../Paris 8/UFR7/Aide psychologique aux familles migrantes/EA2034

 

 

 

Auteur

Viviane Rolle - Romana

Titre

Psychothérapies d'antillaises ensorcelées

Diplôme

Thèse de doctorat en Psychologie [Psychologie Clinique et Psychopathologie]

Directeur de recherche

Tobie Nathan

Jury

Pierre Angel, Professeur Paris 8, Président du jury, Tobie Nathan, Professeur, Paris 8, rapporteur, directeur de la thèse, Serban Ionescu Professeur, Paris 5, Patrick Deshayes Maître de conférences, habilité à diriger des recherches, Paris 7

Date de soutenance

11 décembre 1999

 

Décision

Mention très honorable, félicitations du jury.

 

 

 

 

RÉSUMÉ

 

Viviane Rolle-Romana : Psychothérapies d'antillaises ensorcelées

Dans le cadre de consultations d'ethnopsychiatrie, des femmes antillaises ont pu nous dévoiler la trame culturelle à partir de laquelle se construisent leurs histoires privées. Ces récits pathologiques, pourtant différents, impliquent les mêmes antagonistes : une femme, son amant, une rivale désirant séparer le couple. La rupture est souvent provoquée par une intervention maléfique qui contraint l'homme à délaisser compagne et enfants. La femme attaquée est épargnée au détriment de sa fille qui tombe malade.

- "Yo fè'w mal é sa tonbé si ti moun aw - On vous a fait du mal et c'est tombé sur votre enfant", affirme le guérisseur consulté par la mère.

83% de nos patients antillais sont des femmes humiliées par des compagnons volages et tourmentées par des rivales usant de sorcellerie pour s'approprier cet homme antillais qu'elles convoitent autant qu'elles méprisent. Mais ce coureur de jupon, irresponsable dont elles se plaignent tant, est malgré tout l'enjeu des conflits féminins.

93% des femmes antillaises que j'ai rencontrées dans le cadre d'une prise en charge psychothérapique individuelle ou en groupe, ont évoqué cette attaque sorcière glissant de la mère à la fille. C'est la récurrence de cette étiologie dans les récits cliniques qui m'a incité à l'analyser. De cette étude, il en ressort que :

- La sorcellerie est la matrice de sens à partir de laquelle se réfèrent les antillais pour expliquer les désordres inattendus survenus dans leur vie. Cette explication du malheur est dominante aux Antilles françaises. En Guadeloupe et en Martinique, nul n'échappe aux agressions sorcières, soit comme victime, soit comme accusé. Car en effet, les interactions sociales et plus précisément familiales, sont fondées sur des accusations de sorcellerie, impliquant surveillance et suspicion de l'autre. Ainsi, dès que le malheur frappe, nègres, mulâtres, indiens consultent ces guérisseurs et sorciers que sont les kenbwazè, gadèd zafè et séansyé pour rétablir l'ordre dans le fonctionnement familial. Pour soigner une antillaise, il faut nécessairement avoir recours au système de sorcellerie pour appréhender les conflits conjugaux, familiaux et de voisinage dans leur complexité.

- Les antillaises ensorcelées sont toujours des filles ou des femmes occupant cette place, victimes de l'agression sorcière adressée à leur mère. Elles la protègent des sorciers grâce à leur don de voyance d'enfants nées coiffées. Les mères protégées par un don de voyance et de guérison et par un enfant, de préférence une fille, ne sont jamais atteintes par une action maléfique. Quand elles le sont, les gadèd zafè prétendent qu'elles sont tourmentées par leur don. La particularité de l'étiologie précitée est d'insister sur le lien très fort qui unit une mère et une fille antillaises, du fait de leur nature identique, et de proposer une modalité de soin visant à modifier le lien de protection et de complémentarité dans lequel elles s'enferment. Le travail thérapeutique consiste à :

1, traiter l'attaque sorcière dont la fille est victime, par une riposte en sorcellerie.

2, Révéler à la mère l'existence de son don et l'accompagner vers l'initiation, en la protégeant des attaques sorcières (notamment le vol du don), risquant d'entraver son parcours initiatique, et en l'aidant à interpréter les "communications" qui lui sont transmises en rêve par un ou plusieurs saints. Nous avons constaté que c'est la procédure d'initiation dans laquelle s'inscrit la mère qui est thérapeutique pour le couple mère/fille.

