Ethnopsy, Les mondes contemporains de la guérison
Le diagnostic précoce de la schizophrénie
Robert BARRETT
(Psychiatre et anthropologue, Australie)
 

Texte paru initialement dans Ethnopsy, Les mondes contemporains de la guérison, n°1, février 2000, 91-104.

Pour traiter la question du diagnostic précoce de la schizophrénie, j'aimerais mettre en avant des arguments négatifs forts mais également des arguments positifs forts.


En premier lieu, je suggèrerais que le fait même de considérer la schizophrénie comme une catégorie à part est passé de mode et que nos patients auraient bien avantage à ce que nous jetions un doute sur cette classification, voire que nous laissions la schizophrénie complètement de côté pour aller au delà. Dans un monde diagnostique où ne serait plus prise en compte cette catégorie, ce serait un non-sens de faire un diagnostic précoce de schizophrénie.
Toutefois, le problème auquel sont confrontés nos patients ne disparaîtra pas simplement en vertu de notre volonté de jouer avec le concept de schizophrénie. Quelle(s) catégorie(s) diagnostique(s) mettre à la place ? Un diagnostic précoce serait-il utile, avec ces catégories ? Pour ces questions, je renvoie à la deuxième partie de cet article, suggérant que la catégorie de "psychose précoce" nous fournit un concept plus rigoureux d'un point de vue intellectuel, plus sensible d'un point de vue clinique et plus optimiste d'un point de vue pronostique.

 

 

