Soixante-dix ans après, la leçon de vie des enfants juifs de juillet 1942 par
Nathalie Zajde (1)


Libération du 16 juillet 2012

 



Nathalie Zajde
 
   
 

 

Chaque année, pour les survivants juifs de la région parisienne, et singulièrement pour ceux qui étaient des enfants - on les compte par milliers -, les 16 et 17 juillet sont des dates douloureuses. Cette année, cela fera soixante-dix ans qu’ils échappèrent au pire : les 16 et 17 juillet 1942, eurent lieu les premières arrestations des familles juives, des mères et des enfants. Plus de 13 000 individus furent entassés dans les commissariats, parqués au Vel d’Hiv, internés dans les camps de Drancy et du Loiret, avant d’être déportés en wagon à bestiaux au camp d’Auschwitz où ils furent gazés, et où leurs corps disparurent en fumée. Cette première grande rafle visant les enfants juifs, fut ordonnée par les autorités allemandes et accomplie par les policiers et gendarmes français.


Ceux qui ont assisté aux arrestations et qui, par miracle, n’ont pas été pris, s’en souviennent comme si c’était hier - ils s’en souviendront jusqu’à leur dernier souffle. L’intrusion soudaine, dans leur modeste habitation, tôt le matin, de deux policiers venus les arrêter - deux policiers pour cinq familles, c’était le rendement exigé. Les supplications des mères qui demandaient à ne pas les suivre. Les terribles hurlements des enfants atteints par la frayeur et l’angoisse. Certains parents ont alors compris, mais c’était trop tard. Jusque-là, on avait arrêté les adultes juifs, uniquement des hommes, français et étrangers, pour, disait-on, les envoyer travailler à l’Est ; mais cette fois-ci, pourquoi les enfants ? Les hurlements résonnent encore aux oreilles de tous ceux qui en ont été témoins - et ces cris continuent à les terrifier.


Ceux qui en ont réchappé, ceux qui se sont cachés, grâce à un voisin, un policier, une concierge - toutes n’étaient pas des délatrices - n’ont jamais cessé d’avoir peur. Car ce jour-là, le monde s’est effondré. Leur pays de naissance ou d’adoption (la majorité était d’origine étrangère), les autorités françaises, les institutions de la République ont failli. Ils ont été rejetés, rendus illégitimes. Contraints à vivre traqués, cachés, plusieurs années - des années essentielles, les années de jeunesse et de formation - dans la terreur continue. Ces enfants ont dû changer de nom, d’identité, de religion, de filiation et de langue. Ils ont appris à mentir sur l’essentiel : leur être, leur famille et leurs parents. Jean-Pierre Blanchard, André Rivière, Jean Laborde, Paul-Henri Ferland, Freddy Aubert… Vous les connaissez, ils s’appelaient en vérité Serge Klarsfeld, André Glucksmann, Boris Cyrulnik, Shaul Friedlander (Pavel à l’origine), Simha Arom, mais ils n’avaient plus le droit d’être et de vivre selon leur véritable identité, ils n’avaient plus le droit d’être juifs. Ils sont devenus des autres, à une période de leur vie où l’on apprend habituellement à être soi.


La France est le pays où l’on a sauvé le plus grand nombre d’enfants juifs. Partout ailleurs, à de rares exceptions près, les enfants ont été une proie particulièrement facile pour ceux qui voulaient exterminer les Juifs. Dans le projet d’anéantissement du peuple et de la culture juive, les enfants, en tant qu’héritiers et maillons de la chaîne, étaient une cible essentielle. Un million et demi d’entre eux furent assassinés, autrement dit 90 % des enfants juifs d’Europe. Mais, en France, c’est la grande majorité des enfants qui a survécu. Grâce à des réseaux de sauvetage remarquablement organisés, avec l’Œuvre de secours aux enfants, les Eclaireurs israélites de France, des organisations communistes juives, mais aussi des réseaux chrétiens, catholiques et protestants, environ 60 000 enfants sur 70 000 enfants.


Que sont-ils devenus ? 20 000 de ces enfants sont demeurés orphelins, d’un ou des deux parents. Les anciens enfants cachés sont forcément des êtres politiquement concernés.


Ce n’est que depuis les années 1990 qu’on parle des enfants cachés. C’est depuis peu qu’on réalise qu’ils sont eux aussi des survivants de la Shoah. Mais des survivants singuliers, qui, alors qu’ils n’étaient que des enfants, ont été personnellement et intimement concernés par de terribles enjeux géopolitiques.


Le conflit, le projet politique et idéologique nazi ont bouleversé dramatiquement l’existence des enfants juifs. Les menaces de mort autant que les conditions de survie ont façonné leur psychologie. Ils se sont révélés à la fois soumis et résistants.


Pour survivre, les enfants cachés ont, dans la grande majorité des cas, développé des dons et des compétences hors du commun et une conscience politique précoce. Après la guerre, bien qu’ayant perdu la confiance dans la constance du monde, se méfiant secrètement des humains, ils ont tout fait pour récupérer leur identité, se réintégrer dans la société qui les avait vomis et pour retrouver leur légitimité perdue. Depuis lors, ils vivent comme s’ils devaient, chaque jour, reconquérir le droit à l’existence, donner les raisons au destin de les avoir laissés en vie. Les anciens enfants cachés sont une leçon de vie et un espoir pour l’humanité.


Auteure de «Les Enfants cachés en France», éd. Odile Jacob, 2012.


 

 
(1) Nathalie Zajde est maître de conférences à l'université de Paris-VIII