Approche ethnopsychiatrique de la douleur
Bibliographie
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NATHAN T., LEWERTOWSKI C., Soigner : le virus et le fétiche, Odile Jacob, Paris, 1998.Si vous souhaitez écrire à l'auteur : Catherine Grandsard
note
[1]. Pour une description détaillée du dispositif ethnopsychatrique voir Nathan T. Fier de navoir ni pays, ni amis, quelle sottise cétait Principes dethnopsychanalyse, La Pensée Sauvage, Grenoble, 1993.
Catherine Grandsard** Docteur en Psychologie, Maître de Conférences. Université de Paris 8.
[Paru in Metzger C. et coll., Soins infirmiers et douleur. Paris, Masson, 2000, pp. 115-119.]
Malentendu
Il y a quelques temps, jai eu loccasion dassister à la visite en France dun psychologue étranger de renom, spécialiste du traitement de la douleur par lhypnose. Pour les besoins de latelier, une patiente suivie par un service spécialisé dans la prise en charge de la douleur avait accepté de faire lobjet dune séance dhypnose en présence dune assistance constituée de soignants (médecins, psychologues, etc.). Elle souffrait depuis vingt ans dune douleur faciale inexplicable, réfractaire à tout traitement, survenue lors dune grossesse. Mais, malgré les efforts du clinicien invité, lhypnose ne lui procura aucun soulagement. Après la séance de démonstration, cette femme, une Française, déclara en passant quelle était magnétiseuse et quelle avait un don : celui de dissiper la douleur des brûlures. Cet élément ne fut pas repris dans la discussion qui eut lieu après son départ et un consensus fut rapidement établi à son égard : il sagissait dune dame souffrant dun trouble somatoforme, pour ne pas dire tout simplement dune hystérique. " On voit bien comment elle a réglé le problème de la sexualité après la grossesse ! " sexclama un membre de lassistance. Peu importait que la patiente se fut présentée comme heureuse en ménage : son parcours thérapeutique, sa " résistance " aux traitements proposés suffisaient à prouver que son symptôme résultait dun conflit intrapsychique de nature sexuel et quil lui procurait des bénéfices auxquels elle nétait pas disposée à renoncer. En réponse à ma question, lhypnothérapeute déclara en outre que les personnes qui pouvaient guérir par les soins de cette femme étaient aussi sans le moindre doute des hystériques, autrement dit des personnes dont les causes de la douleur étaient uniquement dordre psychique. Ainsi, manifestement, aucune rencontre nétait possible entre ce clinicien du reste incontestablement de très haut vol et cette femme. Ni non plus entre elle et le public de soignants, lequel manifesta à son égard une attitude de franche disqualification se traduisant explicitement par des ricanements avertis en réaction à ses paroles. En somme, personne napprît rien de nouveau ce matin-là et la patiente après avoir conforté les soignants dans leur théorie repartit telle quelle était arrivée, condamnée à poursuivre son long périple à travers dinnombrables services de médecine. Certes, le cadre de latelier ne sy prêtait sans doute pas, mais il est tout de même permis de se demander ce qui aurait pu se passer si lon avait accordé une véritable attention aux paroles de cette femme, en particulier à cette chose quelle disait avoir : le don de soulager la douleur des brûlures par imposition des mains. Naurait-il pas été intéressant de sinterroger sur la nature dun tel don ? sur sa provenance ? sur la manière dont on lutilise et dont on peut ou non le transmettre ? Naurait-il pas dès lors été possible denvisager la douleur chronique de cette femme comme un aiguillon lamenant à défier ses " confrères " médecins, elle qui se réclamait dune médecine populaire non officielle, locale, voire clandestine ? Peut-être aurions-nous assisté alors à la rencontre inattendue entre une magnétiseuse et un psychologue hypnotiseur. Peut-être aussi à la création dune tout autre histoire : celle, par exemple, dune femme sommant la médecine moderne de se prononcer avec sérieux sur son mystérieux don de guérir. Cet exemple va me permettre, à partir dun cas bien de chez nous, de pointer la spécificité de la prise en charge de la douleur auprès de patients migrants.