La naissance de la schizophrénie

Dans La traite de fous, j'ai décrit une étude ethnographique réalisée dans un hôpital psychiatrique moderne australien, que j'ai appelé Ridgehaven Hospital. Il m'est clairement apparu que les concepts cliniques tels que la schizophrénie, utilisés par les psychiatres australiens dans les années quatre-vingt, sont fortement enracinés dans l'histoire des institutions psychiatriques européennes, les précurseurs, d'une certaine façon, de Ridgehaven Hospital. Par conséquent, pour comprendre comment nos psychiatres réfléchissent et travaillent, l'étude ethnographique devait être accompagnée d'une véritable étude archéologique de la schizophrénie. Par cette approche, j'ai développé la thèse selon laquelle l'émergence de la schizophrénie, sous forme de catégorie conceptuelle, a coïncidé avec l'émergence et l'installation, en Europe et en Amérique du Nord, du système des institutions psychiatriques d'Etats.
Je n'ai pas proposé que la schizophrénie soit un artéfact culturel ou un "mythe", les arguments que j'ai présentés étaient diamétralement opposés à ceux de Szasz. La schizophrénie n'est pas une fiction ou une fabrication mais une réalité ayant des bases historiques.
Inspiré par Foucault, j'ai retrouvé les nouvelles microtechniques d'action qui sont apparues dans les nouveaux asiles, et les nouvelles formes de connaissance qu'elles ont amenées. Par exemple, l'observation d'un cas a été un nouveau genre (Donnely, 1983) et a permis à Pinel en 1801 et Haslam en 1810 de consigner ce qui est désormais considéré comme une description clinique complète de la schizophrénie (Howells, 1991). Les statistiques établies dans les asiles ont également permis de mesurer, pour la première fois, l'évolution à long terme, et donc de prendre en compte la guérison et la curabilité comme critères fondamentaux dans la classification des maladies mentales, comme le montre le travail de Esquirol et Neumann, qui présage la distinction établie par Kraepelin, entre une maladie progressive, incurable (comme la démence précoce) et une maladie périodique et curable (psychose maniaco-dépressive). L'internement au long cours dans les asiles conduit à une détérioration incurable mais les psychiatres des asiles ont préféré le terme "dégénérescence" pour expliquer ce phénomène. Inspiré par Buffon, naturaliste ayant écrit l'Histoire naturelle, Morel est devenu le principal défenseur de la théorie de la dégénérescence (Liégeois, 1991). Cette théorie constituait une justification pratique qui permettait d'éluder la mise en défaut de l'institution. Le traitement psychiatrique pouvait encore être représenté comme une force d e progrès et utopique tant que l'objet de ce traitement, c'est-à-dire le patient, était décrit comme régressif et dégénérescent. Par conséquence, lorsque Morel a introduit la notion de démence précoce, il désignait ainsi non pas tant une entité pathologique qu'une "forme particulière d'évolution d'une maladie mentale" (Menninger, 1963) due à la dégénérescence. Bien que le concept de dégénérescence ait été appliqué à presque toutes les formes de psychopathologies, la démence précoce, l'exemple originel a émergé comme l'archétype clinique de la dégénérescence, principalement de par l'influence de Kraepelin.
Si l'on examine les sept systèmes diagnostiques établis par Kraepelin et publiés entre 1883 et 1915, il est possible de retrouver la façon dont le concept de dégénérescence a surgi comme leur expression prédominante. Il s'agissait d'un concept, tel qu'il était, en quête d'une maladie. Le siècle psychiatrique a culminé avec le texte écrit par Kraepelin en 1899, dans lequel la démence précoce a été élevée au rang de pathologie majeure, en ayant concentré le concept de dégénérescence en une catégorie.
La psychiatrie honore Kraepelin pour avoir identifié la démence précoce, même si elle s'accorde avec lui pour insister de façon exagérée sur le caractère incurable d'une maladie. J'ai soutenu le contraire. Avec l'installation de l'asile, l'incurabilité est devenue un sujet de préoccupation particulier pour la psychiatrie, car elle a été principalement comprise en termes de dégénérescence. C'étaient les concepts et les conditions, ai-je argumenté, qui ont permis à Kraepelin de formuler sa théorie et de décrire la démence précoce comme une catégorie.
Un autre courant d'idées, concerné par le principe de la personnalité dissociée, a émergé dans la vie intellectuelle de la fin du 18ième siècle et du 19ième siècle, d'abord prenant naissance dans la littérature romantique, , puis influençant la médecine et la psychiatrie romantiques au début du 19ième siècle, surtout en Allemagne. Il y avait avant tout une adéquation culturelle entre, d'une part, la normalité et la personnalité unique et, d'autre part, entre la pathologie et la personnalité dissociée. Influencé par ce climat, il n'est pas surprenant que la "perte de l'unité interne" ait été, pour Kraepelin, la caractéristique qui a définit la démence précoce. Après des errements pendant plus d'un siècle - il s'agissait d'un concept libre, sans entrave -, la notion de dissociation de la personnalité s'est finalement appuyée sur la notion de démence précoce. La contribution prééminente de Bleuler a été de cristalliser la "dissociation et la discordance des fonctions psychiques" en un terme : la "schizophrénie" (Bleuler, 19501 : 9).
Résumons-nous. La schizophrénie est apparue comme une nouvelle catégorie de maladie mentale au 19ième siècle. L'installation des asiles, et en particulier la micro-organisation de ce nouveau type d'institution, ont créé les conditions pour la naissance de ce concept. Deux des thèmes centraux énoncés à partir de ces asiles, c'est-à-dire la dégénérescence et la dissociation de la personnalité, ont permis de lui donner forme. Ces deux thèmes représentent le côté sombre de la personnalité idéalisée, la dégénérescence étant l'antithèse de la progression et la dissociation étant l'antithèse de la intégration. Cela étant dit, la schizophrénie est plus qu'une maladie biologique ou du comportement. Elle se définit culturellement comme une faille fondamentale dans les attributs cruciaux de la personnalité.

