Psychothérapie et politique
Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de lethnopsychiatrie
par Tobie Nathan" Si luniversel est à la fin, corps sans organes et production désirante, dans les conditions déterminées par le capitalisme apparemment vainqueur, comment trouver assez dinnocence pour faire de lhistoire universelle ? "
Gilles Deleuze, Felix Guattari, Lanti-dipe. Capitalisme et schizophrénie. Paris, Minuit, 1972, p. 163.
Depuis plus de trois ans, cest devenu comme une mode que de sen prendre à la pratique de lethnopsychiatrie et surtout à ma personne, à ma pensée, au style de mes textes, avec une violence qui ne recule ni devant linsulte ni devant la calomnie[1] à un livre surtout, qui a déclenché une sorte de petit scandale : Linfluence qui guérit[2]. La revue Genèses a récemment offert une tribune à la dernière en date de ces critiques, " Lethnopsychiatrie et ses réseaux. Linfluence qui grandit "[3], par Didier Fassin critique caractérisée comme toutes les précédentes par la recherche dune disqualification morale de la personne pour se débarrasser dune pratique qui dérange les ordres universitaires, lorganisation des structures de recherche, le consensus des bien-pensants.
Tout a commencé par un article confus de Salima Zerdalia Dahoun, suivi de plusieurs textes assez obscurs dOlivier Douville et puis de Fethi Benslama, qui sont en fait toujours la reprise du même article[4]. La controverse sest portée sur la place publique lors de la parution en 1996 dune page dans Le Monde signée par F. Benslama[5]; darticles dans Libération, lun dAlain Policar [6], lautre de Maurice Dorès, un encore de Daniel Sibony [7]. À la suite de la parution de Ethnopsychiatrie des Indiens Mohave de Georges Devereux, aux éditions Les empêcheurs de penser en rond, et du fait que jen avais rédigé la préface, est paru dans La Quinzaine Littéraire un prétendu compte rendu du livre tombereau dinjures signées dAndré Marcel dAns[8]. Dernièrement encore, la revue Politis a consacré un dossier entier à la même prétendue " dérive de lethnopsychiatrie ", avec des articles des mêmes F. Benslama, Richard Rechtman, Elisabeth Roudinesco[9]. Tous ces textes, qui dailleurs se copient abondamment les uns les autres, veulent faire apparaître les travers politiques voire même les alliances " objectives " de lethnopsychiatrie afin de la disqualifier, non pour des raisons scientifiques, mais du fait quelle viendrait en contradiction avec des impératifs moraux soit de gauche " contre les lois de la République ", soit de nature psychanalytique, " contre le sujet ". Les énoncés les plus caricaturaux qui pourraient même se révéler drôles sils ne semaient des germes de tragédie étant ceux qui énoncent que la reconnaissance de linconscient freudien équivaut à une adhésion aux principes républicains.
Genèses 38, mars 2000, pp.136-159
Cependant, le texte de D. Fassin présente plusieurs intérêts. Il est clair et correctement écrit. Sil ne contient rien de bien nouveau, reprenant en les développant les principaux thèmes des attaques précédentes, il les formule selon les règles qui conviennent aux écrits universitaires. Semblant prouver ce quil avance, il donne du coup la possibilité dy répondre peut-être aussi, et cest son véritable mérite, loccasion dengager réellement une controverse sur les enjeux actuels autour de lethnopsychiatrie, dont jessaierai de montrer ici quils sont à la fois cliniques, universitaires et aussi politiques.
Les enjeux théoriques de lethnopsychiatrie
Durant ces quinze dernières années, on a vu se développer un nouveau paradigme théorico-clinique qui, en France, a pris le nom d" ethnopsychiatrie ". Il faut dire que ce nest pas la première fois que, entre dix à vingt ans après larrivée massive dimmigrants, la psychiatrie produit une sous-discipline mâtinée danthropologie et de psychiatrie durant les années 1950-1960 aux États-Unis et au Canada (transcultural psychiatry), les années 1970 en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Hollande, de nos jours en Italie, en Suisse, en Belgique. Aux États-Unis, cette orientation emprunte plutôt des méthodologies empiriques et classificatoires. Autres temps, autre inspiration locale : en France, lethnopsychiatrie sest avant tout développée de manière clinique et plutôt en direction de la psychothérapie. Mais là, elle sest aussitôt vue violemment contrainte au conflit, comme si lon avait cherché à la faire entrer de force dans un débat politique piégé davance : communautés ou République, culturalisme ou universalisme.
Les termes de la controverse
Le débat serait le suivant : soigner des immigrés en prenant en compte leur appartenance culturelle, et cela dans lorganisation même des soins, aboutirait à les stigmatiser, à les " enfermer dans leur culture ", à leur interdire cette énigmatique " intégration " à laquelle ils aspireraient de toutes leurs fibres. Cest alors quapparaissent les injures. Reconnaître à quelquun une appartenance ce que je ferais, bien sûr, sans aucun discernement, ne serait au fond quune réédition de lidéologie raciste. En général ce type dénoncés ne cherche pas à établir si ce (néo)racisme des praticiens de lethnopsychiatrie est conscient, assumé, idéologique, militant, ou bien sil constitue une sorte de " pulsion inconsciente ". Dans ce cas le meilleur des cas, sans doute le praticien de lethnopsychiatrie serait le représentant dune espèce nouvelle : le (néo)raciste malgré lui.
Sy ajoute une seconde série de critiques que lon pourrait résumer ainsi : reconnaître une appartenance aux immigrés en souffrance psychologique, les penser " attachés " à des dieux, à des lieux, à des objets, reviendrait à étouffer la question sociale, à se faire complice et même, sans doute, agent [10] dun pouvoir qui aurait tout à gagner à les laisser croupir dans leur misère. Au fond, lethnopsychiatrie ne serait quune version modernisée de lopium du peuple. Cest ce qui expliquerait son succès tant auprès des instances administratives que des travailleurs sociaux, autant dengourdis au même opium [11].
Une troisième série de critiques vient insidieusement poser le même type de problème sur le plan clinique. Daprès D. Fassin, sappuyant sur des commentaires de R. Rechtman [12], une clinique découle nécessairement de postulats universalistes ; il affirme même que les conditions de possibilité de cette pratique ne seraient pas de nature pragmatique ou scientifique, mais constitueraient en quelque sorte un impératif moral. En dautres termes, pas de pratique clinique si lon ne fait a priori, vu duniversalisme moral. Quelle drôle de prémisse ! Une discipline scientifique aurait donc un impératif moral comme condition de possibilité Quelle incohérence dans le raisonnement ! Un telle négligence dans la construction de largumentation ne peut sexpliquer que par un désir têtu de porter la guerre. Et appeler Michel Foucault à laide pour ce type de proposition tourne bientôt à la farce lorsquon connaît les positions que ce dernier a pris, notamment sur ce quil appelle les savoirs assujettis : " Par "savoirs assujettis", jentends également toute une série de savoirs qui se trouvaient disqualifiés comme savoirs non-conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés : savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs en dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requises[ ] [13]. " Dautant que si lon se penche, par exemple sur le cours donné en 1974-1975, intitulé " Les anormaux ", M. Foucault nétait pas bien loin des constats que lethnopsychiatrie de terrain opèrera bien des années plus tard, notamment sur lutilisation de la psychanalyse pour retirer la responsabilité de leurs enfants aux familles issues des milieux populaires[14].
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Les propostions théoriques de lethnopsychiatrie
Or, je ne cesse de le répéter, " lethnopsychiatrie na jamais voulu de cet état de guerre quelle sest vue et se voit de jour en jour imposer ! En réalité, depuis bientôt vingt ans qua été créée la première consultation dethnopsychiatrie à lhôpital Avicenne, depuis sept ans, à luniversité de Paris VIII, au sein de lUFR de psychologie, au Centre Georges Devereux, lethnopsychiatrie a toujours été un champ expérimental de médiation "[15] entre les thérapeutiques que rapportent avec eux les immigrants et les dispositifs existant en France. Agir selon cette philosophie de la médiation, cest tout au contraire prendre le pari dune paix acceptable, le pari de la construction possible dune vie en commun avec dautres.
La théorie développée dans Linfluence qui guérit [16], que jai ensuite approfondie et précisée dans " Éléments de psychothérapie "[17] est une tentative de tirer les conséquences, tant conceptuelles que techniques, de vingt années de pratique psychothérapique auprès des populations migrantes. Elle ne constitue sans doute pas une théorie achevée, seulement une tentative sérieuse dénoncer à la fois les principes techniques permettant ce type de travail tout en essayant dy intégrer la masse de connaissances issues des études anthropologiques de terrain auprès des guérisseurs [18]. Cet essai propose également une alternative à la manière dont la psychopathologie organise sa mondialisation, puisque cette discipline semble, du moins pour linstant, avoir pris la décision de le faire selon la façon dont se répandent dans le monde les produits industriels fabriqués en Occident cest-à-dire en disqualifiant les produits locaux et en faisant naître par tous les moyens une demande spécifique chez les nouveaux consommateurs. En dautres mots, psychiatrie et psychanalyse tentent de sinscrire dans le procès général de mondialisation en proposant des produits estampillés du label " certifié rationnel ", " certifié universel ". Ma proposition théorique générale se situe à lopposé de cette démarche néo-colonialiste. Devant le constat de la mondialisation, elle propose de nouvelles bases théoriques qui 1) sinterdisent de disqualifier les " psychopathologies " locales, 2) se proposent de mettre en valeur les implicites théoriques de ces pratiques et 3) sengagent à montrer que ces pratiques peuvent fournir, elles aussi et non pas elles seulement ! des solutions à des problèmes techniques rencontrés en tous lieux par les thérapeutes. En cela, lethnopsychiatrie nest en aucune manière une nostalgie de systèmes traditionnels en voie de disparition, elle est au contraire une méthodologie de la modernité en train de se construire une méthodologie en sympathie avec la pratique des acteurs. Cette tentative, certes ambitieuse, nest possible que si lon considère sur le même plan cest-à-dire avec un égal respect les thérapeutes occidentaux et les " guérisseurs locaux ", en créditant donc les théories des guérisseurs de la possibilité de rendre compte, au moins en partie, de leur pratique. Et cela, à la différence des a priori universalistes à la Fassin, ne découle pas dun impératif moral, mais technique : il sagit de construire une pratique qui, précisément, accepte lépreuve de ne pas disqualifier (ce qui est si facile aux experts) les pratiques des guérisseurs. De ce fait, et à lexemple d Henri Collomb dans les années 1960 à Dakar [19], je considère les guérisseurs comme des " confrères " et jenvisage mes investigations sur le terrain comme des confrontations techniques de professionnels. Là sarrête la collaboration avec les guérisseurs. À la différence d H. Collomb et de quelques autres cliniciens à sa suite, je ninvite aucun guérisseur daucune sorte dans mes consultations et si jexpérimente certains de leurs concepts, je reste un psychologue et seulement un psychologue.
Ce programme de travail est évidemment entré en opposition avec deux catégories de professionnels. Ici, jentends par " professionnels ", non pas tant les chercheurs dun champ, mais ceux parmi les praticiens de ce champ qui veulent maintenir un droit de propriété, un droit hors crise et hors critique, sur ce champ et sur ses méthodes. De ce fait, le reproche que madresse D. Fassin de " substantialiser " la culture est non seulement ridicule, mais sapplique en réalité à lui-même et à ceux qui, comme lui, " substantialisent " lanthropologie au point dexclure de ses champs et de ses objets quiconque ne participe pas du " cercle ".
Lanthropologie
Les anthropologues, dune manière ou dune autre, considèrent les pratiques des guérisseurs comme la mise en scène de " croyances " (je précise que je parle des anthropologues et non pas de lanthropologie et plus précisément de ceux parmi les anthropologues qui se comportent comme si lêtre " anthropologue " était attaché à une certaine façon de pratiquer ce métier). Du fait de la nature de leurs analyses, ils ont en général tendance à nattribuer lefficacité de ces pratiques quà une sorte de " magie sociale " quelles que soient par ailleurs les façons dont ils construisent leur interprétation autour de la " croyance ", des " réorganisations sociales des conflits ", des manifestations spectaculaires des revendications de sous-groupes opprimés, etc. Ils semblent percevoir comme une monstruosité intellectuelle, comme lintrusion dune idéologie " new age " ou même la profession de foi dun gourou sectaire, lidée quun thérapeute formé en Occident puisse trouver quelque science dans des croyances qui nont deffet, daprès leurs théories, que dêtre pratiquées au village[20].
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Ce faisant, ils oublient deux faits dimportance : les convictions des patients, dune part, qui continuent à expliquer leur souffrance à partir des théories de leurs thérapeutes locaux et les consultent volontiers tant dans la migration quau pays dorigine ; lapparition dune nouvelle catégorie de chercheurs, dautre part, issus des mondes quils décrivent, des docteurs africains par exemple, en anthropologie, en sociologie ou en psychologie qui considèrent comme étant de leur devoir de protéger, de renforcer et même de promouvoir les objets quils analysent. Pour un psychologue béninois, par exemple, discuter des thérapies pratiquées au sein des rituels vaudous, cest aussi parler dune religion quil respecte et parfois continue à pratiquer ; de même pour un psychologue musulman, resté croyant, et ils sont nombreux, tant au Maghreb quau Moyen-Orient, aborder les pratiques thérapeutiques islamiques, cest aussi entrer dans lanalyse de ce que, simultanément, il respecte et honore. Cette position me paraît la plus heuristique et cest précisément celle qui est si difficile à des anthropologues formés en Occident, qui, je le rappelle sont rattachés à dautres références et non pas à aucune !
Là, les anthropologues se trouvent devant une nouvelle difficulté à résoudre, un problème contemporain, véritablement moderne, que je formulerai ainsi : comment continuer à produire du discours anthropologique sans disqualifier voire même injurier les personnes que lon prétend décrire dautant que ces groupes ont tendance aujourdhui à produire des représentants de plus en plus qualifiés.
Encadré 1 : anthropologie médicale et " new age "
Il existe tout un courant que lon pourrait dire " new age " et pas seulement aux États Unis qui emprunte aux techniques " traditionnelles ", surtout chamaniques, certains de leurs objets, en les entremêlant dune phraséologie mystique, jungienne ou religieuse cuménique. Outre que ces praticiens ont tout de même soulevé de vraies questions, notamment sur lusage des substances psychédéliques, on ne peut prétendre que lethnopsychiatrie soit comparable en quoi que ce soit avec ce type de pratiques. Voir par exemple Michael Harner, Hallucinogens and Shamanism, New York, Oxford University Press, 1973 ; Richard Evans Schultz, Albert Hofmann, Les Plantes des Dieux, les plantes hallucinogènes - botanique et ethnologie, Paris, Éd. du Lézard, 1993 ; Frank Bruce Lamb, Un sorcier dans la forêt du Pérou, lhistoire extraordinaire de Manuel Cordova-Rios, Paris, Éd. du Rocher et Le Mail, 1996, etc. tentatives qui ont été reprises de manière plus systématique par Francisco Varela, Un savoir pour léthique : sciences cognitives et sagesses orientales, Paris, La Découverte, 1996.
Les psychanalystes proclament une théorie selon laquelle tout ce qui nest pas psychanalytique relèverait peu ou prou de la suggestion. Ils ne voient dans lémergence dune nouvelle catégorie de discours de thérapeutes, que la résurgence de pratiques pré-psychanalytiques [21]. On pourrait rire des critiques psychanalytiques qui taxent systématiquement de " résistance à la psychanalyse " toute nouvelle théorisation non psychanalytique, un peu de la même manière que les communistes qualifiaient naguère danti-communiste toute pensée sociologique ou économique non marxiste, si ce nétaient les drames individuels ou de carrière engendrés par de telles attaques. Car dire de quelquun quil est résistant à la psychanalyse, ce nest pas seulement le déclarer incompétent, cest aussi le décréter aveuglé par des idées inconscientes, malintentionné, donc voire pervers[22].
Encadré 2 : Les psychanalystes et les théories non psychanalytiques
Les psychanalystes ont condamné depuis une vingtaine dannées les travaux modernes sur lhypnose (voir Léon Chertok, " Court historique des idées sur lhypnose ou dun 89 à lautre " in Daniel Bougnoux (éd.), La suggestion, hypnose, influence, transe, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1991; François Roustang, " Un discours naturel ", Critique, n° 3, 1983) ; la thérapie familiale systémique à ses débuts, la chimiothérapie, encore très régulièrement (à lexception en France de Daniel Widlöcher, Les nouvelles cartes de la psychanalyse, Paris, Odile Jacob, 1996), et aujourdhui les psychanalystes rejettent les thérapies cognitives et comportementales. Il nest que de voir les caricatures quen dresse par exemple E. Roudinesco dans son dernier livre, Pourquoi la psychanalyse ?, Paris, Fayard, 1999. Il faut dire que la situation créée par les psychanalystes autour de lautisme a été la goutte qui a fait déborder le vase. Après la description par Kanner du syndrome, des psychothérapies de type psychanalytique se sont développées qui 1) excluaient les parents, les incriminant dans lorigine des troubles de leur enfant ; 2) qui interprétaient la totalité des symptômes à partir dune grille psychanalytique, centrant toute la thérapeutique sur le psychisme de lenfant ce qui, 3) amenait à détourner son attention des nécessités éducatives, voire rééducatives. Dans les années 1970 sest progressivement imposé un programme : Treatment and education of autistic and related communication handicapped children (TEACCH) découlant des principes suivants : " lorigine organique de lautisme ; la collaboration entre professionnels et parents ; loptique "généraliste " de la prise en charge ; des services complets, coordonnés et communautaires assurés pendant toute la vie de la personne autiste ; le caractère individuel de la prise en charge " (Gary B. Mesibov, Autisme, le défi du programme TEACCH, Paris, Pro-Aid Autisme, 1995). Les succès thérapeutiques du programme TEACCH nont pas été négligeables dans le progressif abandon de la psychanalyse en tant que principal référence en psychothérapie aux États-Unis.
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Lethnopsychiatrie sest donc trouvée plongée dans la guerre, mais à la mesure des problèmes théoriques contemporains rencontrés par lanthropologie et par la psychanalyse. Je dois tout de même avouer que ce nest pas en toute innocence ! Car si, conformément aux indications de G. Devereux, jai conservé le terme " ethnopsychiatrie " (quoique nétant pas psychiatre), cétait pour préserver loriginalité du domaine, notamment par rapport à la psychiatrie transculturelle, surtout américaine. La psychiatrie transculturelle est, du point de vue méthodologique, en quelque sorte le symétrique de lethnopsychiatrie. Elle se veut une psychiatrie que lon pourrait dire " culturellement éclairée " mais une psychiatrie avant tout ! Elle utilise les apports anthropologiques pour rendre la psychiatrie possible avec des populations que peu de choses dans leurs traditions prédisposaient à ce genre de pratiques. En vérité, cette psychiatrie consacre un lien entre anthropologie et conquête puisquelle demande à lanthropologie de lui fournir les savoirs qui lui permettront de percer les défenses que ces populations opposent aux pratiques psychiatriques [23].
Les choix méthodologiques de lethnopsychiatrie
Les choix méthodologiques de lethnopsychiatrie se sont simultanément dirigées dans deux directions : la traduction et le changement de paradigme.
La traduction
Pour commencer, je rappellerai un constat qui est dune grande banalité. Toutes les préciosités verbales parlant d" empathie ", de compréhension intuitive ou " infra-verbale " ne peuvent rien changer à la donnée dévidence : lorsquon ne parle pas la même langue, lincompréhension est totale dautant plus lorsquil sagit de relation clinique. Au début, nous pensions que les patients vivant en France, sy déplaçant, y travaillant, sauraient dune manière ou dune autre se faire comprendre. Mais lorsquil sagit dexprimer des pensées sur soi, sur les autres et le monde, la différence de langue devient un obstacle insurmontable. En clinique, lobstacle de la compréhension, cest justement limpression quon comprend et lorsque, de plus, on est censé être un spécialiste de lempathie, il est rare que lon admette ne pas comprendre. Mais la correction de cette situation est loin dêtre simple. Lorsque nous avons introduit la traduction au sein des consultations, au lieu de faciliter les échanges, cette innovation a multiplié les difficultés. La première difficulté, pour nous cliniciens, et en particulier pour ceux qui avaient reçu une formation psychanalytique (ce qui était le cas de la première équipe dethnopsychiatrie[24]), provenait de notre formation à lécoute. Car pour un psychanalyste, " écouter " signifie ne pas se laisser prendre au sens immédiat de la parole. Pour écouter ce qui est derrière la parole, il faut quil ny ait aucun obstacle à la compréhension immédiate de cette parole. La traduction nous a considérablement fait perdre en " fluidité découte ", mais nous a fait gagner en multiplication de lieux découte. Nous nous sommes rendus compte que la médiation laissait apparaître des points de focalisation du discours que nous ne connaissions pas auparavant. Du " qui des deux a raison ", implicite de la relation duelle, nous passions à une autre implicite : " sur quelle base parviendrons-nous à nous mettre daccord ? " Se mettre daccord, non pas nécessairement sur le contenu du discours, mais sur le discours lui-même. Ainsi, le praticien de lethnopsychiatrie ne peut être, comme laccuse D. Fassin, un " expert incompétent ", puisquil sagit pour lui dadopter délibérément la position de lignorant.
Exemples : les traductions débouchent souvent sur des questions du type : " Est-ce ainsi que lon dit ce genre de choses ? " Lidée dintroduire le médiateur pour faciliter la communication, a radicalement modifié la nature de la communication. Mais cette modification ne sest pas limitée aux formulations, elle a contaminé la totalité de la relation thérapeutique. Progressivement, les discussions sur la langue sont devenues un modèle. En nous demandant ce qui nous permettait de nous mettre daccord sur la signification des mots, nous avons également pris lhabitude de nous mettre daccord sur les autres enjeux de la relation thérapeutique. Certes, les usages des mots sont multiples, mais ils tiennent très peu à la subjectivité du locuteur. En effet, si lon discute suffisamment, il est toujours possible du moins en théorie de parcourir lensemble des significations disponibles dans une langue, et sans que cela ne dépende à aucun moment de la personnalité du locuteur. Nous avons ensuite glissé de lusage quon fait de la langue à lusage des objets qui circulent dans le monde du patient et à lusage de ce qui nous importait plus que tout : les pensées et les objets propres aux techniques thérapeutiques.
Exemple : Un patient sénégalais, de langue maternelle mandingue, me racontait au cours dune consultation quil était le dixième dune famille de treize enfants. Les neuf premiers étaient morts. Il me dit :
" Le prochain, ce sera moi car je sais que mon père a " donné " tous ses enfants pour obtenir du pouvoir. Il les a tous vendus, et moi, je ne veux pas mourir ainsi je ne veux pas mourir bêtement
Pourquoi votre père a-t-il donné tous ses enfants ?
Pour obtenir tout ce quil voulait, reprend le patient. Je me tourne alors vers le médiateur[25] et lui demande :
Pourquoi le père a-t-il agi de cette manière ? Et le traducteur me répond :
Cest fréquent dans notre région "
Le médiateur ne pouvait évidemment pas dire : " cest vrai que son père a " donné " ses enfants pour obtenir le pouvoir ", il pouvait seulement valider quil sagissait dun énoncé correct : " cest fréquent dans notre région ". Ce qui signifie à la fois " il est fréquent que lon prononce de tels énoncés ", et " il est fréquent que les pères vendent en sorcellerie leurs enfants ", dans notre région. Si javais été seul avec le patient, je lui aurais peut-être demandé : " Pourquoi croyez vous que votre père vous a vendu ? " Je me serais peut-être interrogé sur la force des sentiments agressifs quil nourrissait contre son père. Il se serait opposé à cette idée. Je ne laurais dailleurs probablement pas formulée, mais simplement cherché à lui la faire " entendre " En parlant dans la même langue, le colloque duel aurait nécessairement tourné au duel ; avec la traduction, il trouve une issue naturelle dans la réponse à la question : " quelle est la bonne façon de formuler ce genre de faits ? " énoncé que lensemble des locuteurs de la langue reconnaissent comme valide.
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La possibilité de se mettre daccord introduit simultanément un autre phénomène : la personne la plus compétente dans cette discussion nest évidemment pas le thérapeute, le plus souvent ignorant dans la langue, pas le médiateur non plus qui peut ne pas immédiatement saisir lusage que le patient ou sa famille font de la langue non ! Du coup, lexpert est le patient lui-même. Lintroduction de la traduction inverse donc les phénomènes dexpertise.
Alors que les propositions du type de celles de R. Rechtman, de Fethi Benslama ou de D. Fassin aboutissent au fond à profiter de létat de faiblesse de ceux qui adressent une demande de soins pour les " délier de la servitude dans laquelle les maintiendraient leurs traditions ", la position technique de lethnopsychiatrie permet à ces personnes de se placer en position dexpert de leur propre souffrance. Et puisquils semblent passionnés de morale, jinvite mes contradicteurs à réfléchir sur la valeur morale dune négociation qui ne peut se dérouler quavec des personnes en état de détresse.
Le changement de paradigme : le passage de lintérêt pour le " langage " à celui pour les langues ; de lintérêt pour les " maladies " à celui pour les dispositifs thérapeutiques
Au fur et à mesure, lexpérience grandissante que nous avons acquise dans le maniement des traductions nous a progressivement incités à adopter la langue comme modèle de compréhension nous a surtout conduits à prendre au sérieux cette caractéristique bien connue des langues dêtre des " objets "[26] fabriqués par un groupe objets qui, ensuite, fabriquent les individus de ces groupes un à un. La langue est typiquement " lobjet " qui ne peut être fabriqué que par un groupe. Ce sont les locuteurs qui produisent la langue tous les jours nimporte quel locuteur étant susceptible de modifier durablement un mot, une expression, une prononciation, une règle de syntaxe à condition que cette modification soit ensuite adoptée par le groupe. " Et comme il est évident que la langue est lun des systèmes qui contribue le plus fortement à la structuration de lindividu, on peut en conclure que le groupe fabrique un objet qui, par la suite, fabrique un à un les individus du groupe[27]. "
Prenant modèle sur ce que nous avions constaté au sujet des langues, nous avons considéré les dispositifs thérapeutiques de la même façon. Notre proposition a été la suivante : les groupes fabriquent des dispositifs thérapeutiques ; et ce sont les dispositifs thérapeutiques qui fabriquent, non pas les êtres humains, bien sûr et cest leur différence avec les langues mais les patients, cest-à-dire ce que lon appelle des " cas "[28]. La conséquence pratique est lobligation de toujours prendre en considération non pas une entité abstraite : " la culture " mais les systèmes thérapeutiques, les " choses ", qui ont informé le monde intérieur du patient. Examinons les conséquences dune telle proposition méthodologique.
Dabord, cette proposition est rationnelle ; elle est surtout réellement matérialiste et refuse tout compromis avec quelque position mystico-philosophante que ce soit. Car dès lors, la psychologie clinique na plus besoin de postuler des entités dont lexistence est indémontrable, telles que " lappareil psychique ", " lesprit " ou " le fonctionnement mental " ce qui, évidemment, satisfait la raison[29].
Ensuite, elle a lavantage dêtre parfaitement congruente avec ce que lon sait des systèmes thérapeutiques " traditionnels " qui considèrent que ce sont les mêmes " objets " qui rendent malades et qui peuvent soigner[30]. Jattire lattention sur les guillemets dont jencadre le mot " traditionnel ". Ils sont là pour signifier que je ne pense absolument pas que ces techniques soient plus statiques, plus homogènes, plus " pures " simplement quelles se pensent elles-mêmes (à tort ou à raison) héritières dune tradition à la différence des techniques " savantes " qui prétendent découler (à tort ou à raison) dune observation " scientifique " de la nature. Dautre part, cette proposition relative aux dispositifs thérapeutiques, correspond assez bien aux théories auxquelles les guérisseurs font implicitement référence théories que lon a jusquà présent considérées mythiques et/ou symboliques, selon lesquelles, par exemple, les hommes fabriquent les fétiches, les entretiennent, leur " donnent à manger ", mais sen nourrissent tout autant [31].
Cette proposition permet également de se débarrasser une fois pour toutes de notions floues et passe-partout comme celles de " croyance ", ou " dadhésion " notions qui ne peuvent être à lorigine que de comportements de tolérance voire même de condescendance[32]. Il suffit de penser que ce sont les objets qui fabriquent les hommes pour comprendre sans besoin daucune hypothèse idéaliste lintérêt que leur portent patients et thérapeutes.
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Elle permet encore de comprendre pourquoi des sujets provenant de sociétés non-occidentales sattendent à ce quun thérapeute les " fabrique " [33] à partir de leurs propres objets, mais peuvent accepter un autre type de " fabrication ", comme sils consentaient à " jouer le jeu ", pour sessayer, en quelque sorte, à une autre existence de patient. Les patients migrants aimeraient que leur thérapeute sengage avec eux dans lanalyse, par exemple des agressions sorcières quils auraient pu subir ; mais lorsquils constatent que ce thérapeute condamne ces pratiques, ils acceptent alors dentrer dans la règle du jeu quon leur propose ici. Il soffre à nous dès lors une tout autre perception de ce fait singulier qui ne cesse détonner les cliniciens : ce paganisme cette espèce de polythéïsme thérapeutique spontané de tous les patients du monde, qui nhésitent jamais à enjamber les prétendues oppositions métaphysiques entre " naturel " et " surnaturel ", entre " rationnel " et " irrationnel " et sengagent successivement, parfois même concurremment, dans une démarche auprès dun psychiatre, dun psychothérapeute, mais aussi dune voyante, dun guérisseur, dune église charismatique[34].
Lethnopsychiatrie que nous pratiquons au Centre Georges Devereux, à luniversité de Paris VIII, essaie de tirer la quintessence de ces principes méthodologiques et den extraire des méthodologies de travail clinique avec les patients. Et sil fallait réduire cette discussion à une formule, je dirais que lethnopsychiatrie ne consiste pas na jamais consisté en la promotion des techniques " traditionnelles " auprès de patients migrants, tout au contraire,
lethnopsychiatrie est la pratique de la diplomatie dans lunivers de la psychiatrie ; lethnopsychiatrie est une démarche qui propose de " profiter " de la présence des migrants pour proposer une psychothérapie qui respecte les principes minimaux de la démocratie, et notamment lintroduction du contradictoire au sein même du dispositif clinique.
Nous nen avons pas fini avec le colonialisme ! Car le problème de la pratique de la psychothérapie, en temps de mondialisation reste tout de même celui-ci : comment, sans renier ma tradition de rationalité, faire en sorte que mes pratiques et les concepts qui en rendent compte ne fassent pas insulte[35] à ceux qui ont dautres racines, dautres référents, dautres " objets ".
Les enjeux institutionnels de lethnopsychiatrie
Le Centre Georges Devereux est né, il faut le rappeler, non pas des lubies dun individu, mais de la volonté institutionnelle dune UFR [36] lUFR de psychologie, pratiques cliniques et sociales de luniversité de Paris VIII[37] de se doter dun centre clinique universitaire à qui lon a soumis, lors de sa création, le 1er janvier 1993, un double cahier des charges : être un lieu strictement psychologique et permettre le développement dune véritable politique de recherche en psychologie clinique. De fait, si la plupart des sous-disciplines de la psychologie disposent de laboratoires de recherche pour " fixer " leurs enseignants-chercheurs sur le campus ou dans des équipes de recherche organisées autour de programmes, la psychologie clinique voit souvent ses enseignants sévader dans une " recherche " en cabinet privé qui, si elle permet une certaine originalité notamment lorsquon la compare aux recherches anglo-saxonnes a tout de même beaucoup de mal à imposer des hypothèses et des propositions scientifiques conformes aux standards habituels. Il faut dire que lenseignement de la psychologie clinique sappuie dans de très nombreux pays sur de telles structures cliniques, spécifiquement psychologiques (Canada, États-Unis, Hollande, Belgique de tels centres commencent à apparaître aussi en Italie) qui permettent à partir du troisième cycle, dorganiser des sortes dinternats pour les étudiants en fin de cursus. Si de telles structures nexistaient pas en France jusquà très récemment, cest sans doute pour plusieurs raisons : 1) du fait de lopposition des médecins ayant tendance à y voir une concurrence malvenue ; 2) du fait de linféodation dune majorité de départements de psychologie clinique à des institutions psychanalytiques particulièrement opposées à lenseignement clinique dans les universités ; 3) du fait dune opposition des enseignants de psychologie clinique, accoutumés à une pratique en cabinet privé et de ce fait peu disposés à consacrer un temps substantiel à la recherche sur le campus type de recherche pourtant indispensable à la formation concrète et in situ des " thésards ". Le Centre Georges Devereux a donc été le premier et reste encore aujourdhui le seul centre universitaire de clinique psychologique au sein dune UFR ou dun département de Psychologie[38]. Du fait de lexistence de ce centre, cela va de soi, les enseignants-chercheurs, les chercheurs post-doctoraux et les doctorants organisent de véritables programmes de recherche, comme dans tout laboratoire universitaire. Jusque-là, il semble quil ny ait pas grand-chose à redire sinon à prétendre que la psychologie clinique aurait dû rester, et seulement en France, métaphysique absconse.
Et si, malgré les oppositions institutionnelles, un tel centre a pu voir le jour, cest quil a proposé un savoir-faire spécifique, non disponible à lépoque dans le paysage psychothérapique français. Il a été mis en place par une équipe qui avait acquis sa compétence propre dabord dans la consultation dethnopsychiatrie créée à lhôpital Avicenne de 1979 à 1988, à la Protection maternelle et infantile (PMI) de Seine-Saint-Denis de 1988 à 1992, ensuite.
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Une compétence propre
Sil na pas été créé dunités cliniques dans les UFR et les départements de psychologie auparavant, cest quil existe en France plusieurs lieux institutionnels de prise en charge psychologique : les centres médico-psychologiques (CMP) qui dépendent des secteurs psychiatriques, les centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP) qui étaient conçus autrefois comme des interfaces entre la santé et léducation et qui ont aujourdhui tendance à laisser place aux CMP dépendant des intersecteurs de psychiatrie infanto-juvénile. Tous ces centres sont des lieux médicaux cest-à-dire placés sous la responsabilité dun médecin-chef et quoiquils sintéressent aux innovations psychologiques, leur focalisation reste médicale. Créer un centre daide strictement psychologique, universitaire de surcroît, indispensable à la formation des thésards et à lorganisation dune recherche conséquente en psychologie clinique, ne pouvait se faire que si ce centre proposait aux services de santé existants un surcroit de compétence. Cest pour cette raison que le premier centre universitaire de psychologie clinique sest révélé être un centre dethnopsychiatrie[39].
Mais cette position pionnière tout au moins en France du fait de sa singularité, ne recevait (et ne reçoit toujours) aucune subvention spécifique provenant du ministère de lÉducation nationale pour son fonctionnement clinique. Cest pourquoi il a fallu inventer un système de financement de cette activité. Là encore, nous nous étions fixé des conditions : 1) que les consultations soient totalement gratuites pour les familles[40] ; 2) que ces consultations ne soient pas soumises à des principes de rendement afin de permettre la mise en place des recherches des doctorants. Cest ainsi que le Centre Georges Devereux est parti proposer sa compétence spécifique à des institutions qui avaient à soccuper des patients migrants ou de leurs enfants et qui étaient confrontés à des difficultés particulières de prise en charge. Cest alors quune collaboration sest établie avec les centres de PMI, les services de lAide sociale à lenfance (ASE), les services sociaux des tribunaux pour enfants, les services sociaux des mairies proches de luniversité, etc. Dépendant totalement du paiement par les institutions concernées des prises en charge effectuées, ce centre est donc une structure particulièrement " sensible ", dont lexistence est tous les ans remise en cause, impossible sans renouvellement des contrats et des conventions quelle a pu engager. De ce fait, une telle structure est toujours à la merci de lévaluation de ses résultats par les institutions qui financent son activité clinique[41]. Par ailleurs, comme tout laboratoire universitaire, Le Centre Georges Devereux assure une triple fonction denseignement, de recherche et de formation. Un fonctionnement de ce type, jamais garanti dune année sur lautre, a tout de même permis depuis 1993 dassurer près de 3 000 consultations je le répète : totalement gratuites pour les patients de délivrer un enseignement clinique in situ aux étudiants de troisième cycle en psychologie clinique et dencadrer une trentaine de thèses.
Certes, loriginalité de la démarche, son caractère pionnier en France, la spécificité du champ, nous ont conduits à des associations avec dautres institutions, à des recherches de financement peut-être inhabituelles dans une " faculté littéraire ". En tous cas, sil sagit dun réseau, cest quelque chose de déjà connu dans lorganisation du travail universitaire et qui ressemble assez peu à un assemblée de sombres comploteurs voulant prendre le pouvoir sur létendue de la planète PSY .
Les enjeux autour de la psychothérapie
Les développements récents de la psychiatrie dite " biologique " [42] ont eu tendance à éloigner de plus en plus les psychiatres de la pratique de la psychanalyse et de la psychothérapie techniques auxquelles ils recouraient plus volontiers durant les deux dernières décennies. Dautre part, le développement considérable dune nouvelle profession, celle de psychologue clinicien, et les orientations vers la psychothérapie que lon donne à ce type denseignement universitaire en France, ont fait arriver sur le marché une masse de professionnels dont lobjectif est précisément la pratique de la psychothérapie en institution ou, de plus en plus, en cabinet privé. Si bien que le nombre a nettement penché en leur faveur et quaujourdhui lorsquon rencontre un psychothérapeute, il y a bien plus de chance quil soit psychologue clinicien plutôt que psychiatre. Or, la tradition psychanalytique, encore très vivace en France, a imposé un mode de formation à la psychothérapie assez singulier. En règle générale, un psychothérapeute est un professionnel (médecin ou psychologue dans la majorité des cas[43]) qui, après ses études universitaires, sest engagé dans ce que lon a coutume de nommer un " travail personnel " cest-à-dire quil sest soumis lui-même, auprès dun membre autorisé dune école de psychothérapie, à la technique quil souhaitait apprendre. À la suite de quoi, il a en général reçu un enseignement tant théorique que technique concernant cette technique. Le fait est quen France, toutes les écoles de psychothérapie (écoles de psychanalyse il en existe au moins une vingtaine de psychothérapie humaniste, de gestalt thérapie, dhypnose, de thérapie familiale[44]) sont des institutions privées dont le fonctionnement est rendu particulièrement opaque du fait que les formateurs sont aussi les thérapeutes (ou les anciens thérapeutes) de leurs élèves. On devine les problèmes de pouvoir et les véritables psychodrames que peut engendrer une telle organisation[45]. Or, à la différence des professions de médecin et de psychologue, la profession de psychothérapeute nest pas protégée si bien que quiconque pourrait en principe simproviser psychothérapeute pire même : nimporte quel groupement pourrait sauto-proclamer organisme de formation à la psychothérapie. On sait quà lheure actuelle lune des accroches les plus courantes proposées par les mouvements de type sectaire est précisément la proposition de psychothérapie. Nous nous trouvons donc dans une situation où il semble devenu nécessaire, à plus ou moins brève échéance, de légaliser la profession de psychothérapeute dautant que plusieurs pays européens lont déjà fait (Autriche, Italie) ou sont en train de le faire. Chaque école de psychothérapie prétend naturellement que les autorités devront valider son enseignement. Les universités, et plus particulièrement les UFR et les départements de psychologie, en tant que plus grand pourvoyeur de psychothérapeutes, auront en toute logique leur mot à dire sur les choix que feront les autorités. Je suis de ceux qui pensent que lUniversité offre, dans la formation à la psychothérapie, des garanties que ne présentent pas les écoles privées : elle peut surtout permettre que les futurs psychothérapeutes apprennent durant leur formation plusieurs techniques de psychothérapie et quils ne restent pas comme cest si souvent le cas aujourdhui, des adeptes inconditionnels, des dévots définitivement fascinés par la technique dans laquelle ils ont été initiés. Il est évident que Le Centre Georges Devereux, première unité universitaire en France de clinique psychologique, a dores et déjà acquis une habitude et une certaine compétence dans la transmission au sein même de lUniversité et selon les règles habituelles dans cette institution des savoir-faire de type psychothérapique.
