L’ENTRETIEN DU MOIS
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Tobie Nathan : « Le thérapeute doit négocier avec l’invisible » |
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Pourquoi
critiquez-vous la psychanalyse ? TOBIE NATHAN : La psychanalyse joue sur deux tableaux : elle se veut à la fois une démarche de développement personnel et une méthode de soins. Ayant moi-même suivi une psychanalyse lors de ma formation, j’ai compris en me consacrant à l’ethnopsychiatrie que la psychanalyse est une bonne démarche de questionnement personnel mais pas une thérapie. On ne peut pas soigner quelqu’un à partir de lui seul : une thérapie travaille toujours sur la relation de la personne avec des êtres ou des « choses » extérieurs à lui. En biologie, il s’agit de virus ou de bactéries, ou même de gènes ; dans le domaine du psychisme, ce sont des esprits, des démons, ou encore des dieux. Les thérapeutes traditionnels – les chamans, les guérisseurs africains – essaient d’éloigner du patient ces êtres maléfiques en les dupant. L’art de ces thérapeutes ressemble plus à du marchandage qu’à l’énonciation de vérités singulières. La psychanalyse, au contraire, oblige la personne à se soumettre à cette vérité aussi banale que cruelle, selon laquelle ses désirs ne seront jamais assouvis. Je n’ai jamais compris en quoi la résignation pouvait guérir quiconque… |
Comment
êtes-vous devenu ethnopsychologue ? TOBIE NATHAN : J’ai commencé par des études de sociologie et d’anthropologie à la Sorbonne. Âgé de 20 ans en 1968, j’étais surtout impliqué dans les mouvements politiques et, comme beaucoup, je ne savais pas très bien où j’allais. J’ai eu la chance de rencontrer Georges Devereux en 1969. Cela a été décisif : il m’a poussé vers l’ethnopsychiatrie. J’ai donc passé une thèse en psychologie sous sa direction. Qui était Georges Devereux ? TOBIE NATHAN : Un personnage invraisemblable… Son nom n’était pas son vrai nom. Il a choisi « Devereux » à la place du hongrois « Dobo » qui avait déjà remplacé, à la génération précédente, un patronyme juif à consonance allemande. Né en Transylvanie en 1908, imprégné de culture austro-hongroise, Devereux parlait parfaitement huit langues. Il a eu quasiment autant de vies. D’abord pianiste, il vient ensuite à Paris pour étudier la physique avec Marie Curie et Jean Perrin. De là il se met à l’ethnologie auprès de Marcel Mauss et de Paul Rivet. Immigré aux États-Unis, il passe sa thèse sur la sexualité des Indiens mohaves de Californie, et part étudier l’ethnie des Sedang en Indochine. Après guerre, il se forme à la psychanalyse à la clinique de Karl Menninger à Topeka, en Arizona. Après avoir exercé très peu de temps à New York, il obtient enfin ce qu’il souhaitait depuis l’époque heureuse de ses études à Paris, un poste de professeur en France, à l’École pratique des hautes études. C’est lui qui a introduit l’ethnopsychiatrie dans notre pays. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans son enseignement ? TOBIE NATHAN : J’ai surtout été fasciné par sa personnalité multiple et complexe. Pourtant tout est parti |
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TOBIE NATHAN, professeur de psychologie, est l’inspirateur de l’ethno-psychiatrie en France. Il a consacré vingt-cinq ans à l’enseignement et à la recherche autour de cette discipline à l’université Paris-VIII. Depuis septembre 2004, il occupe un poste de conseiller de coopération et d’action culturelle auprès de l’ambassade de France en Israël. |
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d’un malentendu.
