Figures culturelles de la guerre des sexes

Conflits de personnes, conflits de familles, conflits de cultures

par Tobie Nathan[1]

 

     

Ce texte a été publié dans Informations sociales, N°3, 1993. Il a été traduit en italien dans I Fogli di Orris sous le titre: "Figure culturali della guerra dei sessi. Conflitti di persone, conflitti di famiglie, conflitti di culture". N° 3, juin 1995, aux éditions Colibri.

Voila une quinzaine d’années que nous avons commencé à prendre en charge les patients originaires de cultures non-occidentales, dans leur langue maternelle [2] , à partir de leurs propres théories du mal, du malheur et de la malchance, à l’aide des objets et des opérateurs thérapeutiques ayant cours dans leur ethnie d’origine. Chemin faisant, nous avons appris que nous respections davantage le patient

– en respectant ses divinités et en l'invitant à ne pas se comporter comme si, au delà de l'océan, leur pouvoir s'était étrangement dissout;

– en respectant ses "manières de faire" (dans sa langue, en groupe et non en relation duelle, en usant des intermédiaires traditionnels tels que l’appel au grand frère, à l'oncle paternel ou à l’oncle maternel);

– en respectant ses "docteurs", qu’en Occident nous appelons avec condescendance "guérisseurs" et dont la science – faut-il le rappeler – est plusieurs fois millénaire alors que notre psychiatrie est à peine âgée d'une centaine d'années;

– en respectant ses objets de cultes, ses objets protecteurs, ses objets thérapeutiques (statuettes, amulettes, bouteilles de sorcellerie…) et en considérant avec sérieux [3] les effets qu'il leur attribue;

– en considérant que ce patient est aussi un exilé, en situation de fragilité, éloigné des siens, de sa famille, de son village et que les règles d'hospitalité exigent partout que l'hôte fasse la démarche vers l'étranger et non l'inverse…

Ainsi, ai-je été paradoxalement conduit à éprouver le sentiment d'obéir davantage aux règles de déontologie de mon métier en évoquant avec ces patients les morts, les esprits ou les rituels traditionnels qu'en m'interrogeant sur leur "désir inconscient".

La situation d’observation que constitue la consultation d’ethnopsychanalyse [4] est originale, tant par le matériel traité que par la méthodologie à laquelle elle contraint [5] . En effet, au sein d’un tel dispositif, nous ne raisonnons pas à partir d’énoncés "théoriques" mais techniques: c’est en modifiant des situations à partir de leviers culturels que nous prenons conscience tant de la nature éminemment complexe de ces situations que de la fonctionnalité de ces leviers.

Le mariage  
 

En général, dans les sociétés traditionnelles, le mariage est un contrat d’alliance entre deux familles, jamais une association de deux individus. Dans de telles situations, le sentiment d’amour est non seulement accessoire, il est souvent considéré comme malvenu. On se marie d’abord, on éprouve éventuellement de l’amour pour son époux ensuite – la plupart du temps: seulement de la tendresse. D’ailleurs les sociétés traditionnelles "considèrent" la passion amoureuse comme un danger pour le groupe social, souvent comme une folie furieuse [6]

Il semble même que les cultures traditionnelles mettent activement en œuvre des procédures visant à empêcher les époux de vivre un attachement évoquant de près ou de loin l’intense fusion que valorise apparemment le système occidental. Toutes les règles gérant le mariage pourraient même avoir pour principal but de contraindre le sujet à toujours considérer son conjoint – au moins d’un certain point de vue – comme un "étranger".

