compte-rendu de livre
paru en anglais dans la London revue of books
à paraître en français dans Ethnopsy/Les mondes contemporains de la guérison
PORTRAIT DU PSYCHANALYSTE EN CAMÉLÉON
par
Mikkel Borch-Jacobsen
compte rendu de Juliet Mitchell : Mad Men and Medusas: Reclaiming Hysteria and the Effects of Sibling Relationships on the Human Condition Penguin, 2001, 381 pp., 9.99 livres.
Quest-ce quun progrès en psychanalyse? Lun des arguments le plus fréquemment avancés par les défenseurs de la psychanalyse au cours des récentes Freud wars a été de reprocher à leurs adversaires de sen tenir à une version depuis longtemps dépassée de la psychanalyse. Celle-ci, disent-ils, ne ressemble plus guère à limage que sen faisait son fondateur, de sorte que les critiques adressées au Freud historique natteignent aucunement la psychanalyse contemporaine. Qui donc, parmi les psychanalystes, croit encore à linvraisemblable envie du pénis, au lien entre masturbation et névrose actuelle, aux grandioses spéculations énergétiques et phylogénétiques du père fondateur? Les psychanalystes sont des gens modernes et il y a belle lurette quils ont relégués ces vieilleries au placard, au profit de concepts plus up to date. Les tenants de l ego psychology amendent la doctrine pour la rendre compatible avec la psychologie dévelopementale, les théoriciens de la relation dobjet rejettent le solipsisme pulsionnel de Freud au profit dune two-persons psychology, les partisans dune réforme herméneutique de la psychanalyse ne veulent plus entendre parler de son positivisme scientiste, les adeptes de la self psychology de Kohut transgressent allègrement la règle de neutralité et dabstinence analytique au profit dune compréhension empathique du patient, les narrativistes ne se préoccupent plus de la vérité historique de ce qui se dit sur le divan, les lacaniens reformulent la doctrine en termes de signifiant et de Symbolique. Ce nest pas à ceux-là quon attachera le grelot freudien, car ils nont pas attendu les détracteurs de Freud pour réviser profondément leur théorie et leur pratique (ce sont eux, les vrais révisionnistes!). Freud est peut-être mort, comme on le claironne régulièrement dans les journaux, mais qui donc peut nier que la psychanalyse, elle, est bel et bien vivante, quelle change, sadapte, sétend, progresse?
Largument est malin, mais il cache un sophisme. En effet, qui nous dit (sinon les psychanalystes, principaux intéressés en la matière) quil sagit là de progrès, et de progrès de la psychanalyse? Après tout, que reste-t-il de celle-ci une fois quon a jeté aux ornières la plupart des théories de Freud? Et surtout, en quoi labandon des dites théories constituerait-il un progrès de la psychanalyse, plutôt quune critique de celle-ci? Le fait que les psychanalystes, dans leur grande majorité, nessaient plus de persuader leurs patientes quelles désirent avoir un enfant pour compenser leur manque de pénis est indéniablement un progrès. Mais pourquoi serait-ce là un progrès de la théorie quon a tacitement enterrée pour faire droit aux protestations des féministes? Il y a quelque chose de mystérieux dans la façon dont la psychanalyse renaît perpétuellement de ses cendres, toujours plus puissante, toujours plus impériale, toujours plus freudienne. Comment donc les psychanalystes sy prennent-ils pour transmuter leur défaites en victoires? Comment font-ils pour changer tout en restant les mêmes? Comment progressent-ils?
Voici un nouveau livre de psychanalyse. Il est écrit par Juliet Mitchell, une grande dame du féminisme freudo-lacanien. Son premier livre, Psychoanalysis and Feminism (1974), avait beaucoup fait en son temps pour redonner une respectabilité féministe à Freud. Celui-ci traite de lhystérie, névrose réputée essentiellement féminine et point de départ historique de Freud. Or, dès la page 6, Mitchell nous informe que Freud sest trompé du tout au tout:
[ ] mes recherches sur lidentité sexuelle (gendering) dans lhystérie mont amenée à remettre partiellement en question les fondements de la théorie psychanalytique, elle-même issue dune certaine compréhension de lhystérie. Cette réflexion sur lhystérie ma amenée à relire différemment le complexe dOedipe et à comprendre la nécessité de faire place aux rapports affins avec les collatéraux et leurs héritiers latéraux dans notre compréhension de la construction de la vie psychique.