Quand Devereux parlait de cultures traditionnelles, il avait en tête
les Indiens d’Amérique et les Indochinois, alors que nous, ses étudiants, nous pensions aux Africains et aux Maghrébins que nous rencontrions en France. Nous lui posions des questions sur la meilleure façon de prendre en charge nos patients, il nous répondait avec des schémas venant d’autres mondes. Il n’avait jamais mis les |
avons autant à
apprendre d’eux qu’à leur transmettre. Cette discipline
est donc fondée sur l’échange. Nous chercherons par
exemple si ce que nous observons des pratiques vaudous en Haïti ou
des techniques d’un chaman cachinawa du Pérou nous conduit
à modifier notre conception de telle maladie mentale ou à
revoir nos pratiques thérapeutiques. Nous faisons en sorte d’apprendre
des psychiatries des autres mondes. Sur |
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pieds en Afrique ! Décalé, son discours n’en
restait pas moins passionnant : son enseignement nous obligeait à
remettre en question nos dogmes en anthropologie et en psychologie. Il
contestait |
Les thérapeutes occidentaux |
ce point, l’ethnopsychiatrie se situe à l’opposé
de la psychiatrie transculturelle qui cherche à mondialiser les
théories des Occidentaux. Lorsque des études épidémiologiques
évaluent l’impact de la dépression |
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par exemple la fameuse période de latence sexuelle qui interviendrait, selon la psychanalyse, entre cinq ans et la puberté. Il avait vu dans certaines sociétés traditionnelles en Indochine, et surtout chez les Mohaves de Californie, les enfants faire l’amour dès l’âge de 5 ans. L’ethnopsychiatrie qu’il nous enseignait nous contraignait à remettre perpétuellement en cause nos énoncés soi-disant universels. Sur quoi se fonde l’ethnopsychiatrie ? |
au Botswana ou au Burkina Faso, le corollaire en sera nécessairement la vente des médicaments occidentaux aux Africains. On pourrait au contraire mettre en valeur leurs ressources culturelles plutôt que de contribuer à les transformer en consommateurs passifs. Cela a donc peu à voir avec la psychanalyse? |
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que j’ai fait
au sein de la société psychanalytique de Paris. Mais mon
but premier était de me diriger vers l’ethnopsychiatrie :
j’ai lancé en 1980 la première consultation à
l’hôpital Avicenne de Bobigny sous le parrainage du professeur
Serge Lebovici. À l’époque, c’était un
concept révolutionnaire. Nous considérions que les patients,
même s’ils n’en étaient pas totalement conscients,
savaient plus ou moins confusément que quelqu’un de leur
entourage, un guérisseur, un devin, saurait les soulager. Et ce qui nous intéressait, c’était d’apprendre les méthodes et les théories de ces thérapeutes. |
Et vous, on vous
a laissé créer ce centre ? TOBIE NATHAN : Oui, car il s’agissait d’aide aux populations défavorisées et qu’il existait un besoin spécifique de prise en charge psychosociale des migrants. À l’université, je pouvais trouver des thérapeutes bénévoles – chercheurs, étudiants en doctorat – acceptant de se réunir pendant trois heures autour d’un cas, sans faire payer le patient. Au centre Georges-Devereux, les consultations sont facturées aux institutions qui nous adressent les personnes. Aujourd’hui encore, les patients ne déboursent rien pour leur prise en charge. |
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Comment procédiez-vous
? TOBIE NATHAN : On ne pouvait pas mettre en oeuvre un tel concept dans une consultation classique. Si l’on avait demandé directement à la personne quelle était la meilleure méthode pour la soigner, elle ne nous aurait pas répondu : les migrants n’ont pas envie d’apparaître différents ! Il fallait donc inventer un dispositif permettant de révéler ces forces implicites. Nous avons décidé de recevoir le patient et sa situation, c’est-à-dire souvent une famille, des amis, des voisins, un traducteur, un spécialiste du pays, et aussi d’autres thérapeutes, voire des philosophes intéressés par la différence culturelle. Les séances accueillaient de dix à vingt personnes et duraient souvent plus de trois heures. C’était hors norme : s’il avait fallu calculer leur coût, nous |