Systèmes patrilinéaires  
 

Ainsi, dans les systèmes patrilinéaires stricts, avec droit d’aînesse, comme le sont les systèmes d’alliance au Maghreb et en Afrique de l’Ouest musulmane, si le mari semble posséder toute autorité sur sa femme, il est évidemment confronté à un contre-pouvoir, tout aussi absolu que le sien: celui de son beau-père – surtout celui de son beau-frère (le frère de sa femme). Une femme ne s’opposera pas à son mari en son nom propre; elle se plaindra à son frère qui pourra venir demander des comptes à l’époux violent. C’est pourquoi chez les Bambaras, Soninkés, Malinkés, Mandings, Wolofs, Soussous, Peuls, etc. (Sénégal, Mali), l’épouse continue de porter le patronyme de son père. Le frère de la femme (par exemple: un Sissoko), pourra toujours venir au secours de sa sœur (elle aussi: Sissoko) contre l’époux (par exemple: un Coulibaly). Deuxième dispositif culturel empêchant la fusion amoureuse des époux: la "propriété" des enfants. Dans un système patrilinéaire, les enfants sont la stricte propriété de la lignée paternelle – jamais celle, conjointe, des deux époux, mais pas davantage celle, individuelle de l’époux. Ainsi, la réalité contractuelle fait-elle des beaux-frères et belles-sœurs, des surveillants permanents de l’éducation donnée aux enfants. Car en cas de litige ou de divorce, le père de l’enfant pourra confier sa petite fille, même âgée de quelques mois à l’une de ses sœurs, comme il pourra "donner" l’un de ses fils à un frère dont le mariage est resté stérile [7] . L’introduction permanente de tiers rend évidemment l’isolement amoureux très difficile. C’est ainsi qu’il faut également comprendre la troisième procédure culturelle de séparation obligatoire des époux: la polygamie. La multiplicité des épouses (dont le nombre dépasse rarement trois) fait naturellement de chaque femme la rivale de ses coépouses, non comme on pourrait le penser pour la conquête du mari, mais pour l’héritage destiné aux enfants – chaque épouse voulant faire de ses propres enfants les préférés du père, quelquefois même en recourant à la sorcellerie [8] . Notons enfin que dans ces pays, le mariage est un acte quasiment obligatoire, ne dépendant pas du désir singulier du sujet – au Mali, on dira par exemple d’un célibataire qu’il ne possède pas de dia (d’"ombre" ou d’"âme"). Il faut bien comprendre qu’un tel système de parenté est parfaitement homogène et fonctionnel et possède ses mécanismes internes de régulation des conflits par l’introduction permanente de tiers – la philosophie en étant toujours l’impossibilité d’une union de type symbiotique. C’est sans doute la raison pour laquelle il est relativement rare que de vieux époux, ayant rempli leurs devoirs éducatifs, poursuivent une vie commune.

Évidemment, un tel système, éminemment complexe et profondément interactif ne peut rester efficace que si les relais (beaux-frères, belles-sœurs) restent vivaces. Dans la migration, l’isolement plus ou moins prononcé des familles rend le mariage particulièrement instable.

Exemple clinique: née sur le pas de la porte  
 

La mère de Khadidja avait été mariée, en Algérie, avec un cousin éloigné, comme c’est souvent la coutume. Mais alors qu’elle était enceinte de quelques mois, les deux beaux-pères se disputèrent très violemment. Le père de la jeune épouse retira alors sa fille du sein de cette famille qu’il s’était mis à détester. L’enfant à naître d’une femme divorcée ne pouvant revendiquer aucune patrilinéarité, on fit donc accoucher sa mère littéralement sur le pas de la porte. Puis, le grand-père remaria la mère du bébé à un époux dont la famille lui convenait davantage et l’on confia la jeune Khadidja à sa grand-mère maternelle. Plusieurs fois par semaine, la petite Khadidja fuyait vers la maison de sa mère toute proche et chaque fois, on la ramenait chez ses grands parents. Un jour, sa mère partit s’installer avec son mari en France et la jeune Khadidja resta seule à se morfondre au pays. A l’âge de douze ans, cependant, son calvaire sembla prendre fin: sa mère lui permit enfin de la rejoindre en exil. Mais quelle ne fut sa déception lorsque Khadidja s’aperçut que c’était pour la donner aussitôt en mariage. L’on comprend bien la pression exercée par le système de parenté: en fait, on souhaitait par là réparer au plus vite l’absence d’inscription dans un patrilignage, et quelle meilleure manière que de procéder à cette réparation par le mariage. Mais c’était ignorer la force et la cohérence du système de parenté. N’ayant pas eu de lignée paternelle, la toute jeune Khadidja, seulement âgée de treize ans, ne pouvait accepter de s’inscrire dans la patrilinéarité de son époux car c’était ainsi se livrer sans défense (sans père, sans frère) à l’arbitraire d’un étranger. N’ayant ni frère ni cousin paternel, Khadidja n’était pas une fille comme les autres. Dès la première grossesse, juste neuf mois plus tard, commencèrent les conflits. Le premier enfant périt des suites de l’accouchement et la naissance des six enfants qui succédèrent ne firent qu’attiser le feu de l’enfer qu’endurait Khadidja avec son mari. Si bien qu’à l’âge de vingt-huit ans, et contre l’avis de toute sa famille, elle entreprit de demander le divorce selon la loi française. Naturellement, les services sociaux lui vinrent activement en aide dans toutes ses démarches. Elle trouva un emploi et commença une vie indépendante "à l’européenne".