Allons-nous donc être conviés à une critique en règle de la psychanalyse, à un anti-Oedipe? La jaquette du livre nous détrompe rapidement: "Juliet Mitchell est psychanalyste" et son livre "développe une nouvelle et très importante théorie psychanalytique qui accorde priorité aux relations latérales plutôt quaux rapports avec les parents". Les clients de Mitchell peuvent être rassurés, ce quils font sur le divan est toujours de lanalyse. Oui, mais que veut dire psychanalyse?
Selon la théorie proposée par Freud et Breuer dans leurs Études sur lhystérie, les symptômes de cette étrange et multiforme névrose seraient une représentation symbolique de "réminiscences" dordre sexuel et refoulées parce quinconciliables avec le moi conscient. Dans un premier temps, Freud pensait que ces "réminiscences" quil extorquait à ses patients renvoyaient à des événements réels, plus précisément à des "séductions" incestueuses perpétrées par des adultes durant la petite enfance. Puis, après la débâcle de la théorie de la séduction, il décida dy voir des fantasmes exprimant des désirs sexuels infantiles, notamment oedipiens: lhystérique veut être séduit(e) par ladulte. Derrière lhystérie, toute comme derrière les autres névroses, Freud retrouve toujours lamour pour le parent du sexe opposé que le sujet veut avoir et lidentification ambivalente à légard du rival du même sexe quil veut être et détrôner (à quoi sajoute, dans la forme dite complète du complexe dOedipe, lamour homosexuel à légard du parent du même sexe et lidentification hostile à légard du rival hétérosexuel). Tout tourne donc, dans la théorie freudienne classique, autour du triangle oedipien conçu comme complexe nucléaire des névroses. En particulier, la relation horizontale aux collatéraux est toujours pensée par Freud à partir de la relation verticale de lOedipe: le frère, la soeur sont des rivaux auprès du père ou (le plus souvent) de la mère, pas des objets libidinaux primaires.
Mitchell renverse ce schéma. Ce qui est primaire, nous dit-elle, ce nest pas le rapport libidinal à tel objet parental quon veut avoir, cest le rapport didentification mimétique au collatéral quon veut être et tuer à la fois. Tout comme Freud, Mitchell conçoit lapparition dun petit frère ou dune petite soeur comme un événement profondément traumatique pour le sujet, à ceci près et cette différence est capitale - quelle y voit une catastrophe essentiellement narcissique. Jusque-là, His Majesty the Baby était seul au monde, unique objet dattention des parents, et voici que surgit un autre lui-même qui lui vole sa place et le réduit à néant: Qui suis-je, moi qui était tout? Telle est, selon Mitchell, la question fondamentale de lhystérique. Évacué de lui-même, le (non-)sujet essaye par tous les moyens de retrouver lêtre qui lui fait défaut, en sidentifiant à lautre (en se laissant posséder par lui) et en le "tuant" (en labsorbant) du même coup: lhystérique ne cesse dentretenir des rapports de profonde ambivalence mimétique avec ses alter egos horizontaux collatéraux, amis, collègues, partenaires. Ou bien encore, il régresse vers tel parent et sidentifie à son désir, afin de redevenir le centre du monde. Lamour oedipien pour la mère ou le père, que Freud plaçait au fondement de lhystérie et des autres névroses, cache en réalité le désir dêtre aimé (ce que Lacan appelait la demande damour). Lhystérique "veut sa mère, ou bien plein de nouveaux habits, ou bien plus quil ne lui en faut de nourriture. Ce désir [ou besoin: wanting] davoir la mère ou le père et leurs substituts domine immanquablement dans le tableau de lhystérie; il masque le besoin (need) désespéré dêtre quelquun" (p. 47). Or, comment être quelquun dautre, sinon en limitant? Un peu plus haut, Mitchell nous avait prévenus que " le wanting est au centre de la théorie de lhystérie. La théorie traditionnelle selon laquelle lhystérique mime ou imite est remplacée dans la théorie psychanalytique par une compréhension spécifique de la mimésis dans le contexte du wanting: on veut ce que veut lautre et on mime les désirs (desires) de cette personne" (p. 25).
