Le groupe thérapeutique au sein du dispositif ethnopsychiatrique (Quelques éléments d'analyse du dispositif de consultation en ethnopsychiatrie)
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Par Claude Mesmin (Maître de conférences, Université de Paris 8) | |||
Il y a de nombreuses années, arrivant comme stagiaire à la consultation dethnopsychiatrie animée par le P Tobie Nathan, à lhôpital Avicenne de Bobigny, le groupe de thérapeutes mapparut dabord peu homogène, essentiellement composé de personnes très diverses quant à leur métier (psychologues, psychiatres, médecins, infirmières, sages-femmes, éducatrices ), leur âge, leur langue, leurs origines, de France et des différents pays de la migration, et leur fonction dans le groupe. Un médecin sactivait derrière une caméra, une psychologue consignait et distribuait les rendez-vous des patients, certains prenaient des notes sans interruption pendant les séances, dautres écoutaient, répondaient d'autres enfin semblaient absents Lattention de chacun était en même temps centrée sur la famille et sur Tobie Nathan qui dirigeait le groupe. Il acceptait toutes les suggestions et les questions des co-thérapeutes, donnait des réponses très documentées, précises, en référence au groupe culturel de la famille, rappelant les rituels, les thérapeutiques, le sens précis des mots, pour permettre à chacun de réfléchir durant la séance. La consultation terminée, une discussion générale sengageait pour que chacun puisse exprimer ses impressions, ses pensées, ses doutes, ses interrogations. Chacun dentre nous repartait avec des pensées plein la tête, des feuilles pleines de notes, ayant limpression davoir mieux compris la problématique exprimée par les patients. Depuis cette époque, beaucoup de changements sont advenus ; des thérapeutes nous ont quittés, dautres sont allés fonder leur propre groupe, dautres encore continuent à soigner, penser, écrire, diffuser cette technique particulière de prise en charge des patients migrants, en groupe, autour de Tobie Nathan au Centre Georges Devereux , à lUniversité Paris 8[1] . Ma réflexion actuelle concerne
le dispositif et ses conséquences sur la consultation, dispositif
mis en place par T. Nathan depuis vingt ans, pour prendre en charge
des hommes et des femmes dabord traumatisés par la migration.
(Nathan T., 1988, Biznar K., 1988, Zajde N., 1998). |
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Le dispositif ethnopsychiatrique | |||
Ce dispositif particulier, à cause du nombre des participants et de son organisation spatiale, introduit dabord chacun dans un cercle, un espace commun dans lequel toutes les places sont identiques ; les échanges diffèrent cependant en quantité dun groupe à lautre. Dispositif spatial de la consultation La prise en charge psychothérapique des patients originaires de sociétés non occidentales sétant révélée souvent inefficace , T. Nathan (1993, p. 18 et 1994, p. 20 et 129) a construit, avec les psychologues de son groupe qui mènent des recherches avec lui, ce dispositif clinique qui permet de prendre en charge des familles venant surtout du Maghreb, de lAfrique de lOuest, de lAfrique centrale et des Antilles. Chaque groupe de thérapeutes du Centre Georges Devereux, recevant des patients en consultation, est toujours composé de psychologues venant des différents pays de la migration. Ce groupe est accompagné de psychologues "seniors" et de plusieurs stagiaires-psychologues de luniversité. Thérapeutes et stagiaires forment un groupe pluriethnique et pluri-linguistique qui reçoit ensemble les familles migrantes et les travailleurs sociaux qui les accompagnent et nous demandent une aide spécifique. Lensemble représente trois groupes différents, famille d'une part, travailleurs sociaux accompagnant les familles d'autre part, thérapeutes et stagiaires enfin. Sachant que cette aide passe obligatoirement par la connaissance approfondie des langues et des cultures des familles, un psychologue du groupe que l'on a pris l'habitude de nommer "médiateur ethnoclinicien", est de la même ethnie que la famille reçue. La langue maternelle, toujours utilisée, peut seule permettre de penser et de dire ce que les patients peuvent ressentir. (Pury S. de et al., 1995). Pour tous les patients reçus, le traumatisme de la migration, qui leur est commun, ainsi que la difficulté à sexprimer dans notre langue, entraînent des malentendus (Pury S. de, 1998) sans nombre et sans fin avec leurs interlocuteurs