Quelques données anthropologiques
Si tous les humains sont confrontés à la douleur physique, lélaboration de cette douleur recouvre des catégories, des significations et des modèles de conduite qui varient considérablement dune culture à lautre. Ce constat est confirmé par de nombreuses données anthropologiques. Par exemple, la population " hispanique " dAmérique du nord distingue entre dolor de cabeza (mal de tête) et dolor del cerebro (mal de cerveau ). De même, le très officiel manuel de psychiatrie DSM IV souligne la variabilité des symptômes somatiques en fonction de la culture du patient et cite comme exemple les patients dorigine africaine ou asiatique susceptibles de faire état de sensations de brûlure à la tête et aux pieds, de celle davoir des vers dans la tête, ou des fourmis qui grouillent sous la peau. Or, les mêmes symptômes chez un patient occidental ne manqueraient pas dévoquer un état délirant. Linfluence de lappartenance culturelle (ce que les Américains appellent l" ethnicité ") sur le vécu douloureux et les modes dexpression de la douleur a fait lobjet de nombreuses recherches, surtout nordaméricaines. Zborowski figure parmi les premiers à sêtre penché sur la question. Il a ainsi comparé selon leur appartenance ethnique une cohorte de patients fréquentant un hôpital aux Etats-Unis. Quatre groupes ont été étudiés : les Italiens, les Juifs, les Irlandais et les old Yankees (américains de longue date, généralement protestants). Confrontés à la douleur, les Italiens et les Juifs se plaignaient volontiers et exigeaient la présence de leurs proches pendant lépreuve. La disparition immédiate de la douleur soulageait les premiers alors que les seconds se préoccupaient davantage des causes de celle-ci et de ses conséquences futures. Quant aux old Yankees et aux Irlandais, ils avaient tendance à dissimuler leur souffrance le plus longtemps possible, à ne pas sen plaindre et à sisoler de leurs proches. Toutefois, les old Yankees conservaient leur optimisme alors que les Irlandais tendaient à sombrer dans la tristesse et linquiétude. Malgré laspect caricatural de ses conclusions, la recherche de Zborowski a le mérite davoir attiré lattention sur la variabilité culturelle des modèles de conduite quant au vécu douloureux. Le rapport à la douleur peut même occuper une place centrale dans la définition quun peuple se donne de lui-même. Tel est le cas des Baribas du nord du Bénin et du Nigeria qui doivent leur renommée locale à labsence de réaction manifeste à tout stimulus douloureux, quelquen soit lintensité (accouchements, blessures graves, épreuves dinitiation, etc.) et dont la conception de la douleur a fait lobjet dune étude ethnologique. Chez les Baribas, manifester une souffrance est un signe de lâcheté et suscite la honte. Or, selon un proverbe bariba, " entre la mort et la honte, la mort est bien plus belle ", et, plutôt que vivre honteux, lon attend dun " vrai " Bariba quil se tue. En cas daccident ou de blessures de guerre, le comportement idéal est lindifférence, labsence de réaction manifeste. Les femmes accouchent seules, ne demandant de laide que pour couper le cordon ombilical. Tout au long de laccouchement, elles ne doivent manifester aucun signe dinconfort, toute expression de douleur chez une parturiente étant très mal vue et constituant une honte pour sa famille. La douleur est un sujet de conversation à éviter et il existe dailleurs très peu de mots dans la langue bariba pour en parler. Lorsque lethnologue demande à ses informateurs où les Baribas puisent la force de supporter sans broncher des douleurs intenses, la réponse est simple : " Cest parce quils sont Baribas. " Et de fait, un Bariba qui se comporte avec faiblesse ou lâcheté génère systématiquement parmi les siens un soupçon quant à la légitimité de ses origines. Puisquun " pur " Bariba ne peut se comporter de la sorte, lon suppose que le lâche est le fruit dun parent étranger.
Douleur et construction du sens
Ces quelques exemples suggèrent limportance de la culture dans lappréhension des phénomènes douloureux. En effet, la douleur relève dune construction de signification à laquelle participe la langue et les logiques propres au groupe culturel dappartenance de la personne. Parmi ces logiques, les logiques de soin et, plus largement, de traitement de la négativité occupent une place centrale. Or, le paradigme biophysiologique de la médecine scientifique néchappe pas à ce principe. Cest en tout cas la thèse que défendent les anthropologues de la médecine qui étudient à la fois la formation des soignants et les pratiques de soin dans les institutions médicales. Selon B. Good, par exemple, " la médecine formule le corps humain et la maladie de façon culturellement distincte " et " la biologie nest pas extérieure mais très intérieure à la culture ". Dans une telle perspective, tout acte médical participe à la construction de la réalité et du sens puisque cest " la médecine clinique [qui] construit la personne, le patient, le corps, la maladie et la physiologie humaine. " Du côté des soignants, la plainte douloureuse dun patient constitue une contrainte à la recherche dune cause. La démarche clinique classique face à une telle plainte, comme pour tout symptôme, consiste à en déterminer lorigine physiologique afin de pouvoir traiter la pathologie sous-jacente dont elle est une manifestation. Dans