Une telle théorie du désir mimétique na évidemment rien de freudien, ne serait-ce que parce quelle désexualise et désobjectalise complètement le wanting pour en faire un désir dêtre sujet (autonome, auto-suffisant, identique à soi). Elle provient en droite ligne, comme Mitchell peut difficilement lignorer, des travaux de René Girard et, plus lointainement, de linterprétation proposée par Alexandre Kojève du désir de reconnaissance et de la "lutte à mort de pur prestige" des consciences dans la Phénoménologie de lEsprit de Hegel (le lecteur pressé peut consulter la page 13 de lIntroduction à la lecture de Hegel [1] ). Or, il se trouve que cette théorie a donné lieu à une critique tout à fait explicite de la psychanalyse: ainsi que lont montré René Girard et le présent reviewer [2] , le refus de considérer le caractère primairement mimétique du désir est non seulement constant chez Freud, mais il constitue lun des présupposés les plus fondamentaux de sa théorie. "Freud", affirme à cet égard Mitchell, "pose [ ] que les hystériques miment le désir des autres" (p. 88). Freud, en fait, soutient exactement le contraire. Ainsi quil lexplique dans Linterprétation des rêves (1900) et le répète dans Psychologie des masses et analyse du moi (1921), lidentification hystérique nest pas "simple imitation": lhystérique sidentifie à une autre personne sur la base dun "point commun (Gemeinsames)" [3] qui reste inconscient, lidentification servant ainsi décran à un désir sexuel qui lui préexiste et qui nest pas, en lui-même, mimétique.
Pourquoi, alors, Mitchell attribue-t-elle si généreusement à Freud une théorie du désir mimétique quelle a manifestement trouvée dans Girard (cité une seule fois en passant) et dautres auteurs? La réponse semble assez évidente: parce que cest la seule façon de tenir compte dune critique venue de lextérieur de la psychanalyse sans avoir à le reconnaître et sans avoir, du même coup, à en tirer les conséquences. Ainsi progresse la psychanalyse: non pas en rectifiant ouvertement la doctrine, mais en récupérant silencieusement les critiques qui lui sont adressées et en faisant endosser à Freud les théories les plus diverses et les plus contradictoires, au gré des modes et des nécessités du moment. Retour à Freud!, clame le choeur des psychanalystes -- et voici que Freud, devant nos yeux étonnés, devient tour à tour phénoménologue, existentialiste, herméneuticien, psychologue expérimental, marxiste, hégélien, anti-hégélien, structuraliste, derridien, post-moderne, wittgensteinien, féministe, cognitiviste, neuroscientiste ou girardien. À quoi bon essayer de critiquer une telle théorie zéro? Elle nest tout que par ce quelle est nimporte quoi.
