faire l’effet de ratés de la théorie! Toutefois, cette explication freudocentrique de la disparition de l’hystérie ne convaincra que ceux pour qui l’histoire de la psychiatrie commence et finit avec la psychanalyse. Comme l’a montré l’historien Mark Micale [8] , le déclin de l’hystérie a été un phénomène tant européen que nord-américain et il est intervenu pour l’essentiel durant la première décennie du vingtième siècle, à un moment où la psychanalyse ne touchait encore qu’un nombre très limité de psychiatres et de patients. Celle-ci ne peut donc pas avoir joué le rôle historique que lui attribue Mitchell. Si l’hystérie a disparu, c’est pour une part en raison de l’introduction de nouvelles catégories diagnostiques et du déclin des pratiques hypnotiques, pour une autre part parce que les malades eux-mêmes ont suivi le mouvement, en calquant mimétiquement leurs symptômes sur les expectatives changeantes des médecins.

Mitchell ayant une théorie mimétique de l’hystérie, il est vrai qu’elle ne néglige aucunement ce second aspect. "La ‘disparition’ de l’hystérie", écrit-elle, "est aussi une illustration de ses capacités mimétiques" (p. 116). Non reconnue, l’hystérie masculine a ainsi quitté l’hôpital et le cabinet analytique pour resurgir dans la vie de tous les jours sous forme de donjuanisme ou de violence sexuelle. L’hystérie féminine, de même, est devenue un trait de caractère -- la ‘féminité’. Mitchell, revenant sans le dire à la vieille théorie de la suggestion, va même jusqu’à admettre que les hystériques restés sur le divan ont consciencieusement mimé les théories de Freud et de ses successeurs, en leur offrant sur un plateau toutes les confirmations qu’ils désiraient. Chez les freudiens orthodoxes, ils ont fait la grande scène de l’Oedipe: "L’hystérique qui s’identifie sur le mode oedipien ne fait qu’imiter" (p. 130). Chez les lacaniens et les narrativistes, ils ont joué le jeu du bla-bla et de la "mimésis linguistique" (p. 122). Chez les théoriciens des ‘object relations’, ils ont "mimé" celles-ci "dans la relation clinique. Il est possible de canaliser cette ‘fausse’ relation d’objet dans un transfert et de l’analyser afin de la gérer avec succès — mais elle peut tout aussi bien demeurer une parfaite imitation (mimicry) et être ratée" (p. 177).

Mitchell aurait pû en déduire, comme le font depuis longtemps les sceptiques, que c’est à ce type d’artefacts mimétiques (‘suggestifs’) qu’on a toujours affaire en analyse et en psychothérapie. Mais c’est précisément ce qu’elle ne fait pas. Si l’hystérie a disparu, ce n’est pas parce que, artefact mimétique, elle aurait été remplacée par d’autres artefacts. C’est parce qu’elle s’est "camouflée" (pp. 122, 127) sous ces artefacts, tout en restant la même derrière ces déguisements: "Tout ce qu’elle a fait est changer de couleur" (p. 122). L’hystérie elle-même n’est pas un artefact, en d’autres termes, car elle est la vérité de tous les artefacts, ce à partir de quoi on peut critiquer tous ceux qui ont pris l’artefact pour la chose même. L’hystérie "existe", Mitchelle en est convaincue. C’est une "potentialité" humaine absolument universelle et transculturelle, qui ne saurait, comme telle, disparaître. Tout au plus peut-elle être refoulée, méconnue, masquée: "L’hystérie, avec ses 4000 ans d’histoire attestée et sa présence transculturelle à travers le monde entier, est de toute évidence un bon représentant de ces deux bêtes noires de la pensée contemporaine, notamment post-moderne: l’universalisme et l’essentialisme" (p. 118).

Mais comment Mitchell le sait-elle, après tout? Où donc a-t-elle jamais rencontré l’hystérie ‘elle-même’, l’hystérie ‘essentielle’? Nulle part. L’hystérie étant d’essence mimétique, elle ne saurait être identifiée, pas plus qu’elle ne saurait être réduite à tel ou tel de ses déguisements historiques, à tel type de comportement ou à tel type de symptômes. De fait, l’hystérie dont nous parle Mitchell (le complexe de Caïn, la réaction au trauma identitaire, etc.) n’est pas quelque chose d’observable. C’est une construction théorique destinée à rendre compte d’une multitude de phénomènes dont certains sont traditionnellement (c’est-à-dire culturellement) attribués à l’hystérie et d’autres pas du tout. Plus exactement, cette ‘hystérie’ est le produit d’une interprétation psychanalytique qui infère le refoulé à partir d’indices plus ou moins concordants. Or, qu’est-ce qui nous assure que l’interprétation révisionniste de Mitchell est plus juste ou plus profonde que celles de Freud et de ses collègues psychanalystes?