Lorsque nous reçûmes Khadidja, elle était âgée d’un peu plus de quarante ans. Elle revenait d’Algérie où elle était partie enterrer son fils aîné. Toxicomane, délinquant, incarcéré, il venait de se faire abattre par les gardiens lors d’une tentative d’évasion. Le second, également toxicomane, avait fait trois ans de prison entre quinze et dix-huit ans. Son avenir ne semblait pas beaucoup plus réjouissant. La troisième, une fille en était à sa deuxième défenestration, huitième tentative de suicide – et les plus jeunes semblaient emprunter le même chemin que leurs aînés. Les services sociaux, désemparés, ne comprenaient pas le résultat désastreux de toutes leurs tentatives de prise en charge. Coût des prises en charge: Deux enfants incarcérés à plusieurs reprises, six enfants alternativement placés à L’Aide Sociale à l’Enfance , nombreuses mesures d’A.E.M.O., diverses prises en charge psychiatriques, psychothérapiques et psychopédagogiques – et tout cela avec un résultat négligeable et surtout un véritable "travail de Sisyphe", toujours à recommencer…

Il était clair qu’aucune théorie occidentale n’était susceptible d’intervenir sur la situation globale, ni même d’expliquer un tel destin poursuivant Khadidja depuis les premiers jours de sa conception. A la consultation d’ethnopsychanalyse, nous sommes intervenus en amont de toutes ces questions, essayant de répondre à l’énigme qui nous semblait contenir toutes les autres: comment se faisait-il que, sitôt apparue, dès le ventre de sa mère, Khadidja avait ainsi déclenché ruptures et catastrophes familiales? Alors, nous entreprîmes de discuter le sens d’un prénom arabe, relativement répandu au Maghreb: Ma’hjouba – du mot ‘hijab, signifiant à la fois: "voile", "hymen", "enveloppe", "protection", "amulette"… Pourquoi ne l’avait-on pas nommée Ma’hjouba ? Car Khadidja portait un nom qui aurait pu convenir à la première fille d’un couple heureusement marié, certainement pas à une enfant "née sur le pas de la porte" [9] . En lui signifiant qu’elle avait été mal nommée, nous laissions entendre qu’il faudrait sans doute procéder à une nouvelle entreprise de nomination, lui attribuant par exemple le prénom Ma’hjouba ("protégée", enveloppée") et surtout qu’il faudrait la placer sous la protection d’un saint (walli ). Je dois dire qu’une telle formulation 1) déclencha chez Khadidja une série d’associations d’idées et de souvenirs autour d’un "pouvoir" mystérieux dont elle pressentait la présence en elle depuis sa plus tendre enfance ("_…lorsque j’étais enfant et que quelqu’un me faisait du mal, j’allais prier sur la tombe du walli, le suppliant de punir mon ennemi et immanquablement ce dernier avait un accident ou tombait malade…"); 2) une entreprise de réinterprétation de son destin à la lumière d’une idée nouvelle; 3) un espoir de "correction" du destin en recourant à des rituels culturels adéquats.

Ce que les services sociaux français prenaient en toute bonne foi pour des conflits de couple, pensés de manière "universelle" – avec peut-être seulement une petite once de folklore musulman, se révèla, après analyse, être une véritable "maladie du destin" qui, si elle n’avait pas été prise en charge de manière spécifique, aurait pu continuer à produire des désastres des générations plus tard.