Mitchell ne modifie pas seulement la théorie freudienne du désir, elle bouleverse également celle du refoulement, que Freud appelait pourtant "le pilier sur lequel repose lédifice de la psychanalyse"[4]. Comme le rappelle Mitchell, tout a commencé en psychanalyse avec lidée que "les hystériques souffrent de réminiscences", cest-à-dire de souvenirs traumatiques (réels ou fantasmatiques, peu importe ici) dont ils ne peuvent pas se rappeler parce quils les refoulent, nen veulent rien savoir. Or les hystériques, nous dit Mitchell, ne souffrent pas de réminiscences mais de reviviscences, pas de représentations mais de présentations. Sils ne se souviennent pas du trauma, cest parce que celui-ci les a, en son temps, très littéralement réduits à néant. Le trauma psychique du collatéral, tout comme le choc physique du bombardement ou de la torture, renvoie le sujet au non-être, à sa fondamentale prématuration et dépendance à légard dautrui. Or, comment un tel non-sujet pourrait-il se souvenir de quelque chose qui ne lui est jamais arrivé, quil ne s est jamais représenté? Débordé de toutes parts par le trauma, il devient ce qui lenvahit, sidentifie à l autre de façon si totale que celui-ci ne peut être ni représenté, ni remémoré comme autre (un thème, là encore, que Mitchell emprunte sans le dire au présent reviewer [5]): "Si je suis toi ou sil est elle, alors l autre" - toi, elle ne peut pas être remémoré dans la mesure où il ny a pas assez de distance ente les deux termes" (p. 305). Une telle identification ne peut donc pas être représentée, elle peut seulement être présentée-répétée sur le mode de la compulsion motrice, de la perception hallucinatoire ou du flash-back. La tâche dune analyse, en ce sens, nest pas de retrouver un souvenir refoulé, comme le voulait Freud. Elle est de répéter le non-souvenir afin de lui donner un contexte et de le transformer progressivement en souvenir, cest-à-dire en représentation, en histoire et en récit: "Pour que la victime du traumatisme se rétablisse, [ ] il faut dabord que labsence et la présence deviennent perte et présence dans le souvenir-corps-moi, et ensuite représentation et souvenir psychique" (p. 316).
On comparera avec la façon dont Judith Herman, la théoricienne de la recovered memory therapy nord-américaine, décrit son travail avec les survivants de traumatismes physiques ou sexuels: "À partir des fragments dimagerie et de sensation gelés, le patient et le thérapeute recomposent lentement un récit structuré, détaillé, orienté dans le temps et situé dans un contexte historique" [6]. Mitchell a beau accumuler les références au texte freudien (le refoulement primaire, la rupture du pare-excitation, le bloc-notes magique), il est clair que sa traumatologie ne vient pas de la psychanalyse, mais (si lon excepte le thème de la mimesis) de la sinistre recovered memory therapy (RMT) contemporaine et, au-delà, de la théorie de la dissociation et des idées fixes de Pierre Janet, le vieux rival de Freud. Ce nest pas Freud, en effet, cest Judith Herman et Janet qui distinguent entre la "mémoire normale", qui consiste en "lacte de raconter" et de représenter, et la "mémoire traumatique", qui rompt (dissocie) la continuité du récit subjectif et insiste sous forme d "idée fixe" inassimilable, amnésiaque (Janet cité par Herman) [7] .
Doù vient alors que Mitchell nen parle pas? Au contraire, elle reproche aux théoriciens de la RMT dignorer cette distinction (celle, dit-elle, entre "souvenir" et "perception", ou "trace") au profit dune notion fruste du "souvenir entendu comme reproduction dun événement fixe, que celui-ci soit vrai ou faux" (p. 295). La même confusion est à loeuvre, selon elle, chez tous ceux qui, comme Frederick Crews, identifient de façon simpliste les souvenirs dinceste exhumés par les thérapeutes nord-américains et les souvenirs oedipiens obtenus par les psychanalystes: "Faire cela, cest ne rien comprendre à lexplication psychanalytique de la mémoire" (p. 296). Admirable tour de passe-passe: voici quune distinction venue de Janet et des spécialistes de la RMT devient subitement lalpha et loméga de la théorie psychanalytique de la mémoire! Lironie, bien sûr, est que la psychanalyste Mitchell ne parvient à se démarquer officiellement des Torquemadas de labus sexuel quen salignant clandestinement sur leurs thèses, justifiant du même coup les pires soupçons de Crews.