Emil Kraepelin

La mort de la schizophrénie

Etudes interculturelles : de la schizophrénie à l'hallucinose auditive

Si mes recherches historiques ont suggéré que la schizophrénie était une catégorie diagnostique "liée à la culture" - non pas un syndrome lié à la culture, mais une façon de penser la psychose liée à la culture-, mes études interculturelles ont donné du poids à cette suggestion. Au début des années quatre-vingt-dix, j'ai effectué une étude sur la maladie et la guérison chez les Ibans, un groupe de cultivateurs de riz qui vit à Bornéo, principalement dans les plaines côtières du nord de l'île de Sarawak, un état de la Malaisie actuelle. L'étude a duré deux ans en tout et a inclus une recherche sur la psychose, ou sakit gila - la maladie des fous-, comme l'appellent les Ibans. J'ai d'abord vécu pendant quinze mois à Ulu Bayor - une maison longue majestueuse à vingt-neuf portes, correspondant à vingt-neuf appartements familiaux indépendants, alignés côte à côte de façon longitudinale-, pendant lesquels j'ai appris la langue des Ibans, étudié leurs modes de guérison schamaniques et mené une phénoménologie systématique de l'expérience normative consistant à voir et entendre les esprits, et de l'expérience normative consistant à être ensorcelé. Cette approche était un préalable essentiel à toute étude de la folie. Ce n'est qu'après que j'ai commencé à trouver des cas de sakit gila. En travaillant sur les dossiers des hôpitaux psychiatriques et ne voyageant partout dans le secteur, j'ai réussi à localiser cinquante patients ibans remplissant les critères diagnostiques de schizophrénie. Je les ai comparés avec cinquante autres patients provenant d'Adélaïde. Parmi les autres outils diagnostiques, j'ai utilisé l'ouvrage Present State Examination. La traduction de cet ouvrage et la traduction des réponses ont été un problème majeur. On peut invoquer de nombreuses raison à cela, mais la plus intéressante concernait la traduction des concepts "entendre" et "penser".

Entendre
Il y a eu très peu de difficultés à traduire les questions relatives aux hallucinations auditives. Ce cas de traduction s'accordait bien avec la similitude des réponses données par les Ibans et les Australiens lorsqu'ils décrivaient ce type d'expérience. Voici l'exemple d'une femme ayant entendu des "gens lui parler" pendant vingt ans :

Il chuchotent. Ils me font peur. Ils me disent de ne pas vivre ici dans la maison longue. Ils me disent de retourner à la ville. Ils disent qu'ils veulent vivre avec moi et aller à la ville. Ils sont trois, tous des hommes. Deux d'entre eux sont gentils et me parlent gentiment : "Ne vis pas relier sur toi-même. Tu souffres. Tu n'as rien à manger. Tu ferais mieux de retourner à la ville avec un mari". Le troisième m'aime bien, les deux autres me disent juste ce que je dois faire. Je reconnais l'homme qui m'aime. Il vient de Sarikei et maintenant il est parti à Brunei avec mon fils.

Le discours des Ibans était comparable, dans la façon de décrire ces phénomènes auditifs, non seulement qualitativement mais également quantitativement : ces phénomènes étaient décrits avec la même fréquence et la même intensité que chez les Australiens.

Penser
En revanche, les questions relatives à l'expérience subjective de trouble de la pensée (pensées diffuses, pensées imposées, retrait de la pensée) ont été difficiles à traduire, même pour Aru Anak Gundi, un habitant de la maison longue, orateur et orfèvre des mots, qui est devenu mon mentor, mon guide, mon informateur et mon ami. Initiés à l'écriture seulement depuis la dernière guerre mondiale, les Ibans ont trouvé compliquée l'idée de lire al pensée. L'idée de deux courants de pensé, pour les Ibans, est différente de celle des Australiens.
La pensée, pour de nombreux Australiens, est supposée prendre naissance dans le cerveau, et constitue une activité mentale. On la différencie généralement de l'émotion, du désir et de la volonté, bien que l'on puisse considérer qu'ils en sont les initiateurs. On suppose également que la pensée est une activité silencieuse, solipsiste, qui se distingue de la parole, bien qu'il existe des catégories intermédiaires, telles que la présence de voix internes. Le concept même de troubles de la pensée subjective (en particulier les pensées diffuses, les pensées imposées et le retrait de la pensée) s'appuie sur ces hypothèses culturelles concernant la pensée. Il convient également de remarquer que la tradition chrétienne veut qu'il y ait un dieu omniscient qui connaît nos pensées intimes sans que nous les exprimions. Dieu sert, peut être, de modèle culturel pour les troubles de l'intimité de la pensée.

Les Ibans ont une notion de la pensée plus intriquée et interactive. La pensée provient de la région du cœur et du foie, et elle est liée par l'émotion, le désir et la volonté. Le mot le plus courant pour désigner la pensée est ati, qui fait référence au cœur.
"Mon cœur ne voulait pas" peut se traduire par "je ne voulais pas".
Le corollaire à cela est que le cœur de l'individu s'exprime par la parole.
"Qu'est cela? Dit mon cœur ici" peut se traduire par "Qu'est donc cela ? ai je pensé moi-même".