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Pouvez-vous citer un cas emblématique de votre méthode ? TOBIE NATHAN : Lorsque l’on pratique l’ethnopsychiatrie, on a nécessairement une relation avec l’invisible. Ainsi je me souviens de Nadine, une Camerounaise envoyée par une association de parents isolés. Vivant seule avec sa fille, elle est plongée dans une dépression si grave qu’elle n’arrive plus à s’occuper de son enfant. Je lui parle en lui touchant les mains, dans un geste que je veux rassurant. Aussitôt, elle entre en transe et déclare, d’une voix d’homme – en fait, la voix de son père décédé un an auparavant : « Je veux que Nadine vienne immédiatement sur ma tombe au Cameroun. » Puis, s’adressant à moi : « Qui es-tu toi pour me parler ? » Et elle (il) ajoute : « Comment peux-tu t’occuper de ma fille, tu n’es même pas Noir. » Dans ce cas, vous avez deux solutions : |
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[1] T. Nathan, Psychologie française, 45, 99, 2000. |
aurions atteint des sommes astronomiques. Mais nous considérions que nous faisions avancer la recherche. Ensuite, je suis parti pour créer le centre Georges-Devereux à l’université Paris-VIII. Pourquoi avez-vous rejoint l’Université
? |
soit vous arrêtez la séance, soit vous engagez une négociation avec l’esprit qui vient d’apparaître. C’est le parti que j’ai pris. Ainsi, en quelques séances, après avoir fait venir son frère, puis sa soeur, j’ai aidé Nadine à sortir de sa déprime, en « entrant en relation » avec l’esprit du père. Que signifie « négocier avec un
esprit » ? |
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2] T. Nathan. Nous ne sommes pas seuls au monde. Essai d’écologie des invisibles non-humains. Les Empêcheurs de penser en rond, 2001. [3] T. Nathan, Genèses, 38, 136, 2000. [4] Tobie Nathan et Jean-Luc Swertvaegher, Sortir d’une secte, Seuil/Les Empêcheurs de penser en rond, 2003. |
sa présence
et de son influence sur le monde. Et ne surtout pas essayer d’interpréter
le cas jusqu’à le ramener à des points de vue connus
dans votre monde. Accepter cette joute avec l’esprit, c’est
se révéler prêt à accueillir des patients avec
des problèmes spécifiques et des théories différentes
[2]. La thérapie consiste à identifier cet esprit,
cette intentionnalité – et surtout à ne pas rendre
le malade responsable de son état ! Si la personne souffre, Que retirez-vous de cette longue
expérience de consultations ? Comment a été reçue
l’ethnopsychiatrie en France ? Comment avez-vous répondu
à ces critiques ? |
à partir de ses attachements
– gènes, famille, langue, culture –, afin de ne pas
la couper de ses liens, mais au contraire de l’inciter à
s’enrichir de sa propre histoire. Si un immigré revient dans
son village en Afrique pour apprendre ce qu’exige l’esprit
de son père décédé, cela augmente le cercle
de ses relations et le rapproche de sa famille. Il ne s’agit pas
d’enfermer mais de complexifier les mondes, de les enrichir. J’ai
soigné ainsi des « Français de souche », des
victimes de sectes, et cela marchait, presque mieux qu’avec des
migrants car il y avait moins de barrières culturelles
[4]. Que pensez-vous du courant cognitivo-comportementaliste
venu des États-Unis ? Quelle est la place de l’ethnopsychiatrie
aujourd’hui ?
Photos : Yaël Tzur/Israel Sun |
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POUR EN SAVOIR PLUS | |||||
Tobie Nathan (dir.), La
Guerre des psys, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006. Catherine Meyer (dir.), Le Livre noir de la psychanalyse, Les Arènes, 2005. Tobie Nathan, L’Influence qui guérit, Odile Jacob, 1994. |
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