Mitchell, il est vrai, prend bien soin dinjecter de la sexualité dans sa théorie traumatico-mimétique de lhystérie, afin que nul ne se méprenne sur son caractère authentiquement freudien et psychanalytique. On pourrait penser quil y a là une gageure, car après tout, quy a-t-il de sexuel dans le fait dêtre délogé par un rival ou de subir un choc violent (cétait déjà lobjection faite par les psychiatres militaires au sujet des névroses traumatiques des soldats de la première guerre mondiale) . Mais ce serait oublier les infinies ressources métaphoriques de la psychanalyse. "Le traumatisme et la sexualité", écrit Mitchell dans un passage digne de Paracelse, "sont des expériences analogues. Leffraction de la peau protectrice, qui fait partie intégrante du traumatisme (rupture effective de la peau dans le cas du traumatisme physique, rupture dune frontière imaginaire dans le cas du traumatisme psychique), est comparable à la pénétration de lesprit/corps dans lacte sexuel" (p. 137). Entraînés sur la pente savonneuse de lanalogie, nous voici préparés à admettre que toute pénétration traumatique est simultanément sexuelle, sexualisante, excitante. Cest cette excitation de lannihilation que lhystérique répète inlassablement, au-delà de toute satisfaction (au-delà du principe de plaisir), quil sagisse du séducteur donjuanesque, du soldat violeur, de lépoux abusif, de lamant haineux et auto-destructeur, du pervers sadique. Toutefois, derrière toutes ces formes de sexualité hystérique, on retrouve toujours la haine de lautre anéantissant auquel le sujet sidentifie dautant plus quil veut lanéantir en retour. Avant lamour et la sexualité, il y a la haine mimétique: "Freud prétendait que lhystérique aime lorsquil hait; je dirais pour ma part quil sexualise lorsquil il hait" (p. 145).
Pourquoi, alors, Freud na-t-il rien vu de tout cela? Cest la question à laquelle doit répondre toute théorie révisionniste si elle veut continuer à se présenter comme psychanalytique. Comme elle ne peut pas dire tout uniment que le fondateur sest trompé, il lui faut présenter la nouvelle théorie comme plus englobante ou plus profonde que lancienne. Ainsi peut-on garder celle-ci en létat tout en laissant entendre quelle na de validité que relative. LOedipe freudien, dira-t-on par exemple, doit être réinterprété comme un écho du traumatisme de la naissance, ou bien relu à partir de la relation pré-oedipienne à la mère, ou bien replacé dans le cadre plus large dune théorie du Nom-du-Père et de la castration symbolique. Mitchell, quant à elle, nous apprend que la théorie oedipienne est le produit du refoulement par Freud de sa propre hystérie.
Freud, en effet, avait souffert au milieu des années 1890 de symptômes somatiques divers, vraisemblablement dûs à des troubles coronariens et/ou à son usage de la cocaïne, mais quil attribuait pour sa part à une hystérie. Cest de cette hypothétique hystérie que Freud est censé avoir guéri, si lon en croit lhistoire légendaire de la psychanalyse, après avoir découvert au cours de son auto-analyse quil abritait dans son inconscient des désirs de type oedipiens à légard de son père et de sa mère. Mitchell ne remet pas en cause cette séquence légendaire, ni "lexistence et limportance des fantasmes oedipiens et de castration" (p. 325), mais elle y voit un écran destiné à cacher les rapports de rivalité mimétique latérale qui étaient au coeur de lhystérie de Freud, depuis son identification coupable à son frère Julius, mort à six mois, jusquà son amitié ambivalente avec Wilhelm Fliess: "Freud ramenait tout aux parents oedipiens ou pré-oedipiens afin déviter le frère mort" (p. 239). Derrière le complexe dOedipe, il y avait le complexe de Caïn.
Fortr bien, mais comment concilier cela avec lidée que Freud avait guéri de son hystérie? Ne devrait-on pas plutôt conclure, en bonne logique psychanalytique, que lOedipe était un symptôme de lhystérie non liquidée du fondateur? Mitchell se garde bien de tirer cette conséquence, car cela reviendrait à délégitimer la psychanalyse dans son ensemble. Au lieu de cela, elle nous invite à admettre, simultanément et contradictoirement, que Freud "résolut son hystérie masculine en devenant Oedipe dans ses désirs" et que cet "accent mis sur lOedipe élimina lhystérique masculin" de la psychanalyse (p. 52). Freud, une fois guéri de sa propre hystérie, ne voulut plus rien entendre de lhystérie masculine, de peur de réveiller ses vieux démons. Lhystérie, potentialité humaine propre aux deux sexes, devint (ou plutôt redevint) une affaire exclusivement féminine. Plus généralement, les relations didentification latérales propres à lhystérie tant masculine que féminine furent négligées au profit des rapports oedipiens. Bientôt, tout fut réduit en psychanalyse à la relation à la mère (théorie de la relation dobjet) ou encore à limpact de quelque trauma non-sexuel (théorie des névroses traumatiques de guerre), au détriment de la sexualité hystérique: "Lhystérie disparut dans (into) sa guérison psychanalytique et refit surface sous la forme des théories du trauma (Recovered Memory syndrome et False Memory syndrome [sic]) des thérapies contemporaines" (p. 110).
