Le nomade de l'inconscient.

 

par Robert Maggiori

Paru dans Libération du 24 octobre 1996 à l'occasion de la parution en français de Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves. Paris, Synthelabo, les empêcheurs de penser en rond, 1996]

 


Georges Devereux fut un homme de nulle part, magyar ou roumain, français ou américain. Etait-il ethnologue, psychanalyste ou historien? Quel fut le vrai nom de celui qui voulait être musicien, sera physicien et apprendra le grec ancien à 55 ans? Une seule certitude, cet esprit universel est le fondateur de l'ethnopsychiatrie.

 
C'est caractéristique de ma vie d'insécurité qu'au printemps 1981 -à 73 ans - je me sois soudain aperçu que, pour la première fois, mon avenir était assuré" A 76 ans, je suis toujours comme les Athéniens de Thucydide: je n'accorderai de trêve ni aux autres ni à moi même.» L'avenir ne sera pas «assuré» longtemps: Georges Devereux mourra un an après à Paris, le 30 mai 1985. Comme il l'avait souhaité, ses cendres seront dispersées sur le territoire des Indiens Mohaves, en Arizona. C'était sans doute son destin que de n'être

«installé» nulle part, ni dans un pays, ni dans une carrière, ni dans une discipline: à peine peut-on dire s'il était magyar ou roumain, français ou américain, s'il était ethnologue, psychanalyste ou historien. Il avait deux noms, plusieurs vies, parlait le malais et le sedang, voulait être musicien, sera physicien et apprendra le grec ancien à 55 ans: un «Indien des plaines», assurément. Un seul label lui donne une identité stable: Georges Devereux est le fondateur de l'«ethnopsychiatrie».
Aujourd'hui paraît en français son oeuvre majeure, Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves (voir ci-contre). Le livre a été publié à Washington en 1961. L'année suivante, sollicité par Claude Lévi-Strauss et Roger Bastide, Devereux viendra enseigner l'ethnopsychiatrie à l'Ecole pratique des hautes études, et demeurera dès lors en France. C'est à 18 ans, refusant de faire son service militaire dans l'armée roumaine, qu'il était arrivé à Paris pour la première fois. Il s'appelait alors György Dobo.
György Dobo est né à Lugos, en Transylvanie hongroise, le 13 septembre 1908. Les événements majeurs qui marquent son enfance et son adolescence sont ceux qui, déjà, installent chez lui le thème de la non-coïncidence et de la «dualité». La double langue: en 1919, Lugos passe sous souveraineté roumaine et György, pour continuer à aller à l'école, est obligé de faire du roumain son autre «langue maternelle». Le fantôme: longtemps, après la mort de son frère aîné, il aura l'impression, comme l'a rapporté Tobie Nathan, de «toujours vivre à la fois sa propre vie et celle du disparu». La vocation empêchée: musicien doué, il ne pourra, en raison d'une exostose de la main droite, entrer dans la carrière de pianiste. L'identité dissimulée et avouée: György Dubo cachera à tous ses origines juives, mais, converti au catholicisme, il les gravera - evreu signifie «hébreu» en roumain - dans le nouveau nom qu'il se choisit, «Devereux». Il écrira plus tard: «la possession d'une identité est une véritable outrecuidance».
rrivé à Paris en 1926, Georges Devereux fait des études de physique/chimie auprès de Marie Curie et Pierre Perrin. La méthodologie qu'il élaborera plus tard devra beaucoup à cette formation scientifique. La notion de complémentarité, qui en est le pilier, fait écho aux travaux de Niels Bohr et au «principe d'incertitude» de Werner K. Heisenberg. De la physique, il ne fera cependant pas profession. Ami de Klaus Mann, rêvant de gloire littéraire, il publie à l'époque quelques poèmes. Mais il est surtout attiré par les voyages. Il passe une licence de malais à l'école des Langues orientales, et obtient le diplôme de l'Institut d'ethnologie que venaient de créer Marcel Mauss, Lucien Lévy-Bruhl et Paul Rivet. Sous la haute main de Mauss, l'ethnologie française connaît alors ses plus «belles années». Devereux, lui, se rend en 1932 aux Etats-Unis, chez les Indiens Hopi, puis successivement en Mélanésie chez les Roros et en Nouvelle-Guinée chez les Pygmées Karuamas, et passe dix-huit mois au Viêt-nam du Sud, chez les Sedang Moï.
A son retour, il s'installe - pour près de trente ans - aux Etats-Unis. Lors de son premier séjour, il avait fait la connaissance d'Alfred L. Kroeber, maître de l'anthropologie nord-amérindienne, qui lui avait permis d'entrer en contact avec les Indiens de Needles (Californie) et de Parker (Arizona): c'est sous sa direction que Devereux, à Berkeley, rédigera sa thèse de doctorat sur les Mohaves.
Naturalisé américain, il fait la guerre dans la marine. Il enseignera ensuite l'anthropologie dans diverses universités. Mais il avait, entre-temps, donné encore une autre orientation à sa vie. En analyse un temps avec Géza Roheim, il avait d'abord travaillé à l'hôpital des anciens combattants de Topeka, dans le Kansas, et s'était spécialisé dans la thérapie des Indiens des Plaines, en mettant à l'épreuve l'idée que l'étude des affections mentales ne peut se séparer de celle du milieu culturel. Après sept ans de formation à la Meninger Clinic, il deviendra psychanalyste et occupera plusieurs postes dans des hôpitaux psychiatriques. Chargé de recherches à la faculté de médecine de la Temple University de Philadelphie, il obtiendra en 1959 un autre diplôme, de psychologue cette fois, et commencera la même année une pratique privée de la psychanalyse à New York.
Appelé donc à Paris, Devereux se voue à l'enseignement de l'ethnopsychiatrie. Mais il commence une nouvelle carrière" d'helléniste et de «psychohistorien». Il consacrera pas moins de six ouvrages et des dizaines d'articles à la compréhension psychanalytique de l'histoire et de la mythologie grecque, du rêve dans l'oeuvre d'Eschyle à la série des mythes concernant le sexe, la bisexualité, l'interdit de l'inceste, du symbolisme de la vulve exhibée par Baubô à la vie de Cléomène II, le roi-fou de Sparte.
«Homme sans racines», Georges Devereux a multiplié les «branches» et les arborescences, touchant tous les domaines des sciences de l'homme. Pourtant, son oeuvre est tout sauf «dispersée», et tire son unité de la notion de complémentarité. Selon le «principe d'incertitude» de Heisenberg, il est impossible de déterminer simultanément la position et la vitesse d'une particule. Aussi, est-ce «l'expérience à laquelle on l'assujettit qui "force l'électron à avoir soit une position soit un moment précis». De même, c'est l'explication qu'on en donne qui oblige le fait brut à «devenir» une donnée psychologique ou sociologique. Sans un examen parallèle, mené soit sur une base sociologique (ou ethnologique) soit sur une base psychologique (ou psychanaly- tique), les phénomènes sur lesquels on enquête laisseront toujours un élément résiduel incompréhensible, psychologique si l'approche est sociologique, et vice versa. D'autre part, si l'explication sociologique seule est poussée au-delà de certaines limites de «rentabilité», elle ne fait pas que «réduire» le psychologique au sociologique: elle détruit l'objet même de son discours. Et il en va de même pour l'explication psychologique. On le comprend par l'exemple de l'orgasme, que cite Devereux. Pleinement vécu, l'orgasme produit un «voilement de la conscience», rendant l'auto-observation imprécise; mais si, pour mieux l'observer, «on fait un effort pour empêcher ce voilement de la conscience», ce n'est plus un orgasme qu'on observera, mais simplement «un spasme physiologique». Devereux montre qu'il existe une véritable homologie entre la «série culturelle», à savoir les comportements, rites et coutumes inventoriés par les ethnologues, et la «série psychique», c'est-à-dire «la liste complète des pulsions, désirs, fantasmes, etc., obtenus par les psychanalystes en milieu clinique». Aussi la méthode complémentariste devra-t-elle à la fois maintenir un «double discours», l'un du «dedans» et l'autre du «dehors», procéder donc à une double appréhension psychologique/psychanalytique et sociologique/ethnologique d'un même phénomène pathologique, voir s'il existe dans des cultures différentes des symptômes et des comportements pathologiques semblables pouvant relever d'une nosographie psychiatrique commune, et, enfin, vérifier que l'une des approches n'outrepasse pas sa propre «frontière» et n'escamote pas «ce qu'elle cherche à expliquer trop bien».
A l'ethnopsychiatrie, qu'il dote d'une armature conceptuelle et d'une méthode, Georges Devereux a assurément confié une tâche infinie. Etudier les maladies mentales en fonction des groupes ethniques ou culturels auxquels appartiennent les sujets, exige en effet que l'on sache ce qui est normal et anormal dans une société donnée, que l'on interroge le lien de l'«inconscient idiosyncrasique» à l'«inconscient ethnique» ou culturel, que l'on examine la façon dont les cultures particulières actualisent les «potentialités» d'une «culture universelle», que l'on fixe avec précision la meilleure distance entre l'«observateur» et l'«observé», que l'on explore cette «chambre froide de l'inconscient» à laquelle ouvrent les mythologies, bref, que l'on utilise, comme complémentaires, tous les outils des sciences de la culture et de l'esprit. S'étonnera-t-on, dès lors, que Georges Devereux, qui craignait que ses théories fussent passées «dans le silence universel», ait voulu" tout être à la fois, chamane et historien, physicien, indien et montagnard moï? C'était un «esprit» qui, convaincu que «l'esprit humain fonctionne de façon à peu près identique par- tout», est allé partout pour en percer le secret.
Ethno-biblio Les écrits de la «dernière période», dans lesquels Devereux explore psychanalytiquement l'histoire et la mythologie grecque, sont sans doute les plus accessibles. On pourra commencer par Femme et mythe (1982), où il est question des mystérieuses grossesses de Chronos (Champs Flammarion), et poursuivre par Baubo - la Vulve mythique (1983), dans lequel, pour éclairer le symbolisme des organes sexuels de la femme, Devereux «voyage» d'Hésiode aux mythes japonais (Ed. Jean-Cyrille Godefroy). Outre Tragédie et poésie grecques (Flammarion, 1975), on lira également Cléomène le roi fou (Aubier, 1995), dont la préface, due à Jacquy Chemouni, évalue l'apport de Devereux à l'histoire psychanalytique. L'exposé le plus systématique de la «méthode complémentariste dans les sciences de l'Homme» se trouve dans Ethnopsychanalyse complémentariste (Champs Flammarion, 1985).

Le livre le plus important de Devereux, Essais d'ethnopsychiatrie générale (1970), est publié en «Tel» chez Gallimard. Parmi ses autres ouvrages: De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement (Flammarion), Psychothérapie d'un Indien des Plaines (Jean-Cyrille Godefroy). Pour une première approche, on consultera Ethnopsychiatrie de François Laplantine (PUF, 1988). L'«héritage» de Devereux est aujourd'hui porté en France par Tobie Nathan, qui dirige la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie, et dont on peut lire par exemple la Folie des autres - Traité d'ethnopsychiatrie clinique (Dunod 1986).
Georges Devereux, Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves. Paris, Synthelabo, les empêcheurs de penser en rond, 1996

 


 

 

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