habituels dans des lieux aussi divers que lhôpital, les services sociaux, lécole qui ne connaissent pas leur culture dorigine. En effet, les questions que leur posent les migrants, autour des difficultés quils ressentent, ne reçoivent pas toujours de réponses compréhensibles pour eux. En cherchant un sens à leur désordre, ils obtiennent au mieux une information sur sa cause. Cette réponse sadresse au corps visible symptôme de maladie et non au corps invisible que le patient va souvent confier ensuite (ou concurremment) à un guérisseur traditionnel. " Tout traitement qui sappuie sur une causalité dite scientifique ajoute une nouvelle douleur au traumatisme initial, ou plus précisément, sinscrit dans la chaîne infinie des traumatismes, car en aucun cas, avec ces patients, un tel traitement ne permet le "décentrement" puis la construction du sens. Cest pourquoi [ ], pour un patient migrant, tout acte thérapeutique sappuyant sur une causalité de type scientifique constitue à lui seul un nouveau traumatisme psychique. " (T. Nathan (1994, p. 21). Pour ne pas trop rester sur un plan
général, et même si, dans chaque groupe menant des
consultations, je peux dégager des éléments semblables,
je me référerai dabord au travail dun seul groupe
au cours dune prise en charge de jeunes adolescents issus de la
migration. Je dégagerai ensuite des réflexions plus générales
dans la seconde partie. |
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Le jour où nous avons reçu M. H., dorigine marocaine, et deux de ses enfants, Tarik[2] âgé de 16 ans et Mokhatar âgé de 14 ans, la salle de consultation rassemblait un grand nombre de personnes. M J., éducatrice, avait déjà, lors de la première consultation, accompagné les parents et ces deux adolescents, 3e et 4e enfants dune fratrie de onze. Il sagit de la 2e consultation au cours de laquelle nous voulions 1) tenter de comprendre comment laîné des enfants pouvait ressentir de si violentes colères ayant entraîné des passages à lacte graves (vols, bagarres) jusquà sa mise en liberté provisoire en attendant le jugement. La compréhension de ces colères pouvait permettre de les réduire, pensions-nous, ou de les stopper ou de jouer sur le nombre de passages à lacte quelles entraînent. Nous souhaitions également 2) redonner à M. H., que son travail éloignait de sa famille régulièrement (il ne revenait au domicile que tous les 15 jours, et seulement pendant le week-end, depuis environ sept ans) sa place de père auprès de ses enfants, ce qui explique quil fut reçu avec ses enfants mais sans M H. que nous avions déjà écoutée lors de la consultation précédente. Le thérapeute principal dirige la consultation, interroge les co-thérapeutes, et la médiatrice ethnoclinicienne, marocaine comme la famille, est linterface entre les deux cultures et les deux langues [3] (Pury-Toumi S. de & coll., 1995).
Tarik, âgé de 16 ans, décrit comme un adolescent très violent, mis à la porte de plusieurs écoles, était apparu lors de la première consultation comme un jeune "débile", incapable de répondre à la moindre question, y compris de fournir l'intitulé de lapprentissage quon lui avait proposé. À domicile, il se présente toujours comme un adolescent très calme et très religieux, en présence de la médiatrice : nous nous interrogeons sur cette double présentation. Le thérapeute principal essaie de lui faire décrire ce quil ressent quand la crise de violence arrive. Mais Tarik ne parvient pas à lexprimer. C'est alors que le thérapeute va user dun artifice méthodologique pour y parvenir. Il engage les stagiaires à décrire comment la colère peut les envahir. Stagiaire libanais : pour moi, la crise commence ici (montre son estomac), cest chaud, ça monte, la chaleur envahit ma tête, je ne vois plus rien et je frappe. Après, quand je peux réfléchir, je regrette. Stagiaire camerounais : dans une file dattente on ma récemment traité de "sale nègre". Je nai pas compris, nègre je le suis, mais sale, je ne le suis pas. Comme je suis prêtre, je nai pas répondu mais jai ressenti comme une blessure au cur. Le but de cette mise en scène, qui a demandé plusieurs réparties, est à la fois méthodologique et thérapeutique. Par cette façon de procéder, on donne à Tarik des mots, des expressions, qui pourraient exprimer ce quil ressent, expressions auxquelles il lui sera facile dadhérer ou de ne pas adhérer. Cest aussi un procédé thérapeutique car la "colère" exprimée, démontée, expliquée et bien sûr contrôlée nous le verrons ensuite pourrait permettre à Tarik den devenir maître au lieu de se laisser dominer par elle. Tarik accepte les différentes descriptions et les ponctue dun " cest vrai, en plus ! " Le " en plus " est une annotation presque touchante. En effet, ce grand adolescent, fort, trapu, au visage cramoisi de se voir ainsi dévoilé, semble étonné de découvrir que des mots peuvent aussi être mis sur des sentiments qui ressemblent tellement aux siens ! De plus, il se rend compte que dautres, y compris de jeunes adultes peuvent penser comme lui. À ce moment de la discussion, il précise que pour lui le sang vient très vite, directement à la tête, alors il ne voit plus rien et il frappe. Nous cherchons ensuite, après avoir repéré lexpression de ses colères, leurs causes, et quelques thérapeutes et stagiaires expriment ce que lon ressent et ce que lon fait quand on entend "sale arabe" ou "sale nègre". Le thérapeute principal argumente sans cesse afin de pousser Tarik à répondre, en lui demandant, par exemple, " nes-tu pas arabe ? Est-ce une injure dêtre arabe ? " Cest dabord le père qui répond. Monsieur H. : Dieu a créé chaque humain différent, chacun a sa propre richesse. Thérapeute principal : il y a de vrais humains et des non-humains. Cette allusion aux humains et aux non-humains, cest-à-dire aux "invisibles", ces êtres qui peuplent "lautre monde", celui de la nuit, des forêts, des rivières, des sources..., sont les Djinn qui sortent la nuit et quil vaut mieux ne pas rencontrer. Lallusion ici du thérapeute principal est une amorce de ce qui pourra être repris plus tard dans la consultation. En effet, dans les théories étiologiques marocaines entre autres, être "pris par un Djinn", et donc agir différemment des humains, peut expliquer les comportements déviants. Ce que, presque expérimentalement, tente le thérapeute principal, va être déclenché par la médiatrice qui rapporte que Tarik a été exclu du dernier collège par le conseil de discipline, car il sattaquait aux élèves plus petits que lui. À ce moment-là, les mâchoires de Tarik se sont serrées, il est devenu, en quelques secondes, écarlate, la respiration haletante, sifflante et il sest levé pour frapper la médiatrice en prononçant des mots incompréhensibles. Son père, assis à sa gauche, a posé sa main sur son bras puis la retenu par son vêtement. Tarik a accepté difficilement de sasseoir tandis que le thérapeute principal se plaçait devant lui et lexhortait à se relaxer en étendant ses jambes, laissant pendre ses bras et calmant sa respiration, toutes ces consignes étant énoncées dune voix basse mais ferme. Que signifie, pour cet adolescent, cette phrase : " Il a été renvoyé de son dernier collège car il sest attaqué à des élèves plus petits que lui " ? Tarik, depuis plusieurs années déjà, appartient à des groupes dadolescents plus âgés que lui qui vivent de petite délinquance. Le fonctionnement de ces groupes auxquels se lient des adolescents comme Tarik qui sont rejetés de lécole et en quête dinitiation, répond à ce besoin daffiliation non fonctionnel dans la famille. (C. Mesmin, 1993). Cependant, dans lhistoire rapportée, Tarik ne supporte pas quon laccuse davoir frappé un plus petit que lui car pour lui le motif est différent. Tarik explique, après avoir accepté de se calmer, quun enfant de la classe dans laquelle il venait darriver, avait refusé de laider à faire un devoir quil ne comprenait pas car il navait pas encore assisté aux cours. Mortifié par le refus, il avait " un peu bousculé " lenfant. Lenfant était en effet plus jeune car Tarik est dans un tel échec scolaire, quil est difficile de lintégrer avec des enfants de son âge. La notion dinjustice est pour lui très présente car il ne comprend pas ce qui lui arrive dans la plupart des situations. Toujours thérapeutique et méthodologique, laction entreprise par le thérapeute principal pour calmer Tarik, entre dans la pratique habituelle de lethnopsychiatrie. La séance sorganise autour des actions du patient et par cette technique, " le patient est alors sorti de son isolement pathologique et réintroduit dans un processus de médiation avec dautres humains, situés comme lui, chacun dans son cercle culturel ". En effet, tous les intervenants sont réunis dans un même cercle, alors que chacun appartient à un autre cercle. Tarik peut ainsi comprendre que " le sens de son mal " est situé dans un autre monde où il ne peut accéder sans aide. " (T. Nathan, 1994, p. 130 sq.).
Le rôle du groupe pour le patient À travers cette séquence, jaimerais montrer le rôle que joue le groupe dans son entier, même si chaque personne ne participe pas de la même façon avant, pendant et après la séance. Avant le début de cette consultation en labsence de la famille et de léquipe éducative, le groupe sest donné, à partir des éléments de la consultation précédente des objectifs de travail :
À partir de la séquence décrite, nous pouvons répondre à nos objectifs.
En interrogeant les co-thérapeutes afin dexpliciter le déclenchement dune crise, le thérapeute principal permet à Tarik de mettre des mots sur ses émotions et ses actions. Les multiples réponses des stagiaires viennent nourrir ladolescent lui permettant de décrire finement ses émotions en liaison avec des mouvements internes de son corps (crispation, afflux du sang, aveuglement ). Le thérapeute principal sait que les psychologues vont pouvoir donner des images fortes que Tarik connaît. Le thérapeute lui-même ne peut exprimer, pour ladolescent, les manifestations de sa propre colère puisque ensuite, il lui reviendra de le calmer. Le thérapeute ne sest pas adressé aux stagiaires femmes pour que lidentification soit plus facile. Quand lune delles a dit quelle parvenait toujours à se calmer quand elle se mettait en colère, le thérapeute principal na pas repris son intervention qui ne semblat pas conforme à son attente. Le thérapeute principal se réserve ainsi le choix dinterroger lun ou lautre de ses co-thérapeutes et dutiliser ou non la réponse donnée, ce qui correspond à un choix thérapeutique. Le groupe a une fonction de contenant, de portage et de déclencheur démotions, dans cet ordre, me semble-t-il, car il faut dabord que le groupe soit rassemblé et compétent pour que les patients se sentent soutenus avant quils sautorisent à parler. La colère violente que Tarik nous a montrée ressemblait c'est du moins ce que nous avons pensé à celles qui le conduisent vers des actes interdits. On a fait lhypothèse que la prochaine crise pourrait être plus contenue après lui avoir donné la possibilité de la vivre, devant le groupe qui le porte. " Si lon veut modifier lidentité dun sujet, on doit attribuer un nouveau sens aux faits psychiques existants. " (Nathan T., 1994, p. 303). En analysant les différentes phases de la colère de Tarik, à partir des exemples des co-thérapeutes, aussi bien dans les phases ascendantes que dans les phases descendantes vers le calme, nous apportons à Tarik de nouvelles images, de nouveaux mots. Le groupe entier, dans sa fonction de contenant, apparaît comme une matrice dans le sens où Foulkes (cité par Néri, 1997, p. 12) " associe le groupe à limage de lovaire qui renferme de nombreuses cellules-ufs " Pendant cette séquence, le groupe était lovaire contenant et chaque membre du groupe donnait les mécanismes de sa propre colère, tout en lisant ce que chaque évocation imprimait sur le visage de Tarik. Linstant final dans la crise provoquée contient toutes les émotions de chacun qui ont été absorbées et qui ressortent avec la violence décrite. Par sa ressemblance avec les pratiques "traditionnelles", un tel groupe est le moteur qui conduira à un changement car il constitue un cadre " à mi-chemin ", " métissé ", propre à fournir un contenant à la souffrance dun patient qui se trouve toujours peu ou prou lui aussi en situation dacculturation, d" entre-deux ". (T. Nathan, 1993, p. 52). Une stagiaire psychologue, présente pour la première fois, a exprimé après la séance sa peur de voir ladolescent agresser la médiatrice qui pourtant navait éprouvé aucune crainte. Ceci met en évidence quun certain apprentissage du fonctionnement du groupe est nécessaire pour contribuer sans difficulté personnelle à la réalisation de ses objectifs. Nous continuons à dire que le groupe constitue une enveloppe, ou une matrice, donc un contenant qui renferme les pensées, les paroles et les actions de tous les intervenants. En même temps, il délimite pour chacun son espace intérieur car chacun est dabord responsable de lui-même et appartient à un sous-groupe contenu dans le grand groupe. Le groupe dans son entier procure en même temps un sentiment de liberté, puisque les thérapeutes peuvent même émettre des avis contradictoires qui seront, ou non, retenus par le thérapeute principal. Le groupe maintient les échanges entre les différents sous-groupes et entre les individus par sa propre temporalité, car il comprend un passé auquel il fait remonter son origine, et un avenir où il envisage de poursuivre ses objectifs. Ainsi, comme on le voit avec la nouvelle stagiaire, le groupe a une fonction de contenant, même pour ses membres, car aucun des participants nayant manifesté une quelconque peur, elle a pu être rassurée. Le groupe est évidemment dabord un contenant pour Tarik lui-même, car chaque membre du groupe ne pouvait être que rassurant à limage du thérapeute principal qui lui a montré comment il pouvait se calmer. De même, son père, par son geste contraignant puis apaisant, lui confirmait le rôle apaisant du groupe ainsi que le sien. Ce geste a symbolisé la fermeture du groupe qui était jusqualors ouvert par labsence déchanges entre père et fils. Ce rôle de contenant, seuls les thérapeutes de ce dispositif particulier à lethnopsychiatrie peuvent loffrir au patient. En effet, lors des prises en charge individuelles dans les structures de soins habituelles, le psychologue seul avec son patient ne peut tenir à la fois tous les rôles que nous avons décrits. " Le groupe médiatise la relation entre thérapeute principal et patient Le groupe permet un discours sur le patient qui ne le fige pas dans une représentation unique " (T. Nathan, 1993, p. 53). Pour Tarik, qui, à travers les récits entendus de ses passages à lacte, pouvait ne pas avoir la certitude dêtre "un être humain", la confirmation lui en est venue de chaque personne du groupe solidaire de ceux qui ont énoncé ce que lui-même ressentait, mais ne pouvait pas exprimer. Son père, en le retenant par le bras, lui indiquait quil y avait une limite à ne pas franchir pour être un humain parmi dautres. Mes collègues africains ont lhabitude de dire quun enfant qui naît doit être accueilli, puis "fabriqué humain" pour rester parmi les humains sinon, il peut repartir vers le monde des êtres invisibles doù il vient. Est-ce le cas de Tarik ? Avec laide de léducatrice, il raconte quil navait pu se présenter chez le juge car, nétant revenu chez lui quà laube, il ne sétait réveillé quà 16 heures, confirmant ainsi quil est comme un être de lautre monde, du monde de la nuit. Pour Tarik, le moment fort de cette consultation rappel et gestion de la colère/frayeur ressentie quand il craint dêtre agressé et quil agresse lui-même participe à la construction de son histoire. Ce moment lui permettra de regarder en arrière, daccepter lexpérience passée au lieu dêtre seulement dans laction présente, sans référence, ni au passé, ni au futur. On pourrait dire encore quen déclenchant sa colère, le thérapeute principal la invité implicitement à sappuyer sur lensemble du groupe et donc à comprendre comment on peut supporter de fortes émotions sans commettre des passages à lacte.
La fonction thérapeutique du groupe Il me semble possible de parler de leffet thérapeutique de ce dispositif qui provient dabord de la sensation, " dêtre compris dans sa langue... " (Nathan T., 1993, p. 95). La médiatrice sest toujours adressée a M.H. en arabe et a toujours traduit, pour ajuster au mieux le sens des mots, a travers toutes les paroles des therapeutes ainsi, lempathie ou l'expérience des sentiments dautrui que lon partage dans une communication affective (Pieron, 1979, p. 149) sest surtout produite avec la mediatrice qui, en rapportant ce quelle savait du refus de lecole de garder Tarik, a declenché des émotions sous forme de "quasi-transe" probablement déclenchée par les questions posées et les representations amenées par les co-thérapeutes. Il fallait pouvoir amener cette famille aux buts que nous nous étions fixés. Ce portage a aussi eu un effet que l'on pourrait dire "cathartique", puisquen allant a domicile apres cette seconde consultation, la médiatrice a pu nous rapporter que le père avait commencé, sans succès encore, des démarches pour permettre a son fils de faire un apprentissage de boulanger. La mère décrit Tarik comme nettement moins nerveux a lextérieur, puisquil na pas commis de nouveaux delits ni de bagarres, et quil cherche une ecole avec laide dune cousine plus agée que lui. Mokhatar continue a aller a lecole. Ainsi les traductions contiennent bien " une induction implicite de mediation avec laltérité linterprète en étant lagent visible, mais le groupe therapeutique son garant. " (T. Nathan, 1993, p. 96 et 97). Comme le résume Tobie Nathan (p. 97), le groupe a une fonction thérapeutique par : 1) "la fragmentation et la reconstruction", comme nous avons tenté de le montrer a partir de la colère de Tarik, 2) "une redondance entre contenant et contenu" par la présence des différents groupes (le dispositif) et le declenchement de la colère (le contenu), 3) "une médiation entre les univers hétérogènes" : le monde de la maison et le monde du dehors, 4) "des raisonnements logiques en actes" (demander au père de trouver un stage pour Tarik afin de créer des liens avec son fils et de lui permettre de reprendre sa place de chef de famille). Ce dispositif fut bien therapeutique puisque les nouvelles obtenues deux mois plus tard nous montrent les bienfaits des deux consultations.
Le rôle du groupe dans la participation aux soins Dans la consultation, chacun peut appréhender lidentité comme multiple. " Le groupe représente une sorte de modèle de multiplicité qui fonctionne, non seulement en raison de la présence de plusieurs personnes, mais aussi de la multiformité et de la globalité de sa pensée. " (C. Neri, 1997). Il précise quil sagit dun sentiment douverture et de richesse par le fait dêtre ensemble et dêtre un constituant de ce groupe vécu comme un objet puissant. Chacun peut faire lexpérience dune sorte dépanouissement dans le cadre du bon fonctionnement du groupe. Cette transformation des individus concerne le groupe lui-même qui devient plus performant, car le fantasme et lexpérience de guérison le régénèrent dans son ensemble. Il est impossible dimaginer un groupe capable daider, voire de guérir un patient sans que ses membres soient mieux nourris les uns par les autres. Apprendre par lexpérience est un facteur essentiel de développement et de changement, et cest une des fonctions du groupe où chacun, en concentrant son attention sur ses fantasmes et ses émotions, met en évidence ses tensions internes. Ce que chacun ressent et dit entraîne une plus forte adhésion au groupe à partir de ce quil perçoit et entend de lautre. La stabilité du dispositif est
un autre facteur important de cohésion qui favorise lémergence
des pensées. Cest le rôle du thérapeute principal
de maintenir en éveil chaque participant en lamenant à
trouver les mots qui peuvent sadapter au comportement du patient.
Il peut lui-même également décrire une de ses propres
expériences (vraie ou imaginée) afin de participer plus
activement au groupe, sachant que toute intervention de sa part, pour
être efficace, doit passer par lintérieur de son esprit
et agir avant tout sur lui-même, comme le font toutes les interventions
des co-thérapeutes. |
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Questions | |||
