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Viviane Romana : Je
suis psychologue - clinicienne, et aujourd’hui je travaille au
centre Georges DEVEREUX où j’anime des consultations d’ethnopsychiatrie.
Ce centre universitaire reçoit des familles
migrantes et leurs enfants, ainsi que des jeunes qu’on appelle
des « primo – arrivants », venant pour la plupart
des pays d’Afrique en guerre. De par mes origines guadeloupéennes,
et grâce à mon travail avec Tobie Nathan (fondateur et
créateur de l’ethnopsychiatrie en France), j’ai été
amenée à recevoir des femmes Antillaises humiliées
ou abandonnées par des hommes volages, convaincues que leur malheur
avait été provoqué par l’action malveillante
d’une rivale jalouse. J’en ai donc fait une thèse
de doctorat.
Je suis également responsable de la formation
au centre Devereux.
Pouvez vous nous expliquer ce qu’est l’ethnopsychiatrie?
C’est une discipline se situant à la
frontière de plusieurs disciplines : la psychologie, l’anthropologie,
et la psychiatrie. En France, elle est enseignée dans une UFR
de psychologie, puisque son fondateur, Tobie Nathan est professeur de
psychologie à l’université Paris 8 de Saint-Denis.
L’ethnopsychiatrie est avant tout un dispositif thérapeutique
prenant en considération les explications populaires de la maladie
et du malheur des patients, et faisant appel aux ressources thérapeutiques
religieuses et culturelles ayant cours dans leurs pays d’origine.
Nous travaillons en groupe de thérapeutes venant du Maghreb,
de l’Afrique et des Antilles francophones, et ayant une parfaite
connaissance des théories étiologiques culturelles ou
religieuses ayant cours dans nos pays d’origine respectifs. Ainsi,
nous ne sommes jamais étonnés quant à l’explication
donnée par le patient. Pour ma part, j’ai une connaissance
intime de l’explication de sorcellerie donnée la plupart
du temps par les Antillais, quand ils sont confrontés à
des malheurs récurrents. Il y aura donc une très grande
connivence entre la famille et moi. Dans nos consultations, il y a une
personne très importante que l’on appelle « le médiateur
» et qui va parler la langue du patient. En confiance, le patient
se confie plus facilement, et ne se sent pas jugé.
Y’a t – il beaucoup de familles caribéennes
qui viennent vous voir ?
Au centre, nous recevons, beaucoup plus de familles
africaines et magrébines. Les familles des Antilles francophones,
et de Guyane sont moins nombreuses, mais j’en reçois énormément
dans mon cabinet privé A l’occasion du festival Karayb
le 7 novembre prochain, vous allez animer un débat sur «
le rôle et la place de la femme dans les sociétés
caribéennes »
Quel regard portez vous sur la condition des femmes
Antillaises aujourd’hui ?
Le regard que j’ai sur la femme antillaise
aujourd’hui est essentiellement celui que j’ai porté
sur la Guadeloupéenne et la Martiniquaise vivant en France. La
femme antillaise, notamment celle qui vit en France, est une femme moderne
car très active. Claude-Valentin MARIE, directeur du GIP (Groupe
d’études de lutte contre les discriminations), précise
qu’elles sont beaucoup plus actives que les métropolitaines
vivant en île de France, avec un taux moyen d’activité
de 78% contre 56% pour les Franciliennes. Elles travaillent doublement
pour assurer la charge de leur famille qu’elles assument souvent
seules. Il faut savoir que près d’un quart des mères
antillaises élèvent leurs enfants seules, contre une Francilienne
sur dix. Ce sont donc les femmes assumant une famille monoparentale
qui sont les plus actives. C’est aussi le cas de celles qui vivent
aux Antilles et en Guyane.
Les Antillaises sont donc des femmes actives et indépendantes,
et de ce fait modernes. Mais, elles sont aussi terriblement seules.
Une solitude qui, dans bien des cas, génère une grande
souffrance. La majorité de celles qui me consultent, le font
parce qu’elles ont été à maintes reprises
abandonnées par un concubin ou engrossées par un amant
de passage. La souffrance provoquée par les relations conflictuelles
avec les hommes, l’instabilité affective des couples, la
précarité du lien conjugal est le motif principal de consultation
chez un gadèd zafè (guérisseur) ou chez
un psychologue. Je porte bien sûr sur mes compatriotes, le regard
d’une thérapeute informée de leurs maux. Je me suis
rendue compte que ces maux révélaient avant tout les dysfonctionnements
d’une organisation familiale née de l’esclavage.
