Approche ethnopsychiatrique de la douleur


 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie 

ABAD V., BOYCE E., " Issues in psychiatric evaluations of Puerto Ricans : a sociocultural perspective ", in Journal of Operational Psychiatry, n° 10, p. 28-39, 1979.
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ZBOROWSKI M., People in Pain, Jossey-Bass, San Francisco, 1969.
SARGENT C.,
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GOOD B., Comment faire de l’anthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, trad. fr. Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 1998.
NATHAN T., L’influence qui guérit, Odile Jacob, Paris, 1994.
NATHAN T., LEWERTOWSKI C., Soigner : le virus et le fétiche, Odile Jacob, Paris, 1998.

Si vous souhaitez écrire à l'auteur : Catherine Grandsard


 

note

[1]. Pour une description détaillée du dispositif ethnopsychatrique voir Nathan T. Fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était… Principes d’ethnopsychanalyse, La Pensée Sauvage, Grenoble, 1993.

 


Catherine Grandsard*

* Docteur en Psychologie, Maître de Conférences. Université de Paris 8.

 

[Paru in Metzger C. et coll., Soins infirmiers et douleur. Paris, Masson, 2000, pp. 115-119.]

 

Malentendu

Il y a quelques temps, j’ai eu l’occasion d’assister à la visite en France d’un psychologue étranger de renom, spécialiste du traitement de la douleur par l’hypnose. Pour les besoins de l’atelier, une patiente suivie par un service spécialisé dans la prise en charge de la douleur avait accepté de faire l’objet d’une séance d’hypnose en présence d’une assistance constituée de soignants (médecins, psychologues, etc.). Elle souffrait depuis vingt ans d’une douleur faciale inexplicable, réfractaire à tout traitement, survenue lors d’une grossesse. Mais, malgré les efforts du clinicien invité, l’hypnose ne lui procura aucun soulagement. Après la séance de démonstration, cette femme, une Française, déclara en passant qu’elle était magnétiseuse et qu’elle avait un don : celui de dissiper la douleur des brûlures. Cet élément ne fut pas repris dans la discussion qui eut lieu après son départ et un consensus fut rapidement établi à son égard : il s’agissait d’une dame souffrant d’un trouble somatoforme, pour ne pas dire tout simplement d’une hystérique. " On voit bien comment elle a réglé le problème de la sexualité après la grossesse ! " s’exclama un membre de l’assistance. Peu importait que la patiente se fut présentée comme heureuse en ménage : son parcours thérapeutique, sa " résistance " aux traitements proposés suffisaient à prouver que son symptôme résultait d’un conflit intrapsychique de nature sexuel et qu’il lui procurait des bénéfices auxquels elle n’était pas disposée à renoncer. En réponse à ma question, l’hypnothérapeute déclara en outre que les personnes qui pouvaient guérir par les soins de cette femme étaient aussi sans le moindre doute des hystériques, autrement dit des personnes dont les causes de la douleur étaient uniquement d’ordre psychique. Ainsi, manifestement, aucune rencontre n’était possible entre ce clinicien – du reste incontestablement de très haut vol – et cette femme. Ni non plus entre elle et le public de soignants, lequel manifesta à son égard une attitude de franche disqualification se traduisant explicitement par des ricanements avertis en réaction à ses paroles. En somme, personne n’apprît rien de nouveau ce matin-là et la patiente – après avoir conforté les soignants dans leur théorie – repartit telle qu’elle était arrivée, condamnée à poursuivre son long périple à travers d’innombrables services de médecine. Certes, le cadre de l’atelier ne s’y prêtait sans doute pas, mais il est tout de même permis de se demander ce qui aurait pu se passer si l’on avait accordé une véritable attention aux paroles de cette femme, en particulier à cette chose qu’elle disait avoir : le don de soulager la douleur des brûlures par imposition des mains. N’aurait-il pas été intéressant de s’interroger sur la nature d’un tel don ? sur sa provenance ? sur la manière dont on l’utilise et dont on peut ou non le transmettre ? N’aurait-il pas dès lors été possible d’envisager la douleur chronique de cette femme comme un aiguillon l’amenant à défier ses " confrères " médecins, elle qui se réclamait d’une médecine populaire non officielle, locale, voire clandestine ? Peut-être aurions-nous assisté alors à la rencontre inattendue entre une magnétiseuse et un psychologue hypnotiseur. Peut-être aussi à la création d’une tout autre histoire : celle, par exemple, d’une femme sommant la médecine moderne de se prononcer avec sérieux sur son mystérieux don de guérir. Cet exemple va me permettre, à partir d’un cas bien de chez nous, de pointer la spécificité de la prise en charge de la douleur auprès de patients migrants.