Systèmes matrilinéaires  
 

Dans les systèmes matrilinéaires, le mariage est encore plus une alliance entre deux familles, d’autant que les enfants deviennent propriété de la famille de la mère. Dans un tel système, l’altérité des époux est rendue obligatoire du fait de deux tensions quasiment inévitables: 1) Les frères de l’épouse viennent régulièrement contrôler la conformité de l’éducation donnée à leurs neveux, enfants dont ils ont la responsabilité et qui hériteront, en principe, de leurs biens. 2) Les sœurs du mari interviennent constamment dans le couple pour vérifier que l’épouse ne détourne pas les biens destinés à leurs propres enfants, neveux de l’époux. Ainsi, en système matrilinéaire, le mariage, constamment surveillé par les tiers de la famille alliée est-il presque complètement à l’abri des phénomènes de fusion amoureuse. C’est pourquoi, en milieu traditionnel, il est particulièrement stable. Malinowsky avait noté depuis longtemps chez les Mélanésiens des Îles Trobriand que le mariage matrilinéaire permettait d’évacuer sur les alliés les tensions agressives père/fils et mère/fille, les déplaçant sur des couples plus périphériques tels que oncle/neveu ou frère/sœur.

Cependant, un tel mariage subit de nos jours une radicale modification due à deux phénomènes: 1) les indépendances africaines depuis les années soixante et 2) la généralisation des mariages inter-ethniques du fait du succès des idéologies religieuses ou politiques.

1) Les indépendances africaines ont vu apparaître des états-civils sur le modèle français, c’est-à-dire patrilinéaires. En système patrilinéaire, le patronyme, comme son nom l’indique, est le nom du père. En système matrilinéaire, il n’existe en principe pas de patronyme, chaque personne recevant une série de noms qui lui sont propres [10] . Ainsi, les états africains administrant un grand nombre d’ethnies matrilinéaires tels que le Cameroun, le Congo, la Côte d’Ivoire ont-ils, par souci d’homogénéïsation, invité leur population à adopter un état-civil patrilinéaire. Ils ont demandé aux sujets provenant d’ethnies matrilinéaires d’adopter le nom de leur père comme patronyme et leur propre nom comme prénom (Zaïre – mesure dite d’"authenticité") ou bien leur nom comme patronyme et leur prénom chrétien ou musulman comme prénom (Côte d’Ivoire). Le résultat d’un si profond et si brutal changement a été en général un abandon de surface de la matrilinéarité, mais de violentes résurgences de cette dernière, par exemple dans les accusations de sorcellerie [11].

2) Le passage de l’ethnie à la nation, au début totalement artificiel a bouleversé les populations africaines de manière beaucoup plus profonde qu’on ne l’imagine habituellement. Les religions monothéistes ont rapidement constitué des affiliations supra ethniques – et ce fut, il faut le savoir, une raison non négligeable de leur succès en Afrique. Si un Douala du Cameroun peut épouser une Bamiléké, pourtant si différente culturellement de lui, c’est parce que d’un point de vue religieux, un chrétien épouse une chrétienne. De même les idéologies politiques nationales sont-elles venues bouleverser les lois coutumières. Ainsi, du point de vue national, une Fanti épouse un Apollo sans problème puisque, du point de vue civique, il s’agit d’un simple mariage entre un Ivoirien et une Ivoirienne.

Mais si le système matrilinéaire, imbriquant étroitement toutes les familles d’un même village, est un excellent système de parenté traditionnel, il se révèle catastrophique dès qu’il s’agit de gérer des mariages inter-ethniques. Lorsque un homme et une femme, originaires de deux ethnies matrilinéaires contractent un mariage, étant donné que les échanges d’enfants ne peuvent avoir lieu horizontalement, c’est-à-dire entre beaux-frères (je donne mes enfants au frère de mon épouse, mais je reçois les enfants de mes sœurs) ce mariage se transforme ipso facto en mariage patrilinéaire; les conséquences se faisant ressentir dès la première naissance.

cliquer ici pour voir le schéma de parenté en système matrilinéaire
Exemple clinique: enfant de l’eau  
 

Billy est un petit garçon, très noir de peau, mince, efflanqué, au regard absent de myope. La première fois que nous le rencontrons, il erre sans cesse d’un endroit à l’autre de la pièce, se laissant tomber ici ou là, s’affaissant sur le sol comme neige au soleil, grognant quelque borborygme incompréhensible.

