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Inutile de biaiser, comme dirait Marie-Paule
Belle, je connais Tobie Nathan, je l’ai même rencontré
à plusieurs reprises, ces dernières années, lorsqu’il
était conseiller culturel à Tel Aviv. Il s’affairait
à édifier le magnifique Institut français qui se
dresse aujourd’hui fièrement à l’angle du boulevards
Rothschild et de la rue Herzl. C’est un immeuble
Art Déco des années trente du siècle
dernier, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, rénové
avec toute la passion esthétique qu’un homme de goût
peut investir dans un édifice dont la République peut aujourd’hui
être fière.
Cet hommage quelque peu grandiloquent, je le concède, au “petit
cultureux binoclard à nœud pap’” – c’est
ainsi qu’il se met en scène dans son dernier roman[1]
– est destiné à compenser quelque peu l’ingratitude
de l’administration pour laquelle il dépensa sans compter
son énergie et son talent, celles des affaires étrangères.
Il ne bénéficia pas, une fois sa tâche accomplie,
du grand poste prestigieux auquel il aurait pu aspirer, ce qui ne l’empêche
pas, comme disent les Allemands de “Maul halten und weiter dienen”[2]
quelque part en Afrique. Le Quai est, semble-t-il, plus sensible aux pressions
des coteries parisiennes qu’au mérite acquis en mettant les
mains dans un cambouis qui, pour être culturel, n’en n’est
pas moins salissant. Alors, passant de Tel Aviv, souviens toi de ce que
doit la blancheur immaculée des murs de l’Institut à
la ténacité, l’astuce et au désintéressement
patriotique du ” petit cultureux” !
A l’origine, avant de traîner ses costards crèmes et
son nœud pap’ dans les ambassades, Tobie Nathan, juif égyptien
émigré à Paris peu après sa naissance au Caire
en 1948, est un universitaire qui introduisit et développa en France
l’ethnopsychiatrie, une discipline issue de l’ethnopsychanalyse
fondée par l’anthropologue franco-américain Georges
Devereux.
En ce mois de mai 2010, il nous rappelle son existence avec un roman,
un vrai, pas une de ces minauderies éditoriales nombrilistes qui
fleurissent chaque automne à Saint-Germain.
C’est une histoire haletante, avec des vrais personnages, et même
des personnages vrais, qui ont existé dans l’Histoire et
pas qu’un peu, comme Josef Goebbels et son épouse Magda.
L’intrigue part d’un mystère qui reste aujourd’hui
en grande partie sans solution : qui a assassiné, le 16 juin 1933,
vers minuit sur la plage de Tel Aviv, Haïm Arlozoroff, figure importante
du Yichouv, la communauté juive de Palestine avant la proclamation
de l’Etat d’Israël ? La mort de cet homme de 34 ans,
né en Ukraine, mais éduqué à Berlin provoqua
une émotion immense dans le Yichouv et déchaîna des
passions politiques qui ne sont pas encore totalement apaisées
aujourd’hui. Figure de l’extrême gauche sioniste socialiste,
Arlozoroff était la bête noire des ” révisionnistes”
la droite sioniste rassemblée autour de son leader charismatique
Zeev Jabotinsky. Pour David Ben Gourion, chef du Mapaï, la gauche
travailliste, la cause est entendue : cet assassinat a été
commis par des sicaires d’extrême droite manipulés
par les amis de Jabotinsky, et deux d’entre eux seront arrêtés
et traduits en justice, mais acquittés faute de preuves.
Lorsqu’en 1977, Menahem Begin, héritier politique de Jabotinsky
, devint premier ministre d’Israël, il désigna une commission
d’enquête pour tenter de faire la lumière sur cet assassinat,
plus de quarante ans après les faits. Cette commission, composée
d’historiens et de juristes ne put qu’établir que la
piste des nervis d’extrême droite ne tenait pas la route,
tout en se déclarant incapable d’en proposer une plus solide…
Lorsqu’il fut assassiné, Haïm Arlozoroff revenait d’une
mission secrète à Berlin, où les nazis venaient de
prendre le pouvoir et avaient commencé leurs persécutions
contre les Juifs allemands. Il était venu négocier avec
les nouveaux maîtres du pays les conditions d’émigration
vers la Palestine de ceux d’entre eux qui l’auraient souhaité,
en abandonnant au Reich la moitié de leurs biens, et en en récupérant
l’autre moitié à leur arrivée, sous forme de
produits allemands livrés au Yichouv. Son contact avec les autorités
nazies avait été établi par Magda Goebbels, née
Behrend, avec qui il avait eu une aventure sexuelle d’adolescent
à Berlin, lorsqu’il avait 17 ans et elle 16, et qui se serait
poursuivie par intermittence, même lorsque Magda était mariée
avec le riche industriel allemand Günther Quandt. Après son
divorce, elle épouse en 1930 le chef de la section berlinoise du
Parti nazi, Josef Goebbels, qui allait devenir le ministre de la propagande
du Reich hitlérien.
Les historiens ayant jeté l’éponge pour éclaircir
le mystère de l’assassinat d’Arlozoroff, la voie était
libre pour les romanciers d’imaginer les scénarios les plus
époustouflants avec deux personnages principaux, Magda Goebbels
et Haïm Arlozoroff aussi passionnés à se détruire
qu’il le furent à s’aimer. Celui imaginé par
Tobie Nathan se fonde sur une étude psychologique approfondie des
principaux protagonistes, et un art du récit qui n’oublie
pas de nous faire partager sa connaissance intime et sensuelle de la Tel
Aviv d’aujourd’hui, où Ben Gourion, Jabotinsky et Arlozoroff
se retrouvent pour l’éternité unis comme parrains
des rues principales de la ville blanche.
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Luc Rosenzweig
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