Quelques données anthropologiques

Si tous les humains sont confrontés à la douleur physique, l’élaboration de cette douleur recouvre des catégories, des significations et des modèles de conduite qui varient considérablement d’une culture à l’autre. Ce constat est confirmé par de nombreuses données anthropologiques. Par exemple, la population " hispanique " d’Amérique du nord distingue entre dolor de cabeza (mal de tête) et dolor del cerebro (mal de cerveau ). De même, le très officiel manuel de psychiatrie DSM IV souligne la variabilité des symptômes somatiques en fonction de la culture du patient et cite comme exemple les patients d’origine africaine ou asiatique susceptibles de faire état de sensations de brûlure à la tête et aux pieds, de celle d’avoir des vers dans la tête, ou des fourmis qui grouillent sous la peau. Or, les mêmes symptômes chez un patient occidental ne manqueraient pas d’évoquer un état délirant. L’influence de l’appartenance culturelle (ce que les Américains appellent l’" ethnicité ") sur le vécu douloureux et les modes d’expression de la douleur a fait l’objet de nombreuses recherches, surtout nordaméricaines. Zborowski figure parmi les premiers à s’être penché sur la question. Il a ainsi comparé selon leur appartenance ethnique une cohorte de patients fréquentant un hôpital aux Etats-Unis. Quatre groupes ont été étudiés : les Italiens, les Juifs, les Irlandais et les old Yankees (américains de longue date, généralement protestants). Confrontés à la douleur, les Italiens et les Juifs se plaignaient volontiers et exigeaient la présence de leurs proches pendant l’épreuve. La disparition immédiate de la douleur soulageait les premiers alors que les seconds se préoccupaient davantage des causes de celle-ci et de ses conséquences futures. Quant aux old Yankees et aux Irlandais, ils avaient tendance à dissimuler leur souffrance le plus longtemps possible, à ne pas s’en plaindre et à s’isoler de leurs proches. Toutefois, les old Yankees conservaient leur optimisme alors que les Irlandais tendaient à sombrer dans la tristesse et l’inquiétude. Malgré l’aspect caricatural de ses conclusions, la recherche de Zborowski a le mérite d’avoir attiré l’attention sur la variabilité culturelle des modèles de conduite quant au vécu douloureux. Le rapport à la douleur peut même occuper une place centrale dans la définition qu’un peuple se donne de lui-même. Tel est le cas des Baribas du nord du Bénin et du Nigeria qui doivent leur renommée locale à l’absence de réaction manifeste à tout stimulus douloureux, quelqu’en soit l’intensité (accouchements, blessures graves, épreuves d’initiation, etc.) et dont la conception de la douleur a fait l’objet d’une étude ethnologique. Chez les Baribas, manifester une souffrance est un signe de lâcheté et suscite la honte. Or, selon un proverbe bariba, " entre la mort et la honte, la mort est bien plus belle ", et, plutôt que vivre honteux, l’on attend d’un " vrai " Bariba qu’il se tue. En cas d’accident ou de blessures de guerre, le comportement idéal est l’indifférence, l’absence de réaction manifeste. Les femmes accouchent seules, ne demandant de l’aide que pour couper le cordon ombilical. Tout au long de l’accouchement, elles ne doivent manifester aucun signe d’inconfort, toute expression de douleur chez une parturiente étant très mal vue et constituant une honte pour sa famille. La douleur est un sujet de conversation à éviter et il existe d’ailleurs très peu de mots dans la langue bariba pour en parler. Lorsque l’ethnologue demande à ses informateurs où les Baribas puisent la force de supporter sans broncher des douleurs intenses, la réponse est simple : " C’est parce qu’ils sont Baribas. " Et de fait, un Bariba qui se comporte avec faiblesse ou lâcheté génère systématiquement parmi les siens un soupçon quant à la légitimité de ses origines. Puisqu’un " pur " Bariba ne peut se comporter de la sorte, l’on suppose que le lâche est le fruit d’un parent étranger.

Douleur et construction du sens

Ces quelques exemples suggèrent l’importance de la culture dans l’appréhension des phénomènes douloureux. En effet, la douleur relève d’une construction de signification à laquelle participe la langue et les logiques propres au groupe culturel d’appartenance de la personne. Parmi ces logiques, les logiques de soin et, plus largement, de traitement de la négativité occupent une place centrale. Or, le paradigme biophysiologique de la médecine scientifique n’échappe pas à ce principe. C’est en tout cas la thèse que défendent les anthropologues de la médecine qui étudient à la fois la formation des soignants et les pratiques de soin dans les institutions médicales. Selon B. Good, par exemple, " la médecine formule le corps humain et la maladie de façon culturellement distincte " et " la biologie n’est pas extérieure mais très intérieure à la culture ". Dans une telle perspective, tout acte médical participe à la construction de la réalité et du sens puisque c’est " la médecine clinique [qui] construit la personne, le patient, le corps, la maladie et la physiologie humaine. " Du côté des soignants, la plainte douloureuse d’un patient constitue une contrainte à la recherche d’une cause. La démarche clinique classique face à une telle plainte, comme pour tout symptôme, consiste à en déterminer l’origine physiologique afin de pouvoir traiter la pathologie sous-jacente dont elle est une manifestation. Dans l’intérim, il est possible, voire nécessaire, d’administrer un traitement visant à soulager la douleur elle-même. Le sens attribué à la douleur est donc essentiellement de nature causale et organique : la conclusion de l’investigation clinique est un énoncé du type " Vous avez mal parce que… ", énoncé dont va découler un programme thérapeutique concret. Du côté des patients, à partir d’un certain seuil qui varie en fonction des personnes, la douleur est avant tout une contrainte à s’adresser à un professionnel du soin. Mais au-delà de son origine physiologique, la douleur impose à celui qui la vit la nécessité d’y attribuer un sens, un sens ontologique répondant aux questions suivantes : " Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? " et, en particulier chez les patients migrants issus de cultures dites traditionnelles, " D’où vient mon mal ? Qui me l’envoie ? ". C’est là l’origine de l’incompréhension susceptible de s’installer entre patients et soignants, incompréhension que les chercheurs en anthropologie médicale ont relevé plus particulièrement auprès de patients souffrant de douleur chronique. En effet, selon Good : " Nos pratiques médicales visent à traquer la souffrance là où elle se cache, à rendre son lieu visible afin de le soumettre aux procédures thérapeutiques. La douleur chronique résiste à une telle objectivation, elle a raison des pratiques médicales qui inlassablement cherchent à la situer. Elle est ainsi proclamée subjective, désordre fonctionnel du moi que l’on tient désormais pour responsable, producteur de sa propre souffrance. " Le cas de la magnétiseuse cité plus haut illustre parfaitement ces propos. Good décrit par ailleurs l’effet paradoxal des systèmes de prise en charge destinés aux patients douloureux chroniques et dont les contraintes contribuent " bien souvent de façon manifeste autant qu’imperceptible, à démolir le monde quotidien de celui qui souffre. " Tobie Nathan a remarqué le même type d’effet paradoxal dans les prises en charge de patients migrants, en particulier suite à un événement brutal (accident du travail, accident de la route, annonce d’une maladie grave, etc.). Dans ces cas, l’incompréhension entre soignants et malades peut prendre les proportions d’un véritable traumatisme infligé à leur insu par les premiers aux seconds : " Un exemple banal. Tel Kabyle d’Algérie, après un accident de travail se plaint de coxalgies. Les médecins lui font des infiltrations de corticoïdes. Aussitôt, il se plaint d’une sensation de brulûre permanente à l’endroit même où l’a pénétré l’aiguille de la seringue. On pense à des fantasmes homosexuels, on essaie un peu de psychothérapie, sans aucun effet. On lui administre alors des antidépresseurs ! Aussitôt s’ajoutent des douleurs digestives insupportables. Tout traitement qui s’appuie sur une causalité dite scientifique ajoute une nouvelle douleur au traumatisme initial, plus précisément, s’inscrit dans la chaîne infinie des traumatismes, car en aucun cas, avec ces patients, un tel traitement ne permet le décentrement, puis la constuction du sens. C’est pourquoi j’en suis arrivé à la conclusion que, pour un patient migrant, tout acte thérapeutique s’appuyant sur une causalité de type scientifique constitue à lui seul un nouveau traumatisme psychique. " À partir de ce constat, Nathan a développé un dispositif clinique spécifique susceptible d’accueillir de tels cas [1] . Car tout se passe comme si le patient, coupé des référents habilités dans son monde d’origine à élucider la signification de son mal – les ayant parfois délibérément fui – attendait de la médecine qu’elle occupe cette fonction. Mais le sens que lui propose la médecine s’impose inévitablement comme un non-sens puisqu’elle ne suit pas les mêmes logiques que celles de son groupe d’origine. Nous l’avons vu, le sens se construit au décours d’une pratique. Ceci vaut évidemment aussi pour les techniques dites traditionnelles. Un exemple : à travers la technique du plomb fondu dans de l’eau bouillante (khfif), très courante au Maghreb, le guérisseur (ou la guérisseuse) détermine s’il y a eu acte de sorcellerie (s’hur) contre son patient. Si c’est le cas, la technique du khfif lui permet en même temps de déceler l’identité de l’agresseur tout en lui retournant l’agression. On voit bien que se dessine à travers cette pratique une réalité tout autre que celle de la causalité biologique construite par l’intervention médicale. Or, partout dans le monde, les pratiques thérapeutiques se font concurrence même si elles peuvent parfois se compléter, voire simplement coexister. Quel que soit leur niveau d’intégration, les migrants ont nécessairement affaire à plusieurs mondes, ce qui en soit ne pose pas de problème. Mais lorsque des événements graves viennent bousculer leur vie, la conjugaison de ces mondes peut se brouiller, devenir problématique. C’est là qu’ils sont susceptibles d’être l’enjeu de systèmes de soin concurrents – concurrence qu’ils n’ont aucun moyen de maîtriser. Il est essentiel, dans ces moments de crise, de pouvoir leur proposer un espace où les différents modèles théoriques et pratiques en présence – ceux du monde d’origine comme ceux de la société d’accueil – peuvent être explicités et confrontés loyalement. C’est, à mon sens, une condition nécessaire pour qu’ils puissent participer à la construction d’un sens efficace à ce qu’ils vivent.

 

 

 
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