Mitchell, en effet, ne se fait pas faute de corriger les récits de cas de Freud et de ses successeurs, en y exhumant l’hystérie qu’ils auraient méconnue. Dans son premier livre, Mitchell s’employait consciencieusement à retrouver la structure oedipienne cachée des cas étudiés par les anti-psychiatres Laing et Esterson dans Sanity, Madness and the Family. Mitchell répète ici la même opération, à ceci près que ce sont les récits oedipiens de Freud lui-même qui en font les frais. Deleuze et Guattari, comme on sait, reprochaient à Freud de tout réduire à papa-maman. Mitchell, quant à elle, réduit tout à frérot-soeurette: le problème de Dora, ce n’était pas son père, mais son frère Otto; celui du petit Hans, sa soeur Hanna; celui de l’Homme aux Loups, sa soeur Anna. Pour le démontrer, Mitchell mobilise des ressources herméneutiques considérables et l’on se dit à la lire que ses interprétations sont tout aussi plausibles et convaincantes que celles de Freud. Le problème, c’est qu’elles ne le sont guère plus: avec suffisamment d’informations biographiques, on pourrait tout aussi bien refaire la même opération avec les cousins, l’oncle, la bonne ou le facteur. Y aurait-on gagné quelque chose? L’histoire de la psychanalyse est celle d’un perpétuel conflit d’interprétations — libido contre protestation virile, Oedipe contre trauma de la naissance, inceste fantasmé contre abus sexuel réel, mère pré-oedipienne contre père symbolique, etc. — et il serait vain de vouloir chercher dans ces controverses un quelconque développement cumulatif. Ce qui est présenté comme ‘progrès de la psychanalyse’ n’est le plus souvent que la dernière interprétation en date ou la plus acceptable dans un contexte institutionnel, historique et culturel donné.

Mais la clinique, dira-t-on? N’apporte-t-elle pas des ‘données’, des ‘observations’ permettant de trancher entre les interprétations rivales? "Le matériel sur lequel j’appuie ces réflexions", écrit Mitchell, "vient essentiellement de ma pratique clinique analytique" (p. 135). C’est la carte maîtresse de tout psychanalyste, d’autant plus imbattable, en apparence, que le dit ‘matériel’ est protégé par le secret médical et reste donc parfaitement invérifiable. Mais en fait cette invocation de la clinique ne règle rien du tout, car en psychanalyse les observations ne sont jamais que des interprétations transformées en faits (des ‘interpréfactions’, selon un terme proposé par Sonu Shamdasani). D’une part, il est bien évident que chaque psychanalyste ne voit chez ses patients que ce qu’il veut bien y voir -- des ‘signifiants’ s’il est lacanien, des ‘self-defects’ s’il est kohutien, des traumas s’il est néo-ferenczien. Et d’autre part, les patients ne sont que trop heureux de confirmer mimétiquement les théories de leur analyste. Par quel miracle l’ ‘hystérie’ observée par Mitchell chez ses patients échapperait-elle donc à cette co-production des données psychanalytiques? Comment Mitchell peut-elle exclure qu’il s’agisse d’un artefact de ses propres théories?

Les psychanalystes adorent les anecdotes au sujet des patients professionnels qui circulent de divan à divan. Mitchell ne fait pas exception. Dans un passage particulièrement révélateur, elle raconte ainsi comment il lui était arrivée d’être consultée par un ex-patient du fameux psychanalyste kleinien Herbert Rosenfeld. Rosenfeld, dans une étude de cas qu’il avait consacrée à ce même patient, le décrivait comme un homosexuel paranoïde. Mitchell, pourtant, n’eut aucune peine à détecter une hystérie et une relation ambivalente à un frère cadet, complètement ignorées par Rosenfeld. "Il est diffile pour l’analyste", remarque-t-elle charitablement, "de percevoir la séduction du processus mimétique par lequel le traitement est imité" (p. 175). On admire la lucidité de Mitchell, mais on regrette aussi qu’elle s’exerce seulement à l’égard des chers collègues. Car comment Mitchell peut-elle être sûre que l‘hystérie’ de son patient n’est pas elle-même un produit du processus mimétique du traitement, exactement comme l’ ‘homosexualité paranoïde’ de Rosenfeld? Elle ne le peut pas, car les faits qu’elle allègue sont produits exactement de la même façon -- par interpréfaction.

Imaginons un instant que le patient fasse une troisième tranche avec un autre analyste. Celui-ci ayant une "nouvelle théorie psychanalytique" à proposer, il y a fort à parier qu’il n’aura aucune peine à repérer la séduction mimétique dont sa confrère Mitchell aura été la victime. Il écrira un nouveau livre. Celui-ci sera salué comme un grand progrès de la psychanalyse. Pendant ce temps, le patient-zéro ira chez un quatrième analyste, qui à son tour… (Faudra-t-il vraiment que j’écrive un autre compte-rendu?)

 


 

Notes :

[1]. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947.

[2].
René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, chap. 7; Mikkel Borch-Jacobsen, Le Sujet freudien, Paris, Aubier-Flammarion, 1982.

[3].
Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 137.

[4].
Sigmund Freud, "Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique", in Cinq Leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot, 1987, p. 81.

[5].
Mikkel Borch-Jacobsen, Le Lien affectif, Paris, Aubier, 1991.

[6].
Judith Lewis Herman, Trauma and Recovery, New York, Basic books, 1992, p. 177.

[7].
Pierre Janet, Les Médications psychologiques, II, Paris, Alcan, 1919, pp. 272 sq.; Judith Herman, op. cit., pp. 37, 175 et 177.

[8].
Mark S. Micale, "On the ‘Disappearance’ of Hysteria. A Study in the Clinical Deconstruction of a Diagnosis", Isis 84 (1993), pp. 496-526.

 

 


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