Les Ibans ont un concept culturel de la pensée constituant une activité intime, mais ce concept se superpose au concept de l'interaction parlée. En outre, l'esprit des Ibans ne suit pas la tradition chrétienne, car ils ne savent pas ce que vous pensez jusqu'à ce que vous le leur disiez à voix haute. LA gratification ou la punition n'apparaissent que si vous avez verbalisé votre pensée. Autrement dit, il n'y a pas de modèle culturel de l'autre qui connaît vos pensées intimes sauf si vous les exprimez oralement.
Nous avons fait de notre mieux pour essayer de traduire les questions mais lorsque je les posais aux patients, ils étaient toujours perplexes. J'ai recueilli et enregistré sur magnétophone une quantité d'exemples de profonde incompréhension entre moi-même et les patients, même s'ils faisaient de leur mieux pour trouver un sens à mes questions. Comme on pouvait s'y attendre, les troubles de la pensée subjective étaient moins fréquentes chez les Ibans que chez les Australiens.
Pour résumer, j'ai identifié chez les Ibans, à un niveau à la fois qualitatif et quantitatif, des phénomènes très semblables aux hallucinations auditives décrites par les patients australiens. Mais je n'ai pas été capable d'identifier, que ce soit qualitativement ou quantitativement, des phénomènes qui ressemblent aux troubles de la pensée subjective que j'ai trouvés chez les Australiens.
On peut donner de nombreuses interprétations à ce résultat. Sommes-nous confrontés à un simple problème de traduction ? Est-ce parce que les Ibans ont réellement des troubles de la pensée mais qu'ils n'ont pas les mots pour l'exprimer ? Ou bien, pour pose la question de façon plus complexe, est-ce parce que les Ibans ont réellement ces troubles de la pensée, mais qu'ils ont tendance à les interpréter, de façon préférentielle, en les exprimant oralement sous forme d'hallucinations auditives ?
Autrement dit, sommes-nous confrontés à un problème beaucoup plus fondamental ?Ces données suggèrent-elles que les hallucinations auditives se maintiennent fidèlement dans toutes les cultures et qu'elles sont par conséquent plus étroitement corrélées au processus biologique de la schizophrénie ? Et, de ce fait, suggèrent-elles que les troubles de la pensée subjective représentent un aspect du syndrome plus dépendant des cultures, ou pathoplastique ?
Se pourrait-il, contrairement aux résultats des études de l'Organisation Mondiale de la Santé sur l'incidence des cultures sur la schizophrénie (études IPSS et DOSMeD) que, lorsque l'on regarde les sociétés à petite échelle, le syndrome de la schizophrénie ne soit pas universel ? Il serait peut-être plus intéressant et valable de comparer le syndrome d'hallucination auditive chronique selon les cultures. Mon propre programme de recherche poursuivra dans cette voie. Comme il existe des groupes importants de familles de schizophrènes parmi les habitants de la maison longue, l'étape suivante consiste à effectuer une analyse génétique des sujets atteints d'hallucinose auditive chronique.
Ma stratégie consiste à aller au-delà de la schizophrénie et, avec une lentille fortement grossissante à ma disposition sur mon microscope, d'examiner un symptôme particulier en détails. Retour au symptôme ! Retour à la phénoménologie, mais dans ce cas, à la phénoménologie culturelle.

 

 