Néanmoins, malgré les améliorations obtenues, la fille ne guérira que quand elle sera mère à son tour, et en mesure de "prendre" son don. L'aide d'un thérapeute, quelqu'il soit, bien qu'elle soit décisive, (évitement d'un internement en hôpital psychiatrique) se limite à identifier et à accompagner la procédure déjà amorcée. Dans bien des cas, la patiente poursuit son parcours initiatique après la psychothérapie. Le psychothérapeute n'est jamais l'initiateur, ce dernier étant toujours un saint, et la thérapie ne fabrique pas de gadèd zafè, puisqu'elle n'est qu'une étape, certes déterminante, dans le processus déclenché par l'attaque sorcière.

- L'étiologie "yo fè'w mal é sa tonbé si ti moun aw" n'est pas seulement un énoncé produisant du sens et une modalité d'intervention thérapeutique. Elle nous renseigne aussi sur la fabrication du monde antillais, en nous révélant quelques fragments de sa constitution :

1, L'invincibilité des mères antillaises "blindées" contre la sorcellerie grâce à un don de voyance et de guérison et à la protection d'un de ses enfants, en particulier une fille née coiffée, dotée également d'un don. La fille gad kò (protection) deviendra elle-même une mère attaquée et protégée. La répétition transgénérationnelle de cette agression sorcière fabrique des mères invincibles et des femmes détenant un don magique. L'enjeu de cette invincibilité est la position matrifocale de la mère antillaise. Elle est le pivot de l'organisation familiale. Si ce pivot est ébranlé, c'est la famille toute entière qui est menacée de destruction. Mais c'est aussi la descendante de la fondatrice de cette nouvelle ethnie, les créoles, qui ne peut être anéantie par des rivalités féminines. Du ventre d'une esclave, ensemencé par du sperme de "Blanc" est né le premier antillais, métis devenu esclave par l'ordonnance royale de 1674, interdit par le code noir et pourchassé par les missionnaires qui refusait de le baptiser. La mère n'est pas seulement le pivot d'une organisation familiale, elle est avant tout et essentiellement l'axe central de la culture antillaise.

2, La guerre que se livrent l'homme et la femme antillais. Selon les auteurs de la matrifocalité, cette guerre s'expliquerait par l'absence du père du foyer conjugal et par sa défaillance paternelle. L'analyse du récit collectif découlant de cette agression sorcière met davantage l'accent sur une conjugalité impossible. La matrifocalité antillaise ne serait pas une absence de père, mais plutôt d'homme, de compagnon, de concubin, d'époux. Par les rivalités féminines, qu'il entretient avec fierté, n'est-il pas en train de poser la question du fondement de cette société ? En effet, l'homme antillais n'est pas simplement absent du foyer conjugal, il l'est du mythe originel. Peut-on encore s'inquiéter des conséquences de son absence, quand une société s'est construite autour d'un tel mythe ?

Ainsi, l'étiologie "yo fè'w mal é sa tonbé si ti moun aw" n'est pas une croyance naïve. C'est avant tout une modalité d'intervention thérapeutique et un énoncé produisant du sens sur l'événement pathologique et le monde énigmatique et secret de ces descendants d'esclaves. Est-il alors concevable d'envisager une psychothérapie d'antillaises ensorcelées en dehors de cette étiologie ? Toute intervention thérapeutique niant ou discréditant l'étiologie culturelle à laquelle se réfère le patient est inéluctablement vouée à l'échec. Soigner une antillaise ensorcelée nécessite de l'écouter dans sa langue, d'avoir recours à la sorcellerie en tant que système explicatif des désordres, et aux modalités de soins qui en découlent. Et c'est aussi définir le cadre thérapeutique dans lequel il sera possible de l'accompagner, voire même de la "guider" à travers les chemins sinueux de l'initiation qu'elle emprunte nécessairement pour "guérir". Le dispositif technique ethnopsychiatrique défini par Nathan est, de nos, jours, la solution technique la plus pertinente et la plus efficace.

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