Ce à quoi Mitchell fait allusion ici est le phénomène, bien connu des historiens de la psychiatrie, de la disparition de lhystérie au vingtième siècle: on ne rencontre plus guère, de nos jours, les spectaculaires attaques, paralysies, anesthésies, états hypnoïdes, etc. dont souffraient les hystériques à lépoque de Charcot, Janet, Breuer et Freud. Dautre pathologies ont pris le relais - borderline personality, dépression, troubles alimentaires, troubles de la personnalité multiple, syndrome de fatigue chronique. Les psychanalystes eux-mêmes affirment traiter en priorité des syndromes inédits, chaque école ayant au demeurant le sien (la personnalité schizoïde des théoriciens de la relation dobjet, les troubles de la personnalité narcissique de la self-psychology). Nest-ce pas la preuve, dira-t-on, que la théorie freudienne du psychisme, en dépit de ses prétentions à luniversalité, nest jamais quune théorie locale, dont le destin est lié à une maladie mentale transitoire (Ian Hacking) correspondant à des conditions culturelles et historiques très spécifiques? Cest à cette objection contructiviste que la théorie révisionniste de Mitchell entreprend de répondre, en recentrant toute la discussion autour de lauto-analyse de Freud: oui, lhystérie a bien disparu du paysage psychiatrique -- mais cest uniquement à cause de la tâche aveugle de Freud à son égard. Une fois cette cécité corrigée, on se rend compte que lhystérie a toujours été là, attendant patiemment dêtre vue par la "nouvelle théorie psychanalytique" de Mitchell.
Une fois de plus, on ne peut quadmirer les capacités de récupération de la psychanalyse: non seulement elle intègre les faits quon lui objecte, mais elle va jusquà en faire leffet de ratés de la théorie! Toutefois, cette explication freudocentrique de la disparition de lhystérie ne convaincra que ceux pour qui lhistoire de la psychiatrie commence et finit avec la psychanalyse. Comme la montré lhistorien Mark Micale [8] , le déclin de lhystérie a été un phénomène tant européen que nord-américain et il est intervenu pour lessentiel durant la première décennie du vingtième siècle, à un moment où la psychanalyse ne touchait encore quun nombre très limité de psychiatres et de patients. Celle-ci ne peut donc pas avoir joué le rôle historique que lui attribue Mitchell. Si lhystérie a disparu, cest pour une part en raison de lintroduction de nouvelles catégories diagnostiques et du déclin des pratiques hypnotiques, pour une autre part parce que les malades eux-mêmes ont suivi le mouvement, en calquant mimétiquement leurs symptômes sur les expectatives changeantes des médecins.
Mitchell ayant une théorie mimétique de lhystérie, il est vrai quelle ne néglige aucunement ce second aspect. "La disparition de lhystérie", écrit-elle, "est aussi une illustration de ses capacités mimétiques" (p. 116). Non reconnue, lhystérie masculine a ainsi quitté lhôpital et le cabinet analytique pour resurgir dans la vie de tous les jours sous forme de donjuanisme ou de violence sexuelle. Lhystérie féminine, de même, est devenue un trait de caractère -- la féminité. Mitchell, revenant sans le dire à la vieille théorie de la suggestion, va même jusquà admettre que les hystériques restés sur le divan ont consciencieusement mimé les théories de Freud et de ses successeurs, en leur offrant sur un plateau toutes les confirmations quils désiraient. Chez les freudiens orthodoxes, ils ont fait la grande scène de lOedipe: "Lhystérique qui sidentifie sur le mode oedipien ne fait quimiter" (p. 130). Chez les lacaniens et les narrativistes, ils ont joué le jeu du bla-bla et de la "mimésis linguistique" (p. 122). Chez les théoriciens des object relations, ils ont "mimé" celles-ci "dans la relation clinique. Il est possible de canaliser cette fausse relation dobjet dans un transfert et de lanalyser afin de la gérer avec succès mais elle peut tout aussi bien demeurer une parfaite imitation (mimicry) et être ratée" (p. 177).