Est-ce seulement pour cela que le groupe peut soigner ? Si oui, ce serait effectivement une première différence avec les thérapeutes usant des prises en charge individuelles. Mais alors, il suffirait de mettre ensemble plusieurs thérapeutes, encore plus nombreux que dans les thérapies familiales, pour parvenir au même résultat ! Cependant, les thérapeutes familiaux viennent aussi nous demander aide Est-ce parce que les thérapeutes sont originaires de plusieurs pays de la migration ? Nous lacceptons volontiers quand nous voyons avec quelle facilité les patients en général, "sattachent" aux thérapeutes de leur propre pays ou à ceux dun pays voisin. Est-ce parce que la langue maternelle est toujours présente, vivante et bien active ? Nous le croyons volontiers car comment les patients pourraient-ils exprimer, sans elle, leurs sentiments les plus profonds ? Il me paraît juste de penser que
les effets positifs obtenus en ethnopsychiatrie proviennent des "explications
culturelles" pour ne pas dire des "théories culturelles",
ce qui nous conduirait vers de plus longues discussions en dehors de notre
sujet
Tout comme le Poitevin ou le Breton a besoin de consulter
un guérisseur pour stopper le feu de son zona, les patients issus
de la migration réclament dans leur langue, des explications culturelles
qui leur paraissent plus vraies, ou aussi vraies, que celles des psychologues
et médecins occidentaux. Sans les opposer systématiquement,
ils se réfèrent aux uns et aux autres. |
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Conclusion | |||
En mappuyant sur ces quelques instants dune consultation, il me semble avoir montré que le changement de comportement de Tarik provient de la reconnaissance de sa double nature clivée. Celle du "dehors" nayant pu encore être "accompagnée" comme dans la tradition par son père, le groupe de thérapeutes pluriethnique et pluri-linguistique a demandé au père de "devenir" vraiment le père de ses enfants au lieu de laisser les différents services sociaux jouer ce rôle. Nous savons bien sûr que pour quil y parvienne, M. H. aura besoin de sa famille élargie, tant ici, dans la migration, qu'au pays. Nous lavons donc replacé dans ce rôle quil avait abandonné depuis son éloignement de sa famille, laissant sa femme incapable de lassumer car cest un non sens pour elle. Cest alors que M na pu que construire cet être "du dedans" qui est Tarik, car cela correspond à son rôle traditionnel de mère. Le changement de comportement de Tarik permet de rendre compte de lefficacité des "explications culturelles" qui ont été données pendant les deux consultations et de reconnaître que cet adolescent, dans les mois qui suivirent, sest comporté de façon à ne pas se détruire, ni détruire ses parents. Claude Mesmin |
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Notes | |||
[1]. Depuis 1993, ce groupe a fondé le Centre Georges Devereux, centre universitaire d'aide psychologique, à lUniversité Paris 8. Des consultations y ont lieu chaque jour,avec différents thérapeutes. Pour ce qui concerne les exemples rapportés ici, ils proviennent des consultations menées par L. Hounkpatin, auxquelles je participe pour ma part régulièrement. [2]. Tarik signifie "le combattant". Les prénoms ont naturellement été modifiés mais j'ai tâché de leur garder un sens voisin des véritables prénoms. [3].
Le thérapeute principal est ici M. Lucien Hounkpatin et la médiatrice
marocaine parlant arabe, Mme Loubaba Belmejdoub. |
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Anzieu D., (1984), Le Groupe et lInconscient. LImaginaire groupal (2e édition), Paris, Dunod. Freud S., (1921), Psychologie collective et analyse du moi, nouvelle trad. fr. in Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1970. Kaës R., Faimberg H. et al., (1993), Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod. Mesmin C., (1993), Les enfants de migrants à lécole, réussite, échec, Grenoble, Éditions de La Pensée Sauvage. Mesmin C. et coll., (1997), Cultures et thérapies, Grenoble, Éditions de La Pensée Sauvage. Nathan T., (1993), , fier de navoir ni famille, ni amis, quelle sottise cétait, Grenoble, Éditions de La Pensée Sauvage. Nathan T., (1994), Linfluence qui guérit, Paris, Éditions Odile Jacob. Nathan T., (1998), Spécificité de lethnopsychiatrie, in Nouvelle Revue dEthnopsychiatrie, n° 34, "La guerre", Grenoble, Éditions de La Pensée Sauvage. Neri C., (1997), Le Groupe. Manuel de psychanalyse de groupe, Paris ; Dunod. Pieron H., (1979), Vocabulaire de la psychologie, Paris, PUF. Pury-Toumi S. de, Mesmin C., Nathan T., (1995), Rapport de recherche MIRE-DEP " Du rôle des entretiens en langue maternelle dans linteraction avec les familles migrantes et notamment de leurs bénéfices dans linsertion scolaire et sociale des enfants et des adolescents. " Pury S. de, (1998), Traité de malentendu, Les Empêcheurs de penser en rond. Springmann R., (1976), La fragmentation en tant que défense dans les grands groupes, LÉvolution psychiatrique, 41, n° 2, 327-338. Nouvelle Revue dEthnopsychiatrie n° 25-26, 1994, "Traduction", Grenoble, Éditions de La Pensée Sauvage.
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