Viviane Romana

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Entrevue avec Sonia Lainel pour RFO Guadeloupe

Du 16 octobre au 7 novembre se tenait à Créteil la 2ème édition du festival « Karayib ». Cette manifestation de rencontres, de découvertes et d’échanges autour des sociétés et cultures caribéennes permet à de nombreuses personnalités de se retrouver et de faire partager leurs expériences.

A cette occasion Viviane Romana, Docteur en psychologie, intervenait sur le rôle et la place de la femme dans les sociétés caribéennes.
Pouvez vous en quelques mots nous raconter votre parcours ?


 

Viviane Romana : Je suis psychologue - clinicienne, et aujourd’hui je travaille au centre Georges DEVEREUX où j’anime des consultations d’ethnopsychiatrie.


Ce centre universitaire reçoit des familles migrantes et leurs enfants, ainsi que des jeunes qu’on appelle des « primo – arrivants », venant pour la plupart des pays d’Afrique en guerre. De par mes origines guadeloupéennes, et grâce à mon travail avec Tobie Nathan (fondateur et créateur de l’ethnopsychiatrie en France), j’ai été amenée à recevoir des femmes Antillaises humiliées ou abandonnées par des hommes volages, convaincues que leur malheur avait été provoqué par l’action malveillante d’une rivale jalouse. J’en ai donc fait une thèse de doctorat.

Je suis également responsable de la formation au centre Devereux.

Pouvez vous nous expliquer ce qu’est l’ethnopsychiatrie?
C’est une discipline se situant à la frontière de plusieurs disciplines : la psychologie, l’anthropologie, et la psychiatrie. En France, elle est enseignée dans une UFR de psychologie, puisque son fondateur, Tobie Nathan est professeur de psychologie à l’université Paris 8 de Saint-Denis. L’ethnopsychiatrie est avant tout un dispositif thérapeutique prenant en considération les explications populaires de la maladie et du malheur des patients, et faisant appel aux ressources thérapeutiques religieuses et culturelles ayant cours dans leurs pays d’origine. Nous travaillons en groupe de thérapeutes venant du Maghreb, de l’Afrique et des Antilles francophones, et ayant une parfaite connaissance des théories étiologiques culturelles ou religieuses ayant cours dans nos pays d’origine respectifs. Ainsi, nous ne sommes jamais étonnés quant à l’explication donnée par le patient. Pour ma part, j’ai une connaissance intime de l’explication de sorcellerie donnée la plupart du temps par les Antillais, quand ils sont confrontés à des malheurs récurrents. Il y aura donc une très grande connivence entre la famille et moi. Dans nos consultations, il y a une personne très importante que l’on appelle « le médiateur » et qui va parler la langue du patient. En confiance, le patient se confie plus facilement, et ne se sent pas jugé.

Y’a t – il beaucoup de familles caribéennes qui viennent vous voir ?
Au centre, nous recevons, beaucoup plus de familles africaines et magrébines. Les familles des Antilles francophones, et de Guyane sont moins nombreuses, mais j’en reçois énormément dans mon cabinet privé A l’occasion du festival Karayb le 7 novembre prochain, vous allez animer un débat sur « le rôle et la place de la femme dans les sociétés caribéennes »

Quel regard portez vous sur la condition des femmes Antillaises aujourd’hui ?
Le regard que j’ai sur la femme antillaise aujourd’hui est essentiellement celui que j’ai porté sur la Guadeloupéenne et la Martiniquaise vivant en France. La femme antillaise, notamment celle qui vit en France, est une femme moderne car très active. Claude-Valentin MARIE, directeur du GIP (Groupe d’études de lutte contre les discriminations), précise qu’elles sont beaucoup plus actives que les métropolitaines vivant en île de France, avec un taux moyen d’activité de 78% contre 56% pour les Franciliennes. Elles travaillent doublement pour assurer la charge de leur famille qu’elles assument souvent seules. Il faut savoir que près d’un quart des mères antillaises élèvent leurs enfants seules, contre une Francilienne sur dix. Ce sont donc les femmes assumant une famille monoparentale qui sont les plus actives. C’est aussi le cas de celles qui vivent aux Antilles et en Guyane.
Les Antillaises sont donc des femmes actives et indépendantes, