L’événement du 13 au 19 mai 1999…

“Un purificateur obsédé par l’idée de souillure”

Est-il serbo-psychopathe ?

Françoise Sironi, ethnopsychiatre,

met Milosevic sur le divan

Ethnopsychiatre au centre Georges-Devereux, Françoise Sironi est l'auteur de Bourreaux et victimes (1). Pour elle, la purification ethnique résulte des rapports entre l'histoire de Milosevic et celle de Serbie.

L'Evénement : Son père s'est tiré une balle dans la tête, sa mère s'est également suicidée ainsi que son oncle: ces antécèdents familiaux peuvent-ils expliquer les dérives totalitaires de Milosevic?

Françoise Sironi : Je pourrais vous faire un diagnostic psychiatrique en disant que toute sa famille était folle, que Milosevic a souffert de l'absence de son père ou encore qu'il est maniaco-dépressif. À mon avis, ce serait un peu court. J'ai soigné des patients qui ont vécu le même genre de drames, ils ne sont pas devenus des Milosevic pour autant. Il me semble plus intéressant d'analyser comment son histoire personnelle rejoint l'histoire collective de la Serbie. Je suis frappée par leur adéquation. Milosevic m'apparaît comme l'un de ces "fracassés" de l'histoire dont il ne sufffit pas de pointer les névroses pour comprendre les agissements. Le personnage me paraît indissociable d'un contexte historique où il a toujours été de plain-pied : né pendant la Seconde Guerre mondiale, il a été impliqué dans les soubresauts politiques et économiques de son pays. Idem pour ses parents : son père, prêtre orthodoxe, a été obligé de fuir au Monténégro, sans doute pour des raisons politiques, et sa mère était une communiste très engagée. Ils ont vécu des choses graves : leur suicide ne relève certainement pas du simple fait divers. Je suis surtout frappée par les soupçons de trahison dont ses parents ont fait l'objet, et qui imprègnent l'histoire de Milosevic. Tout comme celle de sa femme Mirjana, dont la mère a été fusillée par son propre camp. Ainsi, les époux Milosevic n'ont eu de cesse de racheter leur image familiale respective, de la purifier en somme. Dès lors, on voit comment le terme de purification vaut à la fois pour l'histoire personnelle de Milosevic et pour celle de la Serbie. Il a repris les mythes fondateurs de son pays qui corroboraient son histoire à lui.

Pourquoi Milosevic recourt-il lui-même à la trehison, wec ses amis comme avec ses adversaires?

Parce qu'il n'a connu que des images de trahison, de renversement: le souvenir de personnes présentes à un moment donné, et qui tout à coup, l'ont abandonné ou lui ont tourné le dos, de la disparition de ses parents à la chute du communisme. Il continue à trahir, car pour prendre du recul par rapport à la trahison, il faut avoir fait l'expérience de relations fondées sur autre chose, sur une certaine solidité, une certaine fidélité. Milosevic, lui, est marqué par l'imprévisible. Il n'est pas question de l'excuser, mais de comprendre à quel point il ne peut fonctionner que par mimétisme et s'entourer de gens qui ont la même histoire que lui. A commencer par sa femme : elle est son double, sa jumelle. A l'instar des Ceausescu, il ne s'agit pas d'un amour construit sur l'altérité. Ces couples-là choisissent également leurs amis parmi leurs semblables parce qu'ils ne peuvent pas supporter la multiplicité, la différenciation. J'ai l'impression que Milosevic fonctionne de cette façon. Peut-être en raison aussi d'une éducation où, entre les discours d'un père mystique et ceux d'une mère communiste, la nuance n'existait pas. A partir du moment où l'on exprime un point de vue tant soit peu différent, on disparaît de son monde. D'où sa rupture avec Stambolic après vingt-cinq ans d'amitié, et plus récemment avec son Premier ministre Draskovic.

Mais ne fait-il pas preuve de duplicité en se posant tantôt en chef d'Etat responsable, tantôt en complice des exactions commises par ses troupes?

Milosevic est convaincu que le mal est du côté des autres. S'il se sent dans son bon droit, c'est parce qu'il est dans une histoire de purification: le peuple serbe a été souillé donc il faut rétablir sa dignité. Je note aussi l'omniprésence d'images sacrificielles dans l'histoire de la Serbie, depuis son mythe fondateur qui n'est autre qu'un massacre : la défaite serbe de 1389 au Kosovo qui a causé près de 70 000 morts. Milosevic se réfère sans cesse à cette image de souillure initiale. En revenant à son histoire à lui, on constate que le sang a également coulé dans sa famille. Milosevic ne sort donc pas de cette logique du sacrifice. C'est pourquoi je ne parlerais pas de dédoublement. Milosevic, comme sa femme, me semble en permanence dans la réhabilitation de son histoire et dans celle de la Serbie.

"Il identifie son propre ressentiment à celui de son peuple"

L'origine de sa popularité, née avec son discours à Pristina en 1987, ne tient-elle qu'à un concours de circonstances ?