La famille antillaise repose sur un personnage : la mère dont
la force garantit l’équilibre familial. Cette famille,
qualifiée de matrifocale, est structurée autour de la
mère ou de la grand-mère. Les hommes sont absents, car
souvent de passage. Ils engrossent et ils partent, encore soumis malgré
eux à l’article 12 du code Noir :
« Les enfants qui naîtront de mariages
entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres
des femmes esclaves, et non à ceux de leur mari, si le mari
et la femme ont des maîtres différents ».
Le concept de matrifocalité désigne
un certain type d'organisation familiale qui prévaut dans la
Caraïbe et dans les Amériques noires. Elle se définit
notamment par la place centrale qu'occupe la mère au foyer et
l’absence du père. Cette position centrale et déterminante
de la mère supplée la défaillance paternelle. C'est
donc l'absence du père qui contraint la femme à occuper
cette position matrifocale. Dans ce dispositif familial, la mère
est décrite comme un être exceptionnel, forçant
l'admiration de tous par son courage et sa force à affronter
une situation économique souvent précaire.
L'homme se distingue par son irresponsabilité,
son machisme, son donjuanisme, et son alcoolisme.
Le caractère pathogène de la matrifocalité
a fait l’objet d’une vive controverse dans la littérature
anthropologique, sociologique et psychologique portant sur cette question.
Des auteurs comme Simey, Frazier, Bastide, ont considéré
cette organisation familiale bancale, déviante, pathologique.
D’autres, notamment André, ont davantage insisté
sur sa cohérence et sa ligne de force.
Bien que je sois d’accord avec André, je
constate tout de même que la structure matrifocale dysfonctionne
de plus en plus au contact du modèle patriarcal français,
lui-même en pleine mutation. Je m’explique. Aujourd’hui,
sur bien des points, les mères antillaises ressemblent à
leurs aînées. Je suis toujours très impressionnée
par la force qu’elles déploient quand elles ont à
élever seule leurs enfants. Ce n’est pas seulement la «
maman-courage » décrite dans la littérature. Sa
force qu’elle puise souvent dans une très grande foi en
Dieu, lui permet de surmonter les pires épreuves de la vie, et
de ne pas sombrer dans une dépression handicapante.
C’est en quelque sorte, une force de survie et de résistance,
probablement transmise par une arrière-grand-mère esclave.
Quand, la mère antillaise assume pleinement la place centrale
qui est la sienne, elle est alors ce « poteau mitan », à
la force exceptionnelle qui n’a point besoin d’homme dans
son lit et pour élever ses enfants. Elle s’en vante même
!
Les femmes d’aujourd’hui, celles que j’ai
entendues dans les groupes de paroles que j’anime au sein de l’association
« Comité Marche du 23 Mai 1998 », tout en continuant
à mépriser les hommes antillais tout autant que leurs
mères et leurs aïeules, déploient une énergie
considérable à ne plus être ces « poteaux
mitan ». Elles admettent ne plus avoir la force de ces dernières
pour occuper une telle place, et surtout rêvent à cette
famille décrite dans les magazines féminins. Elles rêvent
et croient en la concrétisation de ce rêve. Nos grands-mères
ne rêvaient certainement pas ! Le problème : c’est
l’homme. Avec quel homme concrétiser ce rêve ? L’homme
antillais est toujours vécu comme un homme volage, instable,
et irresponsable. Il est difficile de construire avec un homme qui,
au fond, n’est pas un homme, en tout cas pas celui décrit
dans ces magazines féminins : le produit d’une société
patriacarle, détenant un pouvoir économique et politique
qu’il consent de nos jours à partager avec la femme, un
chef de famille conscient de ses responsabilités et qui consent
à s’impliquer davantage dans l’éducation des
enfants et dans les tâches ménagères. En définitive,
cette femme antillaise qui se saisit pleinement du modèle conjugal,
mais aussi familial largement médiatisé et soutenu par
la psychologie, mobilise une énergie psychique considérable
pour ne pas suivre les traces d’une mère ou d’une
grand-mère « poteau mitan ».
Y parviennent-elles ?
Un quart, pas du tout : elles perpétuent
la matrifocalité comme au premier temps. Et pour les autres,
les femmes mariées, leur union, signe de « respectabilité
», ne les a jamais éloignées de cette position matrifocale.
La position matrifocale des femmes antillaises est toujours d’actualité,
même si elles rêvent d’un tout autre modèle
dans lequel les femmes et les hommes tendent vers une relation symétrique.
Ce rêve va t-il suffire à renverser la matrifocalité
? Je constate tout de même que cette structuration familiale issue
de l’esclavage, les a rendues étonnamment modernes !