Ces enjeux institutionnels, tant autour de lenseignement clinique de la psychologie que de lenseignement de la psychothérapie au sein de lUniversité a bien évidemment focalisé lattention, mais aussi, on limagine, les jalousies et les rancurs à lencontre de lethnopsychiatrie.
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Les enjeux politiques de lethnopsychiatrie
Une séance dethnopsychiatrie se déroule de la manière suivante : autour dune famille, conduite au Centre Georges Devereux par lun de ses référents institutionnels (assistante sociale, psychologue, médecin), se réunissent une dizaine de professionnels (en général psychologues cliniciens, mais aussi, en moins grand nombre, médecins, psychiatres, anthropologues, linguistes). Parmi ces professionnels, au moins lun dentre eux parle la langue maternelle de la famille et connaît, pour les avoir plus particulièrement étudiées, les habitudes thérapeutiques ayant cours dans lenvironnement habituel de la famille. Les autres, souvent spécialistes dautres régions, sont tout de même sensibilisés à limportance des traditions thérapeutiques locales. Le référent qui a conduit la famille parle dabord, explique ce quil attend de cette consultation, expose ce qui, à son sens, constitue les difficultés, les souffrances bref, la problématique de la famille. Particulièrement intéressés par les phénomènes de traduction, nous favorisons lexpression dans la langue maternelle. La multitude dintervenants permet lexpression dune multiplicité dinterprétations du désordre. Une séance dethnopsychiatrie peut durer trois heures ou même davantage ; il est rare quelle dure moins de deux heures[46].
Les conséquences cliniques dun tel dispositif sont de briser la répartition habituelle des expertises qui sont en règle générale : au patient la connaissance du développement singulier de son mal, au thérapeute celle de la maladie et des traitements. Dans une séance dethnopsychiatrie, nous voyons se multiplier les statuts dexperts expert clinique, certes, mais aussi expert de la langue, expert des coutumes, expert des systèmes thérapeutiques locaux de la région du patient, expert des systèmes thérapeutiques dautres régions, expert de la souffrance singulière. Voyant se déployer une multitude dinterprétations de leur mal, ce sont les patients qui développeront tel ou tel aspect en rebondissant sur lune ou lautre des propositions. De plus, nous cherchons à démonter (à déconstruire) avec le patient les théories qui ont toujours été à lorigine des propositions thérapeutiques qui lui ont été proposées par le passé. Exemples : " le guérisseur a sans doute pensé quune femme vous avait ensorcelé ; cest pourquoi il vous a donné cette poudre à absorber dans votre café tous les matins " ; " lorsque le psychiatre vous a demandé daller au cinéma avec votre fils, il a sans doute pensé que votre fils était trop collé à sa mère "
On laura compris, lethnopsychiatrie se veut constructiviste, tant dans sa théorie que dans sa pratique. Lorsque nous parvenons à organiser la séance selon nos principes de travail, le patient perd dun coup, et réellement, sa position dobjet, dêtre sans consistance quil faut traverser jusquà apercevoir les éléments qui nous intéressent en lui. Plus question de lui attribuer une nature par un diagnostic puis " dinterpréter " son fonctionnement à partir dune théorie. Il est de fait partenaire obligé, indispensable alter ego dune recherche entreprise en commun. Lethnopsychiatrie a pris lhabitude de repenser avec le patient tant sa souffrance singulière ce que font habituellement, chacune à sa manière, les thérapies par la parole que les théories qui ont contenu cette souffrance, qui lont, daprès nous, construite, élaborée. Généraliser la logique de lethnopsychiatrie à tout patient, quelle que soit son origine, amènerait à ne jamais hésiter à le penser " construit " comme " cas " ; à postuler, surtout, que cette fabrication le concerne et lintéresse en un mot : que le patient est linterlocuteur privilégié de ce que la théorie du clinicien pense de lui.[47]
Nous pensons surtout que cette façon de pratiquer est non seulement plus efficace et par ailleurs plus conforme aux principes démocratiques mais surtout quelle transforme le patient en être potentiellement récalcitrant, permettant peut-être de donner naissance à ceux qui pourront réfuter les discours des thérapeutes [48].
Cette manière de travailler, que nous avons progressivement mise en place dans notre travail avec les familles migrantes, a trouvé aujourdhui, au sein du laboratoire, des prolongements nouveaux. On sest progressivement habitué à penser quil est déontologiquement préférable mais aussi techniquement plus productif de considérer les patients en tant que membres dun collectif. Encore une fois, il ne sagit pas de leur nier leur statut de sujet singulier, mais de construire avec eux un espace limité, celui des consultations, dans lequel nous les pensons ainsi. Sils sont membres dun groupe, il devient dès lors possible de faire apparaître des représentants de ce groupe qui deviendront du coup les interlocuteurs des thérapeutes. Cela, nous lavons appris avec les patients migrants qui opposent à un moment ou à un autre notre façon de faire avec la compétence de leur guérisseur quil soit par ailleurs bien réel ou seulement potentiel.
Exemple : après avoir soigné avec succès un enfant zaïrois de 8 ans qui prétendait lui-même être un " sorcier cannibale "[49], ses parents nous ont accusés ainsi : " pour linstant, vous avez permis quil ne parle plus de sorcellerie. Mais nous, nous sommes encore plus inquiets quavant. Peut-être votre travail lui a-t-il permis de dissimuler ses activités sorcières. Serez-vous encore là lorsquà 18 ans, il se mettra à nous ensorceler sans que lon sen rende même compte. Chez nous, le guérisseur lui aurait définitivement fait vomir sa sorcellerie " Les parents nous comparaient, par conséquent, aux praticiens auxquels ils auraient sans doute soumis les difficultés de lenfant sils étaient restés au Zaïre. Plus même, ils évaluaient les conséquences pour eux, à plus ou moins long terme, de leur inclusion dans les réseaux thérapeutiques français. Cette possibilité de comparer, dévaluer, de choisir, offerte ainsi aux patients migrants provient du fait quétant membres dun collectif perceptible (la communauté zaïroise en France), ils en connaissent les représentants pour ainsi dire " naturels " (leurs guérisseurs).
Nous nous sommes alors posé la question de la manière de construire de tels collectifs avec les patients non migrants. Loccasion nous en a été donnée lors de la prise en charge dun certain nombre de patients transexuels. Le collectif est ici manifeste : les transexuels ont constitué des associations, sinforment les uns les autres de ce quil convient de dire au psychiatre ou à lendocrinologue pour obtenir lautorisation de subir lintervention chriurgicale quils imaginent salvatrice. Nous nous retrouvons dès lors dans une position semblable à celle que nous rencontrons avec des patients migrants, ayant en quelque sorte produit un contre-pouvoir venant interroger les propositions des thérapeutes [50]. Dans le même ordre didées, Nathalie Zajde a mis en place depuis 1990 un groupe de parole denfants de survivants de la Shoah, groupe dune durée annuelle qui accueille une dizaine de sujets chaque année. Là aussi, les sujets, constitués en collectif, et non pas isolés face à leurs thérapeutes, peuvent recourir à dautres références, invoquer dautres représentants[51]. Une recherche récente a constitué des groupes de parole semblables destinés aux patients souffrant de troubles du comportement alimentaire (obésité, boulimie). Nous avons également en projet de constituer un tel groupe de parole destiné aux sujets se déclarant " victimes de psychothérapie ".
Lethnopsychiatrie, riche de son expérience avec les patients migrants, a progressivement mis au point une autre construction de la scène psychothérapique, plus éloignée du confessionnal catholique et tendant de plus en plus à ressembler à un parlement mais un parlement où les intérêts des hommes ne seraient pas seuls représentés ; un parlement dans lequel on défendrait aussi les intérêts des " choses "[52] ; également les intérêts des dieux. Il me semble par conséquent que lethnopsychiatrie qui se pratique au Centre Georges Devereux na pas seulement des ambitions scientifiques, elle a aussi la prétention de proposer un espace psychothérapique contradictoire, pluri-référencé. De ce point de vue, elle constitue également une expérience politique. Quelle ait réussi ou non à réaliser cette ambition est certainement une vraie question et je ne peux que regretter que des chercheurs comme D. Fassin ne sachent pas respecter suffisamment la réalité pour prendre le risque de venir observer ce qui sy construit.
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Les fantasmes de D. Fassin
Je voudrais dire dabord que je partage totalement les idées sous-entendues dans la phrase de Michel Callon citée en exergue du texte de D. Fassin[53]: la science nest pas ce quune vulgarisation idéologique voudrait présenter delle des idées enfin prouvées qui auraient à lutter contre des croyances populaires, la plupart du temps inefficaces, souvent nocives de surcroît elle est bien avant tout une pratique structurée en réseaux. Mais je ne sache pas que M. Callon ou nimporte quel autre sociologue des sciences accepterait de cautionner une analyse comme celle de D. Fassin qui prétend décrire les " réseaux de lethnopsychiatrie ", sans jamais avoir rencontré une seule fois ses acteurs, sans avoir mis les pieds au Centre Georges Devereux[54], sans avoir obtenu le corpus ou même le récit dune seule séance clinique, sans avoir participé aux séminaires, aux débats, aux congrès, dont je conviens quils sont lune des scènes mais certainement pas la seule de la pratique scientifique.
" Cest précisément en tant quelle est une pièce à succès que la scène rituelle qui se joue au Centre Georges Devereux [ ] nous intéresse. Cest parce quelle devient, pour des agents désemparés des domaines sanitaire, social et judiciaire, une réponse universelle (sic) aux souffrances des immigrés et aux désordres des banlieues que la psychothérapie de T. Nathan nous concerne[55]. "
Cest donc le succès de lentreprise du moins aux yeux de D. Fassin[56] qui pourrait peut-être expliquer les entorses aux règles habituelles de lanalyse.
