9 janvier 2003

Points de vue.../...

Le Monde


 

A nouveaux territoires, nouveau Sénat,

par Bruno Latour

Analyses et forums

Une commission se propose de réviser la Constitution pour y inclure le développement durable : belle occasion de réfléchir à l'utilité possible du Sénat.

Dans le mot "république", il y a le mot "chose" (res). Les droits de toutes les choses nécessaires au maintien durable des humains naissent dans le tohu-bohu de la controverse. Impossible de com- mencer en invoquant, pour ce nouvel article constitutionnel, l'unanimité, la clarté, l'universalité de la raison.

Cette situation n'est pas nouvelle, si l'on se souvient que le mot "chose" signifie, à l'origine, aussi bien l'objet extérieur aux affaires humaines que l'assemblée quasi judiciaire chargée d'en traiter. Les mots "cause" et "chose" désignent le même genre d'enceinte. Les Islandais ne sont-ils pas fiers de montrer aux visiteurs, sous le nom d'Althing, l'espace herbeux qu'ils décrivent comme "le plus vieux Parlement d'Europe" ? Il ne s'agit donc pas tant d'inventer que de revenir à une situation où les objets, les choses, sont devenus - ou plutôt redevenus - des affaires communes.

On le voit bien dès que l'on commence à évoquer les paysa-ges, les ressources naturelles, l'air, l'eau, le vent, le climat, les villes, les risques, etc. Lorsque le président Chirac s'exclamait naguère que "les herbivores seront toujours des herbivores", il n'affirmait pas du tout, par une vaine tautologie, quelque simple état de choses.

Il désignait un mélange de faits, de souhaits, de volonté politique et de désirs de réforme, rassemblant dans un même imbroglio le fonctionnement des ruminants et celui des éleveurs, la forme des paysages, les décisions de Bruxelles aussi bien que le goût des amateurs pour la viande rouge. A chaque fois, un objet extérieur aux affaires humaines dans l'ancien régime constitutionnel est devenu - redevenu - intérieur aux préoccupations humaines. C'est de ce souci, de ces précautions, de ces controverses qu'est fait ce domaine aux frontières incertaines qu'on appelle "développement durable". Dorénavant, l'essentiel de nos vies se compose de tels assemblages qui n'ont pourtant pas d'assemblée.

Nulle instance qui représenterait les seuls humains vivant actuellement sur un sol national ne peut donc, à elle seule, prendre des décisions équitables. Elle ne représente, au mieux, que les intérêts forcément trop étroits des seuls humains. Aussi démocratique qu'elle soit, seuls le peuple et ses buts seront pris en compte. D'où l'impossibilité d'imaginer jusqu'ici quelque forme que ce soit de développement durable. Les Constitutions classiques et leur idéal de liberté mettaient l'accent sur l'humain enfin détaché du despotisme et de l'obscurantisme : elles ne savent trop quoi dire sur l'avenir d'un humain dorénavant attaché aux non-humains qui lui permettent d'exister durablement.

Il faut donc, pour rester équitable, inventer un système qui permette d'opposer à la décision trop rapide, trop anthropocentrique, trop intéressée de l'assemblée humaine, une autre forme de représentation qui puisse faire office de contrepouvoir.

La tradition a toujours vu dans la science l'une des manières de représenter les choses. Il se trouve en effet - le mot même de "représentation"le prouve - que les sciences ont développé depuis quelques siècles mille manières de "donner la parole" aux choses matérielles malgré l'abîme apparent qui les sépare des humains parlants.

Malheureusement, cette "mise en parole" a été mal comprise, et si les assemblées savantes ont bien joué le rôle d'une "seconde Chambre", celle-ci resta toujours sans mesure commune avec les procédures démocratiques. Si elle parlait des faits, c'était pour que le monde des passions politiques fasse aussitôt taire ses querelles. Tel fut le rêve d'une politique conduite par un conseil de savants. Cette forme de despotisme éclairé n'est plus aujourd'hui adaptée aux situations de controverses. Et pourtant, il faut bien que les non-humains soient représentés.

La solution consiste peut-être à créer une seconde Chambre qui soit en effet peuplée pour partie de ceux qui font parler les non-humains, les chercheurs, mais sans que cette Chambre puisse apparaître, comme autrefois, étrangère aux soucis politiques.

Au contraire, elle doit apparaître comme une autre Chambre, chargée de représenter différemment les mêmes populations par une parole prononcée qui soit bien politique, c'est-à-dire controversée, source à la fois de conflit, de formation d'opinion, de changement de vues, et, finalement, d'arbitrage.

Rien qui puisse ici choquer le juriste : c'est là l'esprit même du bicaméralisme. Si une Chambre doit représenter les humains saisis comme population, il faut qu'une autre puisse donner voix aux humains saisis cette fois comme territoire. C'est la justification des Sénats américain et français comme du Bundesrat allemand.

Si nous entendons maintenant par territoire non plus la projection cartographique du seul espace national, mais l'ensemble des non-humains nécessaire au maintien durable des populations françaises, nous pouvons imaginer un nouveau Sénat qui trouverait une légitimité nouvelle dans la représentation controversée de ses mandants.

Inutile d'objecter que nul ne connaît les droits exacts, les intérêts, les passions, les volontés des non-humains. Il ne s'agit plus, en effet, de faire taire les passions politiques par la certitude définitive de la science, mais plutôt d'ajouter aux incertitudes usuelles sur les intérêts contradictoires des humains les nouvelles sources d'incertitude sur l'existence, l'importance, l'intérêt, la dureté, la durabilité et les volontés des non-humains. On peut représenter les électeurs comme les électrons.

Pour remplir son rôle et représenter de façon adéquate les non-humains dans leur relation controversée et durable avec les humains, il faut donc que le nouveau Sénat soit élu selon une procédure nouvelle qui puisse donner aux mandataires la légitimité du territoire - selon l'acception nouvelle de ce mot. La solution doit passer par une formule, révisable à chaque élection, de cens, ce terme ne désignant plus, comme jadis, un seuil de fortune, mais un seuil de compétence à organiser les expériences collectives probantes et parlantes grâce auxquelles les non-humains qui composent le territoire peuvent devenir visibles.

Un spécialiste de la dynamique des bancs de poissons ne peut franchir le seuil s'il n'a pu se faire entendre des pêcheurs. Inversement, un représentant des pêcheurs ne pourra y siéger sans avoir fait la preuve qu'il peut monter une expérience sur la diminution des bancs de pêche qui satisfasse aussi les ichtyologistes.

Ce qui est vrai des poissons doit l'être également de tous les éléments actuels du territoire : rivières, pluie, terre, sol, eaux souterraines, bruits, routes, chasse, parcs, monuments, santé, etc. Que la liste des êtres se modifie constamment ne doit pas étonner ceux qui révisent les circonscriptions en fonction des variations de la démographie humaine. Il s'agit en fait de mêler, selon une formule entièrement nouvelle, l'actuel Sénat, l'actuelle Datar (délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale), l'actuel Office pour l'évaluation des technologies et quelques ingrédients du Conseil économique et social avec les commissions de l'Académie des sciences.

Ce qu'il convient de rompre, avant de la réagencer différemment, c'est l'actuelle opposition, peu compréhensible, entre des assemblées élues qui ne représentent que les intérêts humains et des conseils d'experts chargés de dire le vrai, mais sans pouvoir absorber les conflits, les controverses et surtout les imbroglios risqués entre faits et valeurs.

Soit l'exemple de la chasse : chasseurs de gibier d'eau et naturalistes prétendent parler des mêmes êtres, les oiseaux migrateurs. Très bien. Pour une partie au moins de leurs disputes, ces questions reposent sur la possibilité de représenter d'une façon crédible la dynamique durable de ces populations d'oiseaux et de chasseurs. Vous qui êtes candidat au Sénat, pouvez-vous créer les conditions d'expérience qui soient probantes et parlantes pour les chasseurs, les naturalistes, les écologistes, les touristes, etc. ? Si oui, alors vous avez franchi le seuil qui vous permet de "parler au nom des oiseaux en tant qu'ils font partie du territoire et sont attachés aux pratiques de chasse et de tourisme". Cela ne veut pas dire que vous l'emporterez, ni que vous ferez taire les disputes, mais que, au sein du Sénat, le sort de cette série d'attachements dépendra désormais de vous.

Puisqu'il y a toujours eu deux Chambres, que l'on écrive explicitement leurs rôles contradictoires et complémentaires dans la nouvelle Constitution. Il ne s'agit pas de confondre les capacités politiques et les investigations savantes - chacun doit rester dans son domaine de compétence -, mais de prendre acte de ce que les objets auxquels s'appliquent ces compétences bien distinctes sont dorénavant communs.

N'y a-t-il pas là, pour un élu, une base territoriale aussi solide que l'actuelle élection indirecte par des maires et des conseillers généraux ? Ce "M. ou Mme Oiseaux migrateurs" du Sénat ne serait-il pas infiniment plus populaire, médiatique, intéressant et sollicité que s'il était élu par les seuls chasseurs, les seuls écologistes, les seuls naturalistes ? N'aurait-il pas beaucoup à dire à son voisin de banc "M. ou Mme Zones inondables"?

Pour ce vieux Palais du Luxembourg, ne serait-ce pas là l'occasion d'un sacré coup de jeune ? Et la France qui, par la conversion imprévue de son président, s'est prise d'un amour que l'on espère durable pour le développement du même nom, n'aurait-elle pas alors la chance de retrouver la voie de ces inventions qui firent d'elle, jadis, la "patrie des droits de l'homme et du citoyen" ?

Bruno Latour est professeur de sociologie à l'Ecole nationale des mines de Paris (Centre de sociologie de l'innovation).

LE MONDE — EDITION DU 10.01.03

 

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