Mitchell aurait pû en déduire, comme le font depuis longtemps les sceptiques, que cest à ce type dartefacts mimétiques (suggestifs) quon a toujours affaire en analyse et en psychothérapie. Mais cest précisément ce quelle ne fait pas. Si lhystérie a disparu, ce nest pas parce que, artefact mimétique, elle aurait été remplacée par dautres artefacts. Cest parce quelle sest "camouflée" (pp. 122, 127) sous ces artefacts, tout en restant la même derrière ces déguisements: "Tout ce quelle a fait est changer de couleur" (p. 122). Lhystérie elle-même nest pas un artefact, en dautres termes, car elle est la vérité de tous les artefacts, ce à partir de quoi on peut critiquer tous ceux qui ont pris lartefact pour la chose même. Lhystérie "existe", Mitchelle en est convaincue. Cest une "potentialité" humaine absolument universelle et transculturelle, qui ne saurait, comme telle, disparaître. Tout au plus peut-elle être refoulée, méconnue, masquée: "Lhystérie, avec ses 4000 ans dhistoire attestée et sa présence transculturelle à travers le monde entier, est de toute évidence un bon représentant de ces deux bêtes noires de la pensée contemporaine, notamment post-moderne: luniversalisme et lessentialisme" (p. 118).
Mais comment Mitchell le sait-elle, après tout? Où donc a-t-elle jamais rencontré lhystérie elle-même, lhystérie essentielle? Nulle part. Lhystérie étant dessence mimétique, elle ne saurait être identifiée, pas plus quelle ne saurait être réduite à tel ou tel de ses déguisements historiques, à tel type de comportement ou à tel type de symptômes. De fait, lhystérie dont nous parle Mitchell (le complexe de Caïn, la réaction au trauma identitaire, etc.) nest pas quelque chose dobservable. Cest une construction théorique destinée à rendre compte dune multitude de phénomènes dont certains sont traditionnellement (cest-à-dire culturellement) attribués à lhystérie et dautres pas du tout. Plus exactement, cette hystérie est le produit dune interprétation psychanalytique qui infère le refoulé à partir dindices plus ou moins concordants. Or, quest-ce qui nous assure que linterprétation révisionniste de Mitchell est plus juste ou plus profonde que celles de Freud et de ses collègues psychanalystes?
Mitchell, en effet, ne se fait pas faute de corriger les récits de cas de Freud et de ses successeurs, en y exhumant lhystérie quils auraient méconnue. Dans son premier livre, Mitchell semployait consciencieusement à retrouver la structure oedipienne cachée des cas étudiés par les anti-psychiatres Laing et Esterson dans Sanity, Madness and the Family. Mitchell répète ici la même opération, à ceci près que ce sont les récits oedipiens de Freud lui-même qui en font les frais. Deleuze et Guattari, comme on sait, reprochaient à Freud de tout réduire à papa-maman. Mitchell, quant à elle, réduit tout à frérot-soeurette: le problème de Dora, ce nétait pas son père, mais son frère Otto; celui du petit Hans, sa soeur Hanna; celui de lHomme aux Loups, sa soeur Anna. Pour le démontrer, Mitchell mobilise des ressources herméneutiques considérables et lon se dit à la lire que ses interprétations sont tout aussi plausibles et convaincantes que celles de Freud. Le problème, cest quelles ne le sont guère plus: avec suffisamment dinformations biographiques, on pourrait tout aussi bien refaire la même opération avec les cousins, loncle, la bonne ou le facteur. Y aurait-on gagné quelque chose? Lhistoire de la psychanalyse est celle dun perpétuel conflit dinterprétations libido contre protestation virile, Oedipe contre trauma de la naissance, inceste fantasmé contre abus sexuel réel, mère pré-oedipienne contre père symbolique, etc. et il serait vain de vouloir chercher dans ces controverses un quelconque développement cumulatif. Ce qui est présenté comme progrès de la psychanalyse nest le plus souvent que la dernière interprétation en date ou la plus acceptable dans un contexte institutionnel, historique et culturel donné.