" Au point quil ne vaudrait probablement pas une heure de peine, si ce nétait, on la dit, le succès public de son uvre tant écrite quinstitutionnelle[57]. "
écrit-il à la fin de son texte.
" Plus que luvre écrite, cest le fait social quil sagit de comprendre [ ][58] "
Me voilà donc promu au rang de fait social et seulement de fait social, puisque le contenu " ne vaut pas même une heure de peine ". Que D. Fassin pense que mon travail ne vaut pas tripette, soit ! mais cela justifie-t-il pour autant de manquer à la plus élémentaire règle méthodologique qui consiste, quelle que soit la nature de lobjet observé, quelle que soit la formation du chercheur, à se donner les moyens dappréhender les faits, à se rendre sur le terrain, à fréquenter le milieu, à recueillir avant tout le témoignage des acteurs ?
Je suis sans doute injuste. Peut-être le texte de D. Fassin nest-il, après tout, quune longue analyse de mon livre Linfluence qui guérit, ce qui excuserait en partie sa totale méconnaissance des réalités quil prétend décrire. Le compte rendu est par ailleurs un genre assez hétéroclite où lon peut rencontrer toutes sortes de styles, y compris des envolées solipsistes ou de longues litanies faites de rancurs auto-alimentées. Mais quest ce quune analyse douvrage qui ne mentionne même pas le thème principal du livre qui, je le rappelle, est le suivant :
en quoi la psychothérapie de patients migrants contraint la psychothérapie et la psychopathologie en général à modifier leurs théories et leurs pratiques ?
Cette question, très largement débattue dans mon texte, étayée sur le plan théorique par des observations de terrain et des analyses de concepts, illustrée de plus dune quinzaine de cas cliniques, napparaît nulle part dans le commentaire. Si D. Fassin pense que cette question na pas de sens, encore faudrait-il le démontrer car ce qui serait étonnant cest que de nouvelles situations cliniques, engendrées par larrivée massive dimmigrants et de leurs familles originaires des anciennes colonies françaises, naient pas produit de nouvelles pratiques et encore plus étonnant que les problèmes cliniques naient pas produit de révisions, au moins partielles, des façons de faire des praticiens. De cela, qui est le cur même de louvrage, des propositions théoriques et techniques que je développe, il nest nulle part question dans le texte de D. Fassin.
Alors, puisquil se soucie si peu des réalités tant cliniques que textuelles, peut-être serait-il plus adapté de parler des fantasmes de D. Fassin qui me décrit comme un manipulateur sans scrupule, jouant des idées de lextrême droite dans le but détendre mon pouvoir (quel pouvoir ?) ou peut-être de memparer du pouvoir (en psychologie ? Dans toutes les sciences humaines ? Mattribue-t-il le dessein dentreprendre une carrière politique ?). Si cest bien sa pensée, on pourrait comprendre que " la fin justifiant les moyens ", il produise à la fois un mauvais compte rendu douvrage et une mauvaise analyse sociologique puisquil ne sagirait alors ni de lun ni de lautre, mais de la dénonciation dun complot ourdi dans lantre dionysienne (la diabolique Paris VIII !) destiné à installer les pseudopodes dun pouvoir tentaculaire au cur des institutions françaises [59]. Je naurai pas la cruauté de lui rappeler la signification de tels fantasmes, même dans la psychopathologie la plus banale simplement la correction de le prévenir que ce type de " dénonciation " a la vie dure et alimente des violences de toutes sortes, des années durant. Je pensais que les rumeurs constituaient un objet danalyse pour les sociologues, je ne savais pas que certains considéraient quil était de leur devoir den produire.
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Appartenance ?
Pour D. Fassin, évoquer les différences culturelles ou le fait que des sujets migrants revendiquent une appartenance culturelle, ethnique, religieuse, cest user dune " rhétorique pyromane " une " manière de jouer avec le feu sur les sujets les plus sensibles en défendant les idées les moins acceptables ". Je dois dire que ce type de propositions démontre soit sa totale méconnaissance du terrain, soit linvasion de son fonctionnement mental par une sorte dobsession pour le moins suspecte du racisme. Car, même si des chercheurs originaux ont produit des textes de qualité remettant en cause la notion dethnie en Afrique de lOuest[60], il nen reste pas moins que ces propositions restent théoriques et nont de valeur que dans un certain champ de recherche.
Malgré ce quil en dit, je pense, tout comme lui, que les appartenances " culturelles " ou " ethniques " sont " artificielles ", construites et par conséquent dune certaine manière contingentes. Voilà plusieurs années que jessaie publiquement de le faire entendre. Dans un article du journal Le Monde du 4 janvier 1997, je mexpliquais sur la proposition, tout aussi théorique qui était la mienne :
" Jai constaté quil était plus productif, plus intéressant (au sens fort du mot) de penser les familles migrantes riches de leur culture passée. Je sais, naturellement, linfinie complexité des êtres et jobserve aussi nos migrants quelquefois furieux contre leurs origines, leurs ancêtres ou leurs dirigeants politiques ; curieux aussi de leurs hôtes, jouant sans cesse de lidée de se fondre parmi eux. Je les sais aussi parfois terrifiés à lidée dêtre les premiers de leur famille à être enterrés en terre dexil, parfois étrangement coupables dune trahison que nul ne leur reproche. Il est tant de points de vue pour observer un humain ! Les considérer dépositaires dun savoir dont la connaissance nous enrichit, nous, professionnels, est une décision qui a pour conséquence de totalement modifier notre point de vue. De cas sociaux, dindividus socialement et psychiquement carencés quils étaient a priori, ils nous apparaissent alors comme les indispensables informateurs dun savoir caché. Est-il possible de comprendre quil sagit dune qualité de regard et non dun énoncé arbitraire sur la nature des personnes ? "
Et jajoutais encore, plus loin :
" Que tout cette attitude constitue un artefact , cela va de soi ! Que lon ne puisse pas dire les migrants solidaires de leur culture comme le pouce de la main, cest certain Mais quimporte ? En matière scientifique, un artefact na pas vocation de décrire la réalité mais de la produire. Et en matière de psychothérapie cela aussi, je suis loin dêtre le seul à lavoir constaté par une curieuse alchimie, lorsque la situation produit de la pensée, le patient va mieux et lorsquelle ne fait que confirmer des dogmes, il ne se passe pas grand-chose "[61].
Il ne sagit donc en aucune manière de " réduire le sujet à sa culture " ou bien de " lenfermer dans sa culture " jinvite le lecteur à réfléchir réellement sur le sens de ces accusations. Est-ce seulement possible denfermer un sujet dans sa culture ? Qui en aurait le pouvoir dun tel enfermement à part une institution politique ? Certainement pas un chercheur, encore moins un clinicien !
Puisque D. Fassin maccuse de pensées racistes, je linvite à un petit exercice : réfléchir des deux propositions, laquelle est " raciste ? :
dire " ils pensent avec dautres objets que les nôtres "
ou bien
" ils sont comme nous ; le problème est que nous, nous le savons, et eux pas " ?
Jexpliciterai donc ici ma véritable position qui, je ne sais pour quelles raisons obscures est devenue aliments pour imaginaires inquiétants :
Sil sagit de " mieux aider les migrants ", de " mieux les comprendre ", lethnopsychiatrie, je le concède bien volontiers, nest daucune utilité spécifique les disciplines existantes suffisent bien à la tâche. Décrire finement le type de pathologies présentées par les migrants est un travail de psychiatre ou de psychopathologiste ; sil arrive à lethnopsychiatrie dy contribuer, sitôt quelle est parvenue à des propositions, la spécificité de son discours devient caduque. Décrire correctement les dispositifs thérapeutiques traditionnels, jusquà parvenir à lexplication de leur nécessité, est un travail danthropologue. Même sil lui arrive de sintéresser à ces champs, lethnopsychiatrie ne présente un intérêt spécifique que si elle parvient à dépasser ces données immédiates pour questionner les concepts fondamentaux de la psychiatrie et de lanthropologie. Lethnopsychiatrie revendique par conséquent le statut de discipline à la fois parasite (de la psychiatrie et de lanthropologie) et de discipline tierce. Pour les deux disciplines-mères, elle a vocation à constituer un réservoir dinnovations[62].
Sans doute veut-on prétendre que lethnopsychiatrie que je pratique aurait renoncé à la recherche dun universel humain. Cest situer le débat, de manière faussement naïve, là où il na pas lieu. Cest en faisant comme si le travail nécessaire pour remonter du singulier au spécifique et du spécifique à luniversel avait été accompli une fois pour toutes, quon " substantialise la culture ", une culture la nôtre. Luniversalité de lhomme est une évidence, une donnée immédiate qui " nappartient à personne " ; qui na pas plus de sens pour le psychanalyste, lanthropologue ou le praticien de lethnopsychiatrie. Cest la façon dinscrire cette universalité dans un dispositif concret qui définit pour chaque pratique ses risques propres. Pour sa part, lethnopsychiatrie a défini ses risques ainsi : cest la présence des immigrés au sein des dispositifs de soins qui peut nous renseigner sur nous-mêmes et sur nos façons de soigner. Une telle position rompt définitivement tant avec luniversalisme quavec le relativisme. En dautres termes, si lhomme est partout le même, à tel point que lon peut sabstenir de rechercher la confirmation de cet énoncé dans les conclusions de chaque recherche de terrain, en revanche les objets que les groupes dhommes fabriquent sont différents. La différence qui vaut la peine dêtre étudiée se trouve dans les objets, dans les " choses ", évidemment pas dans les humains. Il importe également de retenir que lorsque je parle de " choses ", il sagit dobjets fabriqués par des collectifs et non par des individus, même en groupes. Exemples de " choses ", telles que je les entends : les langues, les systèmes de soins, les techniques de divination ou de fabrication de fétiches Cette conception a le mérite de lever toute une série de contradictions et permet, de plus, de proposer des dispositifs techniques originaux et souvent efficaces. Lethnopsychiatrie sintéresse à ces " objets ", à ces " choses " et non pas à " lêtre ethnique " qui ne relève pas de son domaine.