Vous parliez d’un héritage issu de la période
esclavagiste. Comment expliquez-vous ce pouvoir donné à
la femme ?
Fritz Gracchus, enseignant a apporté une réponse
que je trouve particulièrement intéressante, bien qu’elle
ait déclenché un véritable tollé lors de
la publication de sa thèse de troisième cycle : les lieux
de la mère dans les sociétés afro-américaines
(Editions Caribéennes et le Centre Antillais de Recherches et
d’Etudes, 1980). Pour Gracchus, la société esclavagiste
ne se limitait pas à un rapport de pouvoir entre un maître
omnipotent et un esclave soumis. Le pouvoir du maître était
renforcé par un réseau de pouvoir. Il déléguait
du pouvoir à certains protagonistes qui faisaient fonctionner
la « machine esclavagiste » : le gérant, l’économe,
le contre-maître, et les femmes, entraînant alors entre
les esclaves des rapports de pouvoir, et donc rivalités, haine,
jalousie, division _ division venant renforcer le pouvoir du maître
et interdisant des résistances individuelles et collectives.
Les femmes, et tout particulièrement les domestiques, les nourrices,
les maîtresses du maître, les mères, les soignantes
(infirmières, accoucheuses) et les marchandes sont investies
de pouvoir dans la société esclavagiste : pouvoir d’enfanter
et d’éduquer ses enfants et ceux du maître (mère),
pouvoir de capter le désir du maître et de le faire jouir
(maîtresse). C’est donc le sexe de la femme esclave et sa
fécondité qui lui ont donné ce pouvoir sur l’homme
dans le système esclavagiste. Tous ces atouts lui ont valu les
faveurs du maître. Les mères de cinq enfants devenaient
« libres de savane », c’est-à-dire exemptées
de tous travaux sur l’habitation, ou recevaient une gratification,
sorte de prime augmentant progressivement avec le nombre d’enfants.
GRACCHUS avance l’idée que la machine esclavagiste a fabriqué
des hommes qui ne sont que des outils et des géniteurs, dépourvus
de pouvoirs, et de fait, en position d’infériorité
par rapport à leurs compagnes.
La famille s’est donc construite autour de la femme, les enfants
se sont faits autour de la mère. Nous sommes les enfants d’une
mère, pas vraiment les enfants d’un père.
Ces problèmes d’actualité ne doivent pas intéresser
seulement des psychologues. Tout Caribéen, tout Antillais doit
prendre conscience de cette situation. En France, la dépression
est vulgarisée par des émissions et revues que tout un
chacun peut lire. Nos souffrances et dysfonctionnements collectifs doivent
devenir des sujets publics aux Antilles.
Les professionnels peuvent aider à une compréhension,
mais la solution viendra de nous, car il s’agit de problèmes
concernant un groupe humain fabriqué dans l’esclavage.
C’est pour cela que je suis impliquée dans cette association
« Comité Marche du 23 mai 1988 », au sein de laquelle
des hommes et femmes, pères et mères de famille mènent
une réflexion sur la matrifocalité et son devenir. Au
cours de l’année 2005 nous allons publier un ouvrage à
partir de leurs témoignages afin justement de vulgariser et de
parler de ce que nous sommes, ce que nous avons de spécifique
pour dynamiser un débat public, et proposer des solutions.
Des membres du groupe et de l’association
seront présents au festival pour témoigner.
Que pensez-vous d’une journée mondiale consacrée
à la Femme ?
Je suis très insatisfaite de la condition de la
femme en général et ne suis pas sûre de l’efficacité
de cette journée, mais il faut respecter de telles actions qui
donnent un regard sur leurs conditions de vie. S’il est vrai que
la femme antillaise jouit d’un certain pouvoir, et d’une
indépendance de par sa position matrifocale, il n’en reste
pas moins qu’elle est aussi victime de la violence de l’homme.
Nombreuses sont celles qui sont battues et abusées sexuellement,
mais qui ne portent pas plainte. Cette violence de l’homme à
son endroit est souvent la conséquence d’un affrontement
entre l’homme et la femme, au cours duquel ce dernier s’affirme
homme dans l’abus et les passages à l’acte.
Peut être que pour nous Antillais, la journée du 8 mars
devrait davantage interroger la place de cet homme dans cette société
matrifocale. Les travaux en psychanalyse (Gracchus, Lesel) n’ont
toujours pas su identifier sa place d’homme et de père.
Je n’ai pas pour ambition de généraliser, mais ce
problème est suffisamment important pour attirer notre attention.
Sonia Lainel – Paris le, 11/10/2004 |
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