Billy est âgé de huit ans. Il est confié depuis deux ans à un Hôpital de jour où une équipe compétente et dévouée tâche de l’introduire au monde de la communication, sans grand succès, je dois dire. Face à des symptomes autistiques aussi massifs, l’équipe se décide à nous solliciter pour une investigation ethnopsychanalytique. Ce matin, nous recevons toute la famille: le père de Billy, Emile, un Apollo de Côte d’Ivoire, bel homme à l’allure décontractée, Marinette, son épouse, d’ethnie Fanti , femme beaucoup plus introvertie, présentant même un air profondément déprimé, les trois enfants d’un premier mariage de Marinette, âgés de quinze, treize et douze ans, la psychiatre responsable de Billy, son éducatrice. Dans notre équipe, nous comptons plus d’une dizaine de cliniciens dont cinq africains: une psychologue originaire du Sénégal, un psychologue béninois, un psychiatre malien, un psychologue ivoirien, une psychologue togolaise. Tous ensemble, nous commençons à nous interroger sur l’origine des troubles de Billy.


L’étiologie sorcière  
 

Emile commence à raconter qu’il est rentré au pays interroger les devins et les guérisseurs. On lui a plusieurs fois expliqué que la maladie de Billy remontait à un premier retour du couple en Côte d’Ivoire, alors que l’enfant était âgé de deux ans. Des parents malveillants, de la famille du mari, auraient "travaillé" l’enfant – "avec une tête de perroquet" précise Emile. C’est pourquoi il ne parvient pas à parler, tout juste à répéter certains mots de manière machinale. Durant ces explications, Marinette, son épouse, s’enferme dans un mutisme d’opposition, semblant ruminer de mauvaises pensées. Je m’informe de la façon dont s’est déroulé le mariage. Marinette était veuve, nous explique Emile. Ils se sont d’abord mariés civilement puis, le mari est allé rencontrer la famille de son épouse afin de s’enquérir de la dot exigée [12] . Il a réuni la totalité des cadeaux demandés et le mariage coutumier a pu se dérouler normalement, justement durant ce voyage qu’ils firent dans le courant de la seconde année de Billy. A ce moment, Marinette précise que la famille d’Emile n’était pas d’accord avec leur décision de se marier et qu’ils n’ont jamais véritablement accueillie la nouvelle épouse. Je demande pourquoi. "Chez nous, comme vous le savez, répond Emile, c’est le matriarcat (sic [13] ). Moi, je suis le seul garçon d’une fratrie de neuf. Alors, mes sœurs ne voulaient pas que je me marie, afin que je travaille uniquement pour leurs enfants…"

Il est vrai qu’Emile a le devoir de s’occuper de l’éducation des enfants de ses sœurs. Mais il est n’est pas nécessairement seul dans cette tâche. Les cousins, frères classificatoires, occupent la même place que lui par rapport à ses sœurs et peuvent constituer un relais non-négligeable. En revanche, il ne parle pas du fait que Marinette n’est pas une Apollo mais une Fanti et que même si ce sont des ethnies linguistiquement très proches, la matrilinéarité – c’est-à-dire l’échange horizontal des enfants ne peut dans ce cas fonctionner de manière satisfaisante. Toujours est-il que cela ne constitue pas un conflit suffisant à expliquer une pathologie aussi grave chez Billy, le premier né du couple.