Elle ne peut cependant oublier de remarquer que les sujets dont parlent les anthropologues, sujets quil lui arrive pour sa part de rencontrer dans un tout autre contexte notamment celui de la demande de soins semblent se penser, quant à eux, " êtres ethniques ", malgré ce quen disent ceux qui les décrivent dans le cadre de lanthropologie. Que les Bambaras aient historiquement tort de se penser membre dune " ethnie bambara ", cest possible ; cest même probable. Mais sils nont pas raison, ils ont des raisons de se penser ainsi. Les patients migrants nous démontrent tous les jours quils acceptent de manipuler nos propres objets mais rejettent la condition que nous leur posons de jeter les leurs à la poubelle. Je pourrais tomber daccord avec D. Fassin sil sagissait de dire que " se penser bambara " est une expression qui na aucun sens, non pas parce que " bambara " est une construction historiquement datable (puisquen cela, elle est semblable à toute revendication dappartenance), mais parce que ce que lon vise, ce nest pas trouver " ce quon (se) pense " mais " ce qui permet quon (se) pense quelque chose ". Avec la méthode clinique qua développée lethnopsychiatrie, limportant nest plus de distinguer le vrai du faux dune pensée mais ce que cette pensée mobilise. Du coup, le " psy " ne peut être le " représentant " de ses patients parce quil a quitté la place de celui qui dit à leur place la chose quils (se) pensent. Je ne me sens pas autorisé à " modifier " les migrants, à les inciter à adopter des modes de perception et daction, moins " irrationnels ", plus " vrais ", je ne me sens en aucune manière leur représentant. Je prétends en revanche que nous devons prendre acte que leur présence parmi nous contraint la psychopathologie à se modifier, à inventer de nouveaux dispositifs. Cest ainsi que jentends, pour ma part, la pratique de lethnopsychiatrie.
En dautres mots, si lethnopsychiatrie ne se veut pas psychiatrie spécifique pour migrants, elle tend tous ses efforts à fabriquer un lieu doù les migrants peuvent émerger sujets, acteurs, riches dune expérience spécifique qui intéresse et questionne les professionnels. Lethnopsychiatrie ne défend pas les migrants comme, par exemple les collectifs pour les sans-papiers ont pu récemment le faire. Elle leur propose tout autre chose : dêtre ses complices dans une sorte daventure intellectuelle, un pari : celui de construire une paix avec la société qui les accueille mais une " paix des braves ". Elle leur propose de se présenter à cette négociation pour la paix en disposant darguments qui leur seraient propres et non pas démunis de tout et en position de quémande. Elle dispose pour ce faire dun dispositif clinique et de quelques rudiments de méthode.
Je sais bien quil ny a aucune raison pour quun scientifique soit plus vertueux que nimporte qui, moins dominé par ses passions envieuses ou jalouses, ses ambitions et ses désirs de voir disparaître ses concurrents. Mais on attend au moins de lui la reconnaissance des faits. Au-delà des polémiques, le fait reste tout de même le suivant : en problématisant la compréhension des difficultés psychiques rencontrées par les migrants, lethnopsychiatrie a effectivement contribué à faire de la psychothérapie un problème social et à convaincre du principe que ce problème concerne les acteurs de la vie sociale et en premier lieu les usagers.
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Notes
[1]. Voir l'affaire du faux entretien avec moi publiée dans Afrique Magazine, ce que le rédacteur en chef a publiquement reconnu dans son journal : Zyad Limam, " Mea Culpa " ; éditorial, Afrique Magazine, septembre 1999.
[2]. Tobie Nathan, L'influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994.
[3]. Didier Fassin, " L'ethnopsychiatrie et ses réseaux. L'influence qui grandit ", Genèses, n° 35, 1999.
[4]. Salima Zerdalia Dahoun, " Les us et abus de l'ethnopsychiatrie : le patient migrant : sujet souffrant ou objet d'expérimentation clinique ? " Les temps modernes, n°552-553, 1992, pp. 223-251 ; Olivier Douville, L. Ottavi , " Champ anthropologique et clinique du sujet. Exemples des cliniques de la transmission dans l'exil ", Migrants Formation, n° 103, 1995 ; Fethi Benslama, " Épreuves de l'étranger ", in Jean Ménéchal (éd.), Le risque de l'étranger. Soin psychique et politique. Paris, Dunod, 1999.
[5]. F. Benslama " L'illusion ethnopsychiatrique ", Le Monde, 4 déc. 1996
[6].Alain Policar, " la dérive de l'ethnopsychiatrie ", Libération, 20 juin 1997.
[7]. Daniel Sibony, " Tous malades de lexil ", Libération, 30 janv. 1997.
[8]. André Marcel d'Ans, " Georges Devereux : une ethnopsychiatrie du bon sens ", La Quinzaine Littéraire 16-30 nov.,1996.
[9]. Elisabeth Roudinesco, " Je plaide pour la liberté de ne pas être toujours ramené à mes racines ", Politis, n° 577, 1999, pp. 20-23.
[10]. Thème qui est plutôt développé dans un remake de son article que D. Fassin fait paraître sur sa lancée dans la revue L'Homme, texte dans lequel, il me présente carrément comme un adepte de l'apartheid Voir D. Fassin, " Les politiques de l'ethnopsychiatrie. La psyché africaine, des colonies britanniques aux banlieues parisiennes ", LHomme, n° 153, 2000, pp. 231-250.
[11]. De telles affirmations insultent violemment, remarquons le, travailleurs sociaux et responsables des administrations locales.
[12]. Richard Rechtman, " De l'ethnopsychiatrie à l'a-psychiatrie culturelle ", L'évolution psychiatrique, vol.60, N°3, 1995.
[13]. Michel Foucault : " Il faut défendre la société ", Cours au Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 9.
[14]. M. Foucault, " Les anormaux ", Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard-Seuil, 1999.
[15]. T. Nathan, " L'héritage du rebelle. Le rôle de Georges Devereux dans la naissance de l'ethnopsychiatrie clinique en France ", Ethnopsy/Les mondes contemporains de la guérison, n° 1, 2000, pp. 197-226.
[16]. T. Nathan, L'influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994.
[17]. T. Nathan, " Éléments de psychothérapie " in T. Nathan, Alain Blanchet, Serban Ionescu, Nathalie Zajde (éd.), Psychothérapies, Paris, Odile Jacob, 1998
[18].Telle que celle, exemplaire et pionnière de G. Devereux, : Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1969, ou celle dAndrás Zempleni, " L'interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mental chez les Wolof et les Lébou du Sénégal ", thèse de doctorat, Paris, Sorbonne,1968. Aujourd'hui, de telles recherches de terrain sont menées par des praticiens de l'ethnopsychiatrie comme par exemple : Viviane Rolle-Romana, " Psychothérapies d'antillaises ensorcelées " thèse de doctorat en psychologie, Paris VIII, 1999 ; Lucien Hounkpatin, " Psychopathologie Yoruba ", thèse de doctorat en psychologie, Paris VIII, 1999 ; Abdelhafid Chlyeh, " La thérapie syncrétique des Gnaoua marocains ", thèse de doctorat d'ethnologie, Paris VII, 1995 ; Les Gnaoua du Maroc. Itinéraires initiatiques, transe et possessions. Grenoble, La Pensée sauvage, 1999 ; Sadok Abdessalam, " Le voleur et le visiteur. Analyse de deux systèmes thérapeutiques (le Djinn et le Zar) au Soudan, dans la région de Gézirah ", thèse de doctorat d'ethnologie, Paris VII, 1993
[19]. Voir par exemple Henri Collomb, " Assistance psychiatrique en Afrique. Psychopathologie africaine, vol. 1, fasc. 2, 1965 ; " Psychiatrie et cultures (quelques considérations générales) " Psychopathologie africaine , vol. 2, fasc. 2, 1966, pp. 259-275
[20]. Un exemple dans A. Zempleni, " Lanthropologie médicale peut-elle sappliquer ? ", in Où en est lanthropologie médicale appliquée ?, Toulouse, Amades, 1992, pp. 16-34.
[21]. On constate, parallèlement, que la veine psychanalytique se tarit : aucun nouveau concept, faillite dans la prise en charge des psychotiques, des autistes, fourvoiement dans leurs relations avec le mouvement gay Au sujet de ce dernier point, voir le long développement expliquant le succès du DSM-III, puis IV [manuel statistique de diagnostic psychiatrique] dans Stuart Kirk, Herb Kutchins, Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.
[22]. Tout comme D. Fassin qui ne se contente pas de proclamer son opposition théorique à mes propositions, il lui faut également (peut-être avant tout) me décrire comme une sorte " d'allié objectif " des idées d'extrême droite. Que mes idées politiques réelles soient à l'opposé lui importe peu ; pour lui, je serais une sorte de " fasciste inconscient ", tout comme les critiques psychanalytiques décrivent les " résistants à la psychanalyse " comme des pervers à leur insu, naturellement !
[23]. La psychiatrie transculturelle aboutit donc, d'une certaine manière, à " sauver " la psychiatrie telle qu'elle se pratique en Occident, malgré les doutes de plus en plus nombreux concernant la validité de ses catégories. À ce sujet, voir T. Nathan, Isabelle Stengers, Philippe Andrea, " Une ethnopsychiatrie de la schizophrénie ? " Ethnopsy/Les mondes contemporains de la guérison, n° 1, 2000.
[24]. Entre 1979 et 1987 à l'hôpital Avicenne, à Bobigny, dans le service alors dirigé par le Pr Serge Lebovici.
[25]. Nous appelons " médiateur " un collaborateur, en général psychologue ou travailleur social ayant obtenu ses diplômes en France, mais originaire de la même région que la famille que nous recevons, parlant sa langue et au fait des habitudes thérapeutiques locales.
[26].Il faudrait dire " systèmes ", mais pour l'instant je préfère le mot " objet " qui souligne le fait que l'on dépend d'une " chose " externe et constamment modelée par un groupe.
[27]. T. Nathan, " L'héritage du rebelle ", op. cit.