Oui, mais lorsque survient cet épisode de Pristina, Milosevic portait déjà en lui cette contrainte à réparer son histoire personnelle par l'histoire collective. Quand il voit les Serbes minoritaires au Kosovo qui se font maltraiter, il s'érige en rédempteur : " Personne ne devra plus oser vous battre ", déclare-t-il. Sous-entendant aussi: " 0n ne me la refera pas. " A ce moment-là, il identifie son propre ressentiment à celui de son peuple. Par extension, son problème et celui d'un pays tout entier sont de même nature : l'humiliation. D'où l'idée de révélation, de concours de circonstances. Ce n'est pas simple de faire la part des choses entre son histoire personnelle et ce qui deviendra un cheval de bataille collectif. Toutefois, je suis tentée de revenir au cas de son père : il semble avoir été un très bon prédicateur, mais, pour des raisons que j'ignore, il a dû abandonner son séminaire. Or une vocation contrecarrée ne reste pas sans effet : on retrouvait son père dans les cimetières, où il préchait devant un parterre de stèles. En somme, il communiquait avec les morts. Quand Milosevic dit aux Serbes du Kosovo: " Vous devez rester ici au nom de vos ancêtres et de vos descendants, faute de quoi vos ancêtres seraient souillés et vos descendants, déçus", on pense étrangement à son père. Le fils s'inscrit dans l'histoire du pére. A la différence que sa " mission " va vers une "Grande Serbie".

Selon vous, Milosevic tiendrait plus du mystique que du pervers?

Le terrain de la perversion reste hasardeux. . . En revanche, avec son discours de Pristina, Milosevic se comporte effectivement en " mystique ". Les gens qui peuvent se révéler les plus dangereux sont ceux qui refont l'Histoire. Autrement dit, ceux qui dépoussièrent les mythes pour les remettre au goût du jour: c'est ce qu'a fait Hitler en allant chercher loin dans la mythologie allemande, les Walkyries par exemple. Milosevic ne procède pas autrement pour recréer une identité collective. Une identité introuvable dans son histoire personnelle puisqu'elle est vide, ou du moins peuplée de morts. Ce n'est pas l'idéal pour se raconter un beau roman familial. Milosevic a pris appui sur une appartenance collective qui lui permettait de combler le vide de son histoire. Il a commencé en ralliant très jeune le Parti communiste, un moule rassurant où les rituels et les commémorations remplacent ceux de la famille. Je ne m'étonne pas qu'il ait été un très bon apparatchik! Avec la mort de Tito, à nouveau le vide. Milosevic a beau avoir joué le jeu de l'après communisme et devenir banquier, il lui fallait sans doute se raccrocher à quelque chose de plus fort. Comme il ne pouvait pas refaire le communisme et reprendre l'idéal d'un homme nouveau, il est retourné dans le passé pour trouver une légitimité propre à fédérer son peuple.

Une légitimité qu'il cherchait pour lui-méme?

Absolument. Cette notion de légitimité ramène également à la généalogie. Et de ce point de vue l'histoire de Milosevic se confond à nouveau avec celle de son pays. Chaque peuple qui légitime son histoire autour de ses sacrifices trouve toujours la figure de la victime. Hitler l'a fait également. Pour ce faire, Milosevic raconte une histoire. C'est pourquoi on peut le qualifier de populiste. Le populisme, c'est bien ça: des histoires vraies, qui parlent vrai au ventre du peuple. Il est toujours dans le registre de l'affect. Mais il n'invente pas, auquel cas on pourrait effectivement se dire qu'il est fou. Non, il part de choses vraies, pour en faire un discours propre à victimiser les Serbes. Dès lors, ces derniers ne se considèrent pas du tout comme des bourreaux. Je ne veux pas généraliser, mais souvent un bourreau est quelqu'un qui a été lui-même victime ou qui s'est vécu comme tel. On ne naît pas tortionnaire, on le devient.

C'est donc ce discours qui a incité les soldats serbes à devenir des tortionnaires ?

Oui. On a parlé du " complexe d'infériorité " des Serbes nourri par les sacrifices, quand Tito voulait d'une Serbie faible pour faire la Yougoslavie. C'est effectivement un discours de victime qu'ils ont pris à bras-le-corps et dont Milosevic s'est fait l'écho. Partant, il ouvre la porte à toutes les exactions. Nous parlons de purification ethnique, mais il faut revenir sur ce seul terrne de purificabon que les Serbes emploient eux-mêmes : qui dit purification dit souillure. C'est bien l'idée qu'il faut laver, nettoyer.

Les réfugiés du Kosovo ne risquent-ils pas de sombrer à leur tour dans ce cycle infernal et de devenir eux-mémes des bourreaux?

On peut effectivement se poser la question face à des gens à ce point traumatisés par une histoire collective. Il n'est évidemment pas envisageable d'entreprendre des thérapies individuelles avec des milliers de personnes. C'est pourquoi il me semble important d'organiser des procès à une échelle locale. Il faudra laver le linge sale à un moment donné. Ne surtout pas faire en sorte qu'une chape de plomb s'instaure. Je pense à ce qui s'est passé pendant la guerre d'Algérie, et au silence qui a suivi. Cela explique sans doute pourquoi tant de personnes adhérant au Front national ont connu la guerre d'Algérie. Une fois revenues à la vie civile, elles n'ont rien compris. Pour pouvoir soigner des Kosovars traumatisés psychiques, les cliniciens doivent aussi voir les Serbes qui ont tué – qu'est-ce qui les a poussés à faire des choses pareilles ? Il faudra donner la parole à tout le monde pour qu'un débat contradictoire puisse s'instaurer, que les gens puissent pleurer, crier, insulter. Avec des médiateurs, bien sûr : la communauté internationale a un rôle déterminant à jouer à ce niveau. Même à l'échelle d'un village, les gens ne pourront vivre ensemble sans que les choses soient dites de communauté à communauté, pas seulement entre individus. De telles blessures ne sont pas des traumatismes individuels, elles réclament des thérapies collectives. Sinon, la plaie restera ouverte.

PROPOS RECUEILLIS PAR DELPHINE PERAS

(1) Editions Odile Jacob, 281 p . 140 F.


retour au site du Centre Georges Devereux