Mais la clinique, dira-t-on? Napporte-t-elle pas des données, des observations permettant de trancher entre les interprétations rivales? "Le matériel sur lequel jappuie ces réflexions", écrit Mitchell, "vient essentiellement de ma pratique clinique analytique" (p. 135). Cest la carte maîtresse de tout psychanalyste, dautant plus imbattable, en apparence, que le dit matériel est protégé par le secret médical et reste donc parfaitement invérifiable. Mais en fait cette invocation de la clinique ne règle rien du tout, car en psychanalyse les observations ne sont jamais que des interprétations transformées en faits (des interpréfactions, selon un terme proposé par Sonu Shamdasani). Dune part, il est bien évident que chaque psychanalyste ne voit chez ses patients que ce quil veut bien y voir -- des signifiants sil est lacanien, des self-defects sil est kohutien, des traumas sil est néo-ferenczien. Et dautre part, les patients ne sont que trop heureux de confirmer mimétiquement les théories de leur analyste. Par quel miracle l hystérie observée par Mitchell chez ses patients échapperait-elle donc à cette co-production des données psychanalytiques? Comment Mitchell peut-elle exclure quil sagisse dun artefact de ses propres théories?
Les psychanalystes adorent les anecdotes au sujet des patients professionnels qui circulent de divan à divan. Mitchell ne fait pas exception. Dans un passage particulièrement révélateur, elle raconte ainsi comment il lui était arrivée dêtre consultée par un ex-patient du fameux psychanalyste kleinien Herbert Rosenfeld. Rosenfeld, dans une étude de cas quil avait consacrée à ce même patient, le décrivait comme un homosexuel paranoïde. Mitchell, pourtant, neut aucune peine à détecter une hystérie et une relation ambivalente à un frère cadet, complètement ignorées par Rosenfeld. "Il est diffile pour lanalyste", remarque-t-elle charitablement, "de percevoir la séduction du processus mimétique par lequel le traitement est imité" (p. 175). On admire la lucidité de Mitchell, mais on regrette aussi quelle sexerce seulement à légard des chers collègues. Car comment Mitchell peut-elle être sûre que lhystérie de son patient nest pas elle-même un produit du processus mimétique du traitement, exactement comme l homosexualité paranoïde de Rosenfeld? Elle ne le peut pas, car les faits quelle allègue sont produits exactement de la même façon -- par interpréfaction.
Imaginons un instant que le patient fasse une troisième tranche avec un autre analyste. Celui-ci ayant une "nouvelle théorie psychanalytique" à proposer, il y a fort à parier quil naura aucune peine à repérer la séduction mimétique dont sa confrère Mitchell aura été la victime. Il écrira un nouveau livre. Celui-ci sera salué comme un grand progrès de la psychanalyse. Pendant ce temps, le patient-zéro ira chez un quatrième analyste, qui à son tour (Faudra-t-il vraiment que jécrive un autre compte-rendu?)
Notes :
[1]. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947.
[2]. René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, chap. 7; Mikkel Borch-Jacobsen, Le Sujet freudien, Paris, Aubier-Flammarion, 1982.
[3].Sigmund Freud, LInterprétation des rêves, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 137.
[4].Sigmund Freud, "Contribution à lhistoire du mouvement psychanalytique", in Cinq Leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot, 1987, p. 81.
[5]. Mikkel Borch-Jacobsen, Le Lien affectif, Paris, Aubier, 1991.
[6]. Judith Lewis Herman, Trauma and Recovery, New York, Basic books, 1992, p. 177.
[7]. Pierre Janet, Les Médications psychologiques, II, Paris, Alcan, 1919, pp. 272 sq.; Judith Herman, op. cit., pp. 37, 175 et 177.
[8].Mark S. Micale, "On the Disappearance of Hysteria. A Study in the Clinical Deconstruction of a Diagnosis", Isis 84 (1993), pp. 496-526.
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