[28]. Pour une belle analyse moderne de la façon dont on fabrique des " cas " à l'hôpital psychiatrique, voir Robert Barrett : La traite des fous, Paris, Synthelabo, Les empêcheurs de penser en rond, 1998
[29]. Voir le développement de ce point de vue dans T. Nathan, " Éléments ", op. cit.
[30]. Comme le notait avec insistance G. Devereux, le guérisseur est partout doté d'un statut ambivalent : il est à la fois celui qui soigne et celui qui peut ensorceler ; celui qui guérit et celui qui tue. Dans sa longue description de l'ethnopsychiatrie mohave, il insiste sur une singularité que l'on retrouve, curieusement identique dans la sorcellerie d'Afrique centrale : le fait que si l'on ne parvient à guérir d'un mal, il ne reste plus qu'à découvrir le sorcier à l'origine de la souffrance pour lui demander de défaire lui-même le travail qu'il a accompli.
[31]. Je prends là, pour exemple, les systèmes religieux, initiatiques et thérapeutiques centrés sur les vaudous , tels qu'on peut les rencontrer dans le Sud du Togo, du Bénin et du Nigeria.
[32]. I. Stengers proposait dans un article récent de s'interroger ainsi sur les phénomènes de " tolérance " : " Et il ne suffit pas ici de respecter les croyances des autres, il faut essayer de devenir digne de leur respect. Une question à Elisabeth Roudinesco : nous qui nous enorgueillissons si facilement d'être "tolérants", aspirons-nous à la position d'être à notre tour "tolérés" ? ". Voir I. Stenger, " Résister ? Un devoir ! ", Politis, n°579, 1999, pp. 34-35.
[33]. Je veux dire les fabrique en tant que " cas ".
[34]. Ces propositions ont été présentées et en partie développées dans T. Nathan, " L'héritage du rebelle ", op.cit.
[35]. Voir I. Stengers, Cosmopolitiques, Paris, Les empêcheurs de penser en rond et La Découverte, 1997, t. VII.
[36]. "Unité de Formation et de Recherche" qui, dans les universités, ont remplacé les anciennes "facultés"
[37]. UFR alors dirigée par le regretté Rodolphe Ghiglione, professeur de psychologie sociale, puis par Jean-François Richard, professeur de psychologie générale.
[38]. Il en existe en vérité un second, mais dans une université " libre " : l'université catholique d'Angers.
[39]. Aujourd'hui, il existe à travers la France au moins une dizaine d'autres consultations d'ethnopsychiatrie imaginées sur le même modèle consultations qui se sont installées soit dans des CHU (Centres hospitalo-universitaires des facultés de médecine), soit dans des structures dépendant du secteur psychiatrique, soit dans des écoles primaires.
[40]. Familles migrantes, démunies dans leur très grande majorité.
[41]. Il est donc scandaleusement injuste de prétendre, comme le fait D. Fassin qu'aucune évaluation des résultats n'a été faite cette évaluation est en réalité annuelle et le renouvellement des contrats indispensables à sa survie dépend directement des résultats cliniques obtenus. Il est rare, en France, qu'une structure d'aide psychologique soit aussi soumise aux évaluations externes.
[42]. C'est-à-dire en réalité de la chimiothérapie. On lira à ce sujet avec intérêt les travaux de Philippe Pignarre : Les deux médecines, Paris, La Découverte, 1994 ; Quest-ce quun médicament ? Un objet étrange, entre science, marché et société, Paris, La Découverte, 1997 ; Puissance des psychotropes, pouvoir des patients, Paris, Puf, 1999.
[43]. Il existe une frange de psychothérapeutes qui ne sont ni médecins ni psychologues, mais pour simplifier la discussion, je n'en parlerai pas ici.[44]. Pour ne citer que les plus courantes. Certaines classifications trouvent plusieurs centaines de psychothérapie enseignées en France. La Fédération française de psychothérapie a vu le jour en 1995. Elle regroupe différentes écoles de psychothérapie (une cinquantaine dorganismes) représentant de nombreux courants de psychothérapie (humaniste, psycho-corporelle, psychanalytique, comportementale ). Elle est affiliée à lEAP (association européenne de psychothérapie) qui regroupe 219 organisations professionnelles de 37 pays dEurope et 70 000 membres). En décembre 1999, un nouveau groupe a scissionné pour fonder AFFOP.
[45].Les grandes scissions au sein du mouvement psychanalytique français se sont pour la plupart opérées autour des problèmes de formation. Voir Ornicar ?, supplément au n° 7 : La scission de 1953 et un autre supplément au n° 7 : L'excommunication. La communauté psychanalytique en France II, 1977.
[46].Là, les familles migrantes sont reçues gratuitement, deux à trois heures durant ; dix professionnels diplômés soccupent activement des problèmes dune même famille. Et l'on veut faire passer les psychologues qui soccupent de ces familles pour des culturalistes, ethnistes peut-être même " néo-racistes ". Étrange retournement, seulement comparable à ceux auxquels procèdent les militants du Front national lorsquils se présentent comme victimes de complots juifs, américains ou impérialistes.
[47]. Ces propositions sont présentées et développées dans T. Nathan, " L'héritage du rebelle ", op. cit.
[48]. Puisqu'aussi bien, le principal reproche adressé aux énoncés " scientifiques " des thérapeutes est, comme le disait Karl Popper, leur caractère " non réfutable ".
[49]. Ce cas a fait l'objet d'un compte rendu détaillé dans Marie Rose Moro, T. Nathan, " Ethnopsychiatrie de l'enfant " in Serge Lebovici, Rene Diatkine, Michel Soulé (éd.) Nouveau traité de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent. (nouv. éd. en 4 vol.). Paris, Puf, 1995, pp. 423-446.
[50]. Cette recherche, non publiée, a tout de même débouché sur un remarquable mémoire de DEA : Jean Luc Swertwaeger, " Que sont devenues les personnes réassignées? Approche ethnopsychiatrique de la transsexualité ", mémoire de DEA de psychologie clinique et de psychopathologie, Paris VIII, 1998.
[51]. Voir N. Zajde, Enfants de survivant, Paris, Odile Jacob, 1993 ; " Un mort non disloqué. Analyse ethnopsychiatrique des processus de deuil chez la fille d'un disparu en camp d'extermination ", in T. Nathan et al., Rituels de deuil, travail de deuil, Grenoble, La Pensée sauvage, 1995, pp.103-126 ; Trauma and identity : new perspectives Relevance of an ethnopsychiatric approach to the second generation, www. ethnospychiatrie.net, 1999; N. Zajde et C. Grandsard, " Kaddish. Rituel de deuil dans un groupe de parole d'enfants de survivants de la Shoah ", Nouvelle revue dethnopsychiatrie, n° 31, 1996, pp. 119-138.
[52]. J'emprunte cette idée de " parlement des choses " à Bruno Latour
[53]. Je la rappelle pour mémoire : " C'est une des vertus de l'analyse en termes de réseaux socio-techniques que d'attirer l'attention de l'observateur sur tout ce qui semble extérieur à la science et sans laquelle elle n'existerait pourtant pas " Michel Callon, Introduction, La science et ses réseaux , La Découverte, Paris, 1989, p. 24.
[54]. B. Latour, si injustement critiqué dans la dernière partie du texte de D. Fassin, s'est au moins rendu toutes les semaines durant plus de six mois au Centre Georges Devereux. Il a assisté aux séances cliniques, aux séminaires, a lu les textes et les thèses produites dans ce laboratoire " il a fait du terrain ", comme on dit avant de produire son petit livre : Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1996.
[55]. D. Fassin, " Lethnopsychiatrie et ses réseaux ", op. cit., pp. 148-149.
[56]. Et de tous ceux qui l'ont précédé dans cette voie : F. Benslama commence l'article du Monde, " Lillusion ", op. cit., par la phrase : " Jusqu'à quel point acceptera-t-on que le langage spectaculaire s'empare de la souffrance des gens [ ] ? "
[57]. D. Fassin, " Lethnopsychiatrie et ses réseaux ", op. cit., p. 168.
[58]. Ibid., p. 149.
[59]. Le Centre Georges Devereux, Centre universitaire d'aide psychologique, se trouve sur le campus de l'université de Paris VIII, à Saint-Denis.
[60]. Je pense en particulier au fameux livre de Jean-Loup Amselle et Elikia M'bokolo, Au cur de l'ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte (nouv. éd.), 1999, qui développe l'idée assez convaincante que l'ethnie est une fabrication coloniale et que les sujets africains se réapproprieraient dans un second temps des catégories produites par la pensée raciste du xixe siècle. Outre que cette explication vaudrait surtout pour l'ancien " Soudan français ", il n'en demeure pas moins que nous autres, cliniciens, avons affaire, ici et maintenant, à des énoncés profondément investis par les sujets et qui ne se laissent en rien réduire par une explication historique. Voir aussi Jean Bazin et Emmanuel Terray, Guerres de lignages et guerres d'États en Afrique, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 1982 ; J.-L. Amselle, Vers un multiculturalisme français. L'empire de la coutume, Paris, Aubier, 1996.
[61]. Je sais qu'il n'est pas habituel de se citer soi-même, mais je tenais à ce que l'on juge à partir de ce que j'ai vraiment écrit et non pas en se basant sur des rumeurs Je me suis également longuement expliqué sur cette décision de considérer avec sérieux la " culture " qu'exhibent les patients migrants dans T. Nathan, " Éléments ", op. cit.
[62]. En cela, je me place dans la stricte continuité de G. Devereux qui écrivait : " En tant que science interdisciplinaire, l'ethnopsychiatrie se doit de considérer conjointement les concepts clefs et les problèmes de base de l'ethnologie et de la psychiatrie. Elle ne saurait se contenter d'emprunter les techniques d'exploration et d'explication de l'une et l'autre de ces sciences. Il y a, en effet, une différence méthodologique fondamentale entre l'emprunt pur et simple des techniques et la fécondation réciproque des concepts. Les sciences véritablement interdisciplinaires sont les produits d'une fécondation réciproque des concepts clefs qui sous-tendent chacune des sciences constitutives. " Voir G. Devereux, Essais d'ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970, pp. 3-4.
Genèses 38, mars 2000, pp.136-159
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