lintérim, il est possible, voire nécessaire, dadministrer un traitement visant à soulager la douleur elle-même. Le sens attribué à la douleur est donc essentiellement de nature causale et organique : la conclusion de linvestigation clinique est un énoncé du type " Vous avez mal parce que ", énoncé dont va découler un programme thérapeutique concret. Du côté des patients, à partir dun certain seuil qui varie en fonction des personnes, la douleur est avant tout une contrainte à sadresser à un professionnel du soin. Mais au-delà de son origine physiologique, la douleur impose à celui qui la vit la nécessité dy attribuer un sens, un sens ontologique répondant aux questions suivantes : " Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? " et, en particulier chez les patients migrants issus de cultures dites traditionnelles, " Doù vient mon mal ? Qui me lenvoie ? ". Cest là lorigine de lincompréhension susceptible de sinstaller entre patients et soignants, incompréhension que les chercheurs en anthropologie médicale ont relevé plus particulièrement auprès de patients souffrant de douleur chronique. En effet, selon Good : " Nos pratiques médicales visent à traquer la souffrance là où elle se cache, à rendre son lieu visible afin de le soumettre aux procédures thérapeutiques. La douleur chronique résiste à une telle objectivation, elle a raison des pratiques médicales qui inlassablement cherchent à la situer. Elle est ainsi proclamée subjective, désordre fonctionnel du moi que lon tient désormais pour responsable, producteur de sa propre souffrance. " Le cas de la magnétiseuse cité plus haut illustre parfaitement ces propos. Good décrit par ailleurs leffet paradoxal des systèmes de prise en charge destinés aux patients douloureux chroniques et dont les contraintes contribuent " bien souvent de façon manifeste autant quimperceptible, à démolir le monde quotidien de celui qui souffre. " Tobie Nathan a remarqué le même type deffet paradoxal dans les prises en charge de patients migrants, en particulier suite à un événement brutal (accident du travail, accident de la route, annonce dune maladie grave, etc.). Dans ces cas, lincompréhension entre soignants et malades peut prendre les proportions dun véritable traumatisme infligé à leur insu par les premiers aux seconds : " Un exemple banal. Tel Kabyle dAlgérie, après un accident de travail se plaint de coxalgies. Les médecins lui font des infiltrations de corticoïdes. Aussitôt, il se plaint dune sensation de brulûre permanente à lendroit même où la pénétré laiguille de la seringue. On pense à des fantasmes homosexuels, on essaie un peu de psychothérapie, sans aucun effet. On lui administre alors des antidépresseurs ! Aussitôt sajoutent des douleurs digestives insupportables. Tout traitement qui sappuie sur une causalité dite scientifique ajoute une nouvelle douleur au traumatisme initial, plus précisément, sinscrit dans la chaîne infinie des traumatismes, car en aucun cas, avec ces patients, un tel traitement ne permet le décentrement, puis la constuction du sens. Cest pourquoi jen suis arrivé à la conclusion que, pour un patient migrant, tout acte thérapeutique sappuyant sur une causalité de type scientifique constitue à lui seul un nouveau traumatisme psychique. " À partir de ce constat, Nathan a développé un dispositif clinique spécifique susceptible daccueillir de tels cas [1] . Car tout se passe comme si le patient, coupé des référents habilités dans son monde dorigine à élucider la signification de son mal les ayant parfois délibérément fui attendait de la médecine quelle occupe cette fonction. Mais le sens que lui propose la médecine simpose inévitablement comme un non-sens puisquelle ne suit pas les mêmes logiques que celles de son groupe dorigine. Nous lavons vu, le sens se construit au décours dune pratique. Ceci vaut évidemment aussi pour les techniques dites traditionnelles. Un exemple : à travers la technique du plomb fondu dans de leau bouillante (khfif), très courante au Maghreb, le guérisseur (ou la guérisseuse) détermine sil y a eu acte de sorcellerie (shur) contre son patient. Si cest le cas, la technique du khfif lui permet en même temps de déceler lidentité de lagresseur tout en lui retournant lagression. On voit bien que se dessine à travers cette pratique une réalité tout autre que celle de la causalité biologique construite par lintervention médicale. Or, partout dans le monde, les pratiques thérapeutiques se font concurrence même si elles peuvent parfois se compléter, voire simplement coexister. Quel que soit leur niveau dintégration, les migrants ont nécessairement affaire à plusieurs mondes, ce qui en soit ne pose pas de problème. Mais lorsque des événements graves viennent bousculer leur vie, la conjugaison de ces mondes peut se brouiller, devenir problématique. Cest là quils sont susceptibles dêtre lenjeu de systèmes de soin concurrents concurrence quils nont aucun moyen de maîtriser. Il est essentiel, dans ces moments de crise, de pouvoir leur proposer un espace où les différents modèles théoriques et pratiques en présence ceux du monde dorigine comme ceux de la société daccueil peuvent être explicités et confrontés loyalement. Cest, à mon sens, une condition nécessaire pour quils puissent participer à la construction dun sens efficace à ce quils vivent.
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