Problèmes conceptuels et cliniques soulevés par le concept de schizophrénie

En somme, mes propres recherches historiques suggèrent qu'en tant qu'entité diagnostique, la schizophrénie est une façon de classer la psychose liée à la culture et mes propres recherches interculturelles ont indiqué que ce concept ne s'adapte pas bien à la façon d'appréhender subjectivement la folie chez les Ibans.
Si l'on se réfère aux travaux effectués par d'autres médecins et universitaires, on trouve également de plus en plus de préoccupations quant à l'utilité du concept de schizophrénie, préoccupations exprimées dans plusieurs secteurs d'investigation. En premier lieu, d'un point de vue neurobiologique, on peut identifier des modifications cognitives, anatomiques et fonctionnelles chez un certain nombre de patients schizophrènes, mais ces modifications ne sont pas spécifiques à la schizophrénie.
Le deuxième domaine d'investigation est la génétique. Ming Tsuang (1993) a déclaré que "la génétique psychiatrique est arrivée à un point où la complexité des outils expérimentaux dont on dispose, comme les techniques de génétique moléculaire et les méthodes statistiques ont dépassé la capacité à décrire les phénotypes correspondants".
Il y a également des préoccupations d'ordre conceptuel. Un collègue qui travaille à Melbourne, Patrick Mc Gorry (1994) a observé que le "principe de deux entités" selon Kraepelin est construit sur l'hypothèse fausse qui met en corrélation étroite la cause, le tableau clinique et l'évolution de la maladie, alors que le critère dominant ou unificateur est celui de l'évolution ou du résultat clinique final.
J'aimerais remercier Patrick Mc Gorry pour sa contribution dans ce domaine. L'essentiel de ce j'ai à dire maintenant est un résumé d'une série d'études qu'il a entreprises au cours des dix dernières années à Melbourne, et quoi ont fait l'objet de trois publications (1994, 1995 et 1996).
Quatrièmement, il existe des préoccupations cliniques en rapport avec la stabilité du diagnostic avec le temps. Mc Gorry (1994) fait remarquer que, dans le contexte d'un premier épisode de psychose, il n'est tout simplement pas possible, même pour un psychiatre expérimenté, de faire un diagnostic de schizophrénie qui restera, à coup sûr, stable avec le temps. Il y a longtemps, Langfeldt (1969) a reconnu que de nombreux cas de psychose schizophréniformes n'évoluaient pas vers la schizophrénie. Cooper (1968) a montré qu'un réel changement de l'état clinique ne se produisait que dans trente-deux cas, pour une population de deux cent patients hospitalisés quatre fois en deux ans.
Pourquoi les questions diagnostiques sont-elles si peu claires à ces stades précoces ? Est-ce parce qu'il existe un degré important de comorbidité, comme le suggèrent Bland et alii (1987) et Strakowski (1993) ? Est-ce une question de "bruit de fond pathoplastique" comme le suggère Berrios (1984) ?
Mc Gorry (1994) conclut que "dans le sous-groupe de la schizophrénie, tel que Kraepelin l'a décrit initialement, il semble y avoir une période deux à trois ans - peut être jusqu'à cinq ans - qui suit l'apparition initiale du trouble, au cours de laquelle l'instabilité des symptômes et syndromes est fréquente. Au cours de cette phase, certains cas guérissent complètement et totalement, d'autres deviennent plus classiquement schizophrènes avec une augmentation des symptômes positifs et/ou négatifs, bien que la clarté et la stabilité de ce sous-type soient assez faibles ; d'autres enfin, modifient leur tableau clinique et évoluent vers une pathologie affective ou schizo-affective".

Enterrer la schizophrénie : un épistème en évolution ?

A la lumière de mes propres recherches et des travaux d'autre auteurs, j'ai longtemps pensé qu'une évolution dans ce domaine ne pourrait voir le jour qu'en allant au-delà du concept de schizophrénie, de façon à appréhender d'une façon plus neuve et plus utile le problème de ces gens qui souffrent et subissent ces expériences extraordinaires. Par conséquent, je suis venu aujourd'hui accomplir un acte final de miséricorde - sortir la schizophrénie de sa misère pour que nous puissions tous lui donner des funérailles décentes. Paris, où la première description clinique a été effectuée au début su 19ième siècle et où elle a tant résisté au début du 20ième siècle, Paris n'est-elle pas la ville la mieux adaptée à un tel enterrement ?
Puisque j'ai la prétention d'être un déconstructeur audacieux, un iconoclaste non copnformiste d'Australie/Nouvelle-Zélande, je me sens de plus en plus gêné de me trouver en si bonne compagnie. Même Bleuler et Kraepelin not partagé mes doutes au sujet de la schizophrénie. Bleuler n'a évidemment à aucun moment envisagé que la schizophrénie soit une entité pathologique unique, c'est pourquoi il a écrit à propos des "schizophrénies" et non de la "schizophrénie". Kraepelin lui-même a reconnu le problème dès le début. Dès 1920, il a exprimé ses doutes quant à la dichotomie globale qui distinguait la folie maniaco-dépressive de la démence précoce, jetant ainsi déjà très tôt le doute sur le concept qu'il avait formulé (Kraepelin, 1920, 1974). Il semble que nous n'ayons pas affaire à un cas brutal de maladie terminale mais que la schizophrénie a été un enfant maladif, moribond, amené à subir une mort précoce et longue dès sa naissance. Je m'imagine que si Kraepelin avait vécu actuellement, il aurait été le premier à défaire cette classification qu'il avait contribué à établir.
Maintenant, le fait que je ne sois pas le seul dans cette démarche, en dehors de la déception de constater que mes idées ne sont uniques et dont partie d'un mouvement plus global, indique qu'il y a un bouleversement plus subtil en cours. Je suggèrerais que cela représente un changement fondamental dans la formation discursive de la psychopathologie - un nouvel épistème peut-être ? Dans la mesure où, comme je l'ai montré, l'invention de la schizophrénie a été corrélée à la naissance de l'établissement psychiatrique (l'alise), la mort de cet établissement (désinstitutionnalisation) est intriquée avec la fin de la schizophrénie. Et la schizophrénie détient une place si centrale dans la psychiatrie que tout changement de la notion de schizophrénie annonce un changement en direction de la psychopathologie elle-même. Selon les termes de Foucault, la psychopathologie se trouve elle-même face à de nouvelles aires d'émergence. L'une d'entre elle est ce terrain d'ignorance tolérante, le terrain vague suburbain appelé "la communauté". La psychopathologie se trouve face à de nouvelles instances de délimitation. Par exemple, le vieux médecin homme expérimenté doit partager son autorité avec des femmes (il n'y a aucune femme importante dans l'énoncé du concept de la schizophrénie) et avec des associations internationales de parents de malades mentaux. Et la psychopathologie se trouve aussi face à de nouvelles grilles de spécification. Par exemple, l'axe "culture" devient prépondérant par rapport aux axes plus anciens tels que le "corps" et la "biographie personnelle". Prévoir l'avenir est une invite au ridicule. Qui sait ce qui émergera ? Tout ce que nous pouvons dire, dans cette époque de fin de siècle, c'est que nous somme peut-être en train de traverser une sorte de fragmentation épistémique d'avant-garde dans laquelle nous pouvons reconnaître des morceaux des diverses approches de la schizophrénie, dont certains sont étrangement d'arrière-garde, comme mon insistance sur les symptômes, ou le retour à un concept générique de la psychose, écho stylisé du vieux concept de l'einheitspsychose.

 

De la schizophrénie à la psychose précoce

Dans mes efforts pour aller cherche au-delà de la schizophrénie, j'ai utilisé dans mes propres recherches une lentille à fort grossissement pour examiner des symptômes spécifiques, alors que l'autre stratégie, développée par Liddle (1987) consiste à utiliser une lentille peu puissante et à réexaminer la vaste catégorie de la psychose fonctionnelle.