La transgression de tabou  
 

Après plus d’une heure d’éxplications sur les organisations familiales respectives, Marinette "lâche enfin le morceau": Le couple, débordé par les tâches diverses, avait hébergé une jeune cousine de Marinette qui devait aider la maîtresse de maison, travaillant alors à l’extérieur, dans la prise en charge du ménage. Emile a entretenu durant plus d’un an une relation sexuelle avec la jeune cousine. Un jour, Marinette en a rêvé. Elle s’est alors enquis auprès de sa cousine qui a tout de suite avoué l’adultère. Billy, alors âgé de trois ans, aurait assisté aux ébats des coupables. C’est ce qui, d’après sa mère, expliquerait sa perte de langage, comme s’il s’empêchait de révéler un dangereux secret. A ce moment de la consultation, Billy s’écrie de manière écholalique: "le verre s’est cassé…" Marinette ajoute alors que personne ne peut lui faire du mal car elle est jumelle et possède des pouvoirs particuliers. Quiconque entreprendrait de lui nuire verrait le mal se retourner mystérieusement contre lui. Naturellement, Marinette souhaite divorcer, mais avant cela, elle exige réparation pour l’humiliation subie, et cela selon les règles coutumières. Il faudra que les deux coupables s’exposent nus devant l’assemblée du village et acceptent de subir à leur tour l’opprobre publique. Emile reconnaît les faits mais se refuse à penser que l’adultère pourrait être à l’origine de la pathologie de son fils. Il a lui aussi interrogé des vieux qui lui ont répondu qu’une telle étiologie était impossible. Il refuse de se soumettre au rituel expiatoire sans raison valable.

A nouveau, nous nous trouvons aux prises avec des organisations culturelles très cohérentes, mais qui ne nous paraissent pas suffisantes à expliquer une pathologie aussi grave que l’autisme infantile. Nous verrons que pour changer de registre, pour passer à un niveau d’abstraction supérieur, il nous faudra encore de longues heures d’investigations. Cependant, à l’issue de la première séance, nous proposons trois énoncés:

1) La situation n’est pas claire; il est trop tôt pour entreprendre une procédure culturelle de réparation.

2) Billy n’est pas un enfant comme les autres! Il n’est peut-être pas du tout un enfant. Il ressemble aux jumeaux ou à certains enfants qui naissent "déja vieux". C’est une sorte d’"enfant-ancêtre" [14] .

3) Il est indispensable d’aller "interroger" un devin au pays, peut-être même au Ghana, pays d’où sont originaires toutes les ethnies du groupe Akan afin qu’il explique pourquoi Emile et Marinette ne sont pas véritablement mariés; car nous avons également ajouté que si une telle chose avait pu arriver, c’est parce qu’ils n’avaient pas été vraiment mariés.


La jumelle et sa poupée  
 
Et nous donnons un rendez-vous trois mois plus tard. Nous ne reverrons la famille qu’après neuf mois. Ils avaient eu le temps de rentrer au Ghana consulter un devin. Le guérisseur avait "interrogé son eau" [15] et révélé que Marinette avait une jumelle décédée à l’âge de huit ans. On avait alors confectionné une poupée destinée à protéger la jumelle survivante. La "poupée thérapeutique" avait été confiée à la mère de Marinette qui devait "la servir", c’est-à-dire veiller à lui rendre régulièrement les hommages rituels qui lui étaient dus. Lors de sa consultation, le devin avait aussi révélé que la mère de Marinette avait jeté dans la rivière la poupée de la jumelle. La mère de Marinette, interrogée par sa fille avait finalement avoué qu’il en avait bien été ainsi. Malheureusement, le couple n’avait pas réussi à trouver un guérisseur capable de confectionner une nouvelle poupée équivalente à la première et s’était promis de retourner au Ghana pour procéder à la réparation définitive de la situation.

Deuil, divorce, séparation  
 

Marinette semblait métamorphosée par son dernier voyage. Maintenant souriante, elle participait volontiers aux discussions et proposait sans cesse de nouvelles interprétations. Billy avait fait des progrès considérables dans la perception des autres et dans l’établissement des liens et il commençait à parler véritablement et non à répéter des mots ou des syllabes comme naguère. Il nous semblait que la famille était sur la bonne voie. Restait tout de même à élucider l’énigme du premier mariage de Marinette. Lors d’une séance suivante, nous avons appris que le premier mari avait abandonné Marinette avec trois enfants et était parti s’installer avec une autre femme. Mais, comme elle nous l’avait précédemment expliqué, du fait de son statut de jumelle, ceux qui lui faisaient du mal étaient automatiquement punis par la force mystérieuse qui protégeait Marinette. Ainsi, le premier mari tomba-t-il gravement malade. A plusieurs reprises il envoya quérir Marinette qui n’accepta jamais de se rendre à son chevet. Lors de ses funérailles, les parents du défunt demandèrent à Marinette de respecter les rituels de deuil afin de protéger les enfants mais, comme elle avait été abandonnée, elle refusa de s’y soumettre. Depuis, elle le voyait régulièrement en rêve, assis tristement à la porte de la chambre de ses enfants, comme s’il continuait à demander quelque chose à Marinette.

Les rituels de deuil d’une veuve sont généralement très contraignants en Afrique. Tout se passe comme s’il fallait que la survivante se disculpât par avance de l’accusation d’avoir assassiné le disparu par sorcellerie. Une fois disculpée, parfois par des épreuves ordaliques extrêmement violentes, la femme, alors délivrée, peut enfin nouer une nouvelle alliance matrimoniale. Naturellement, Marinette ayant été trahie par son premier époux, ne s’était pas sentie obligée de s’y soumettre. Mais c’était vite oublier que les morts n’ont pas le même comportement que les vivants car ils sont tous destinés, même ceux qui se sont comportés de la manière la plus vile de leur vivant, à devenir des ancêtres protecteurs.

Après cette dernière explication et l’engagement pris par Marinette de se rendre sur la tombe de son premier époux lors de son prochain voyage en Afrique, Emile et Marinette purent à nouveau reprendre leur vie commune. Nous les revîmes une dernière fois un an plus tard, avec un nouveau bébé, une petite fille extrêmement éveillée, qu’ils avaient prénommée Eve. Billy était maintenant devenu un grand garçon très coopératif qui voulait sans cesse langer et bercer le nouveau bébé.


Conclusions  
 

A l’issue de ces deux brèves présentations cliniques, il nous faut maintenant tirer les leçons d’une pratique aux confins de notre discipline. Je les formulerai en plusieurs points:

1) Les alliances de type matrimonial ne peuvent en aucun cas être pensées en termes psychologiques généraux de type "relation d’objet", "investissement libidinal", "conflit œdipien", etc. Si nous le faisons avec des couples de même origine ethnique que le clinicien, c’est parce que le professionnel partage avec ses "clients" des a-priori culturels inconscients.

2) Les entreprises de réparation tentées auprès de couples originaires de cultures non-occidentales, qu’elles soient sociales, éducatives ou psychothérapiques, sont nécessairement vouées à l’échec si elles ne tiennent pas compte de la spécificité culturelle du mode d’alliance [16] .

3) Car un couple ne peut exister que s’il constitue une unité au sein d’un vaste ensemble, unité en relation permanente d’échange avec d’autres unités de même type avec lesquels il constitue un système.

4) La plupart du temps, il suffit de resituer le couple au sein du système général pour obtenir une modification profonde et efficace. Mais une telle entreprise, si elle peut paraître simple au premier abord, se révèle vite d’une exaspérante difficulté car elle présuppose: 1) outre les connaissances cliniques habituelles du professionnel – son expérience; 2) des compétences anthropologiques extrêmement précises sur l’ethnie dont proviennent ses patients; 3) son engagement actif jusqu’à occuper une place culturellement conforme au sein du système traditionnel – autrement dit qu’il accepte d’être placé par ses patients à une place équivalente à celle d’un expert dans l’ethnie: la place d’un guérisseur, d’un devin, d’un griot ou d’un prêtre. Peu parmi nous consentent à se soumettre à une telle obligation…

Tobie Nathan: email

Paris, janvier 1993

Notes  

[1] . Professeur de Psychologie Clinique et Pathologique à l’Université de Paris VIII.

[2]. même, lorsque cela se révèle possible, des langues aussi peu répandues que le sont certaines langues africaines.

[3]. ce qui ne signifie pas "avec naïveté".

[4]. Les consultations ont d’abord eu lieu dans le service de psychopathologie de l’Hôpital Avicenne, alors dirigé par le Pr S. Lebovici, puis dans le cadre de la PMI de Seine-Saint-Denis; maintenant elles se déroulent au sein du "Centre Georges Devereux" – Centre d’Aide Psychologique aux Familles Migrantes – Université de Paris VIII, Saint-Denis.

[5] . A ce sujet, Cf Nathan T.: Fier de n’avoir ni pays ni amis, quelle sottise c’était… Principes d’ethnopsychanalyse. Grenoble, Editions de la Pensée Sauvage, 1993.

[6]. Quelquefois, comme dans la Grèce antique, comme une folie envoyée par les dieux (ici: Aphrodite) pour punir les hommes de ne pas leur accorder tous les honneurs qui leur sont dus. Cf: Platon: Phèdre.

[7] . Dans un tel système, tout se passe comme si tous les enfants d’a , considérés comme les descendants d’un même ancêtre éponyme étaient la propriété de la lignée paternelle qui peut donc en disposer à sa guise. Ce qui explique que, du moins du point de vue de l’organisation culturelle de la parenté, tous les cousins patrilinéaires sont des frères – ils sont d’ailleurs nommés ainsi. Cf Nathan T.: "De la "fabrication" culturelle des enfants. Réflexions ethnopsychanalytiques sur la filiation et l'affiliation" Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie, N°17, 13-22.

[8]. Les coépouses sont potentiellement l’une vis à vis de l’autre des agresseurs en sorcellerie. Même si elles n’y recourrent pas concrètement, elles sont toujours soupçonnées de telles actions. Que l’enfant d’une épouse tombe gravement malade et la coépouse sera automatiquement soupçonnée d’avoir manipulé quelque sort.

[9] . Ici, naturellement, j’utilise un prénom imaginaire, mais Khadidja portait effectivement un prénom que l’on donne habituellement à la première fille d’un couple sans histoire, comme si la famille avait voulu gommer la singularité de sa naissance. Déjà, ils avaient commencé à vouloir réparer trop vite…

[10] . C'est pour toutes ces raisons qu’un grand nombre d'ethnies africaines matrilinéaires ont pris l'habitude de donner à l'enfant un nom qui correspond à un certain vécu de la mère durant sa grossesse (Certains s'appellent ainsi : "Elle a beaucoup souffert", "Elle s'est cassé le fémur", "ils se sont beaucoup disputé", etc.). C'est par exemple le cas des ethnies du groupe Congo . Les Douala du Cameroun donnent trois noms à l'enfant. L'un choisi un peu à la manière occidentale, sans qu'aucun rituel ne préside à ce choix, le second, choisi à la manière des Congo , et un troisième, sorte de sobriquet, choisi en fonction d'une des singularités de l'enfant tel que "trotte comme un cheval" ou "toujours bougon". Plus tard, le sujet retiendra l'un d'entre eux pour en faire son prénom usuel

[11]. Au Congo et au Zaïre, on assiste à une recrudescence extraordianire d’attaques de sorcellerie de la part des frères des épouses qui tentent de récupérer par sorcellerie les prérogatives qui leur ont été supprimées par décret gouvernemental.

[12]. Généralement en Afrique, et plus particulièrement dans les ethnies du groupe akan (Agni, Atyé, Apollo, Baoulé, Fanti, Guerzé, etc.) la dot est offerte par l’époux à la famille de l’épouse. Autrefois substantielle, elle tend à l’heure actuelle à prendre des formes plus symboliques: une pièce de monnaie, de l’huile de palme, quelques bouteilles de Gin…

[13] . Il veut bien sûr parler de la matrilinéarité.

[14]. Cf Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, N° 4: L’enfant ancêtre, 1984.

[15]. Les ethnies du groupe Akan, même christianisées, sont rpofondément attachées à leurs génies de l’eau qui se manifestent dans les transes des "possédés", dans les rituels de divination et qu’ils servent par des offrandes et des sacrifices.

[16] . A la consultation d’ethnopsychanalyse, nous disposons de dizaines d’exemples permettant d’affirmer qu’une telle règle n’admet aucune exception.

 

 
 
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