La question de l'intervention précoce

A un niveau clinique, Mc Gorry a établi un service reposant sur la catégorie la plus globale de la psychose précoce. Le programme s'appelle EPPIC (Early Psychosis Prevention and Intervention Centre, Centre de prévention et de traitement précoce de la psychose) et fonctionne depuis six ans (Mc Gorry, 1996).
Ce programme s'est engagé sur la voie du diagnostic et du traitement précoces de la psychose car des études ont montré qu'une intervention tardive et mal adaptée peut avoir des conséquences invalidantes. Dans les services plus classiques, le délai entre l'apparition des premiers symptômes et l'instauration d'une traitement est généralement long (Johnstone et alii; 1986 ; Belser 1993). Plus le délai est long, plus la guérison risque d'être tardive et incomplète (Loebel et alii, 1992) ; ce qui suggère que le développement de la chronicité et du handicap se produit à un point critique, très tôt dans l'évolution de la psychose, généralement avant le premier épisode de traitement (Birchwood, Mac Millan, 1992). Mc Gorry fait également observer que les formes d'intervention classiques ne font que renforcer le passage à la chronicité, surtout en cas d'utilisation excessive de neuroleptiques et de traitements obligatoires, ou d'hospitalisations et d'informations mal adaptées.
Le programme en question concerne une communauté de 800 000 personnes à Melbourne et recense 250 nouveaux cas par an, principalement des adolescents et des jeunes adultes. En informant le public, ce programme cherche à sensibiliser la communauté à ce problème et en travaillant avec les médecins de soins primaires, il est destiné à promouvoir la détection précoce. Le traitement est mis en œuvre, autant que possible, à domicile du patient plutôt qu'à l'hôpital, en évitant les traitements coercitifs. Le premier objectif est d'établir une relation de confiance à long terme avec le patient, plutôt que d'insister sur le traitement immédiat des symptômes. Lorsqu'une hospitalisation est nécessaire (un tiers des patients), la durée du séjour doit rester la plus courte possible. De faibles doses de neuroleptiques et des soins infirmiers intenses sont utilisés pour gérer les troubles du comportement, plutôt que de fortes doses de neuroleptiques ou l'isolement, et des médicaments d'épargne des neuroleptiques, tels que les benzodiazépines et le lithium sont également utilisés à cette fin.
Pour Mc Gorry, il existe trois phases dans la psychose : la psychose précoce (comportant trois stades : précurseur, prodrome et premier épisode), une phase intermédiaire et la psychose prolongée. Les interventions doivent donc être spécifiques des phases, en assurant ainsi que les traitements les mieux adaptés à la chronicité ne seront pas proposés aux patients des phases les plus précoces.
Comme la plupart des patients sont en fin d'adolescence, tout épisode psychotique, même bref, peut avoir un effet dévastateur sur leur développement ultérieur. Le traitement de Mc Gorry repose donc sur un modèle tenant compte du développement, inspiré du travail d'Anna Freud. Ce modèle aide prioritairement le sujet malade à la construction de son identité, la séparation et l'individualisation, la formation pédagogique et la formation professionnelle précoce, et le maintien de contacts sociaux avec ses pairs.
Les interventions en phase précoce comprennent une intervention sur la crise, une psychothérapie cognitive, un soutien familial et une formation pédagogique. Tarrier et Barraclough (1986) ont fourni le modèle éducatif. Plutôt que d'opter pour une approche du déficit, qui suppose que le patient ne sait rien, on utilise une approche interactive, dans laquelle le professionnel de santé mentale montre autant d'intérêt pour le modèle explicatif du patient qu'il ou elle ne le fait en expliquant le modèle explicatif du professionnel. Le message diagnostique est exprimé dans un langage qui est clair et général, mais pas condescendant pour autant, et repose sur un modèle de sensibilisation à la psychose. La schizophrénie n'est pas mentionnée car elle suscite des associations d'idées négatives et stigmatisantes pour le patient et sa famille et porte un caractère de certitude erroné, susceptible de léser les sujets qui appartiennent au groupe à un épisode unique, de non pronostic. On explique à la personne qu'il ou elle a vécu une expérience qui est sérieuse et en aucun cas insignifiante, mais dont elle est néanmoins susceptible de guérir totalement ou presque, soit rapidement, soit plus lentement (Mc Gorry, 1995).
Cinquante-cinq des patients de ce programme ont été évalués à douze mois, en utilisant un groupe témoin "historique" ayant reçu les meilleurs soins standards préconisés dans un établissement classique. Cette évaluation a montré que le délai entre l'apparition des premiers symptômes et la première intervention était plus faible. Malgré le caractère comparable des niveaux de psychopathologie au moment de la première intervention, l'importance des symptômes a diminué lors du suivi. Le fonctionnement social était significativement meilleur. Tous ces résultats ont été obtenus avec des doses de neuroleptiques significativement plus faibles. On a observé une diminution importante du taux de suicides. Le programme a été évalué de façon plus positive par les patients et les parents que le système classique.

En résumé, j'ai présenté ici des résultats qui suggèrent que le diagnostic et le traitement précoces sont toxiques et destructeurs si nous travaillons dans le cadre conceptuel de la schizophrénie. Toutefois, si nous élargissons notre mode de pensée pour englober le concept de premier épisode de psychose, le diagnostic et le traitement précoces diminuent la mortalité et le morbidité et, chez certains patients, stoppent le passage à la chronicité.

 

 
Robert Barrett, "Le diagnostic précoce de la schizophrénie, Ethnopsy, Les mondes contemporains de la guérison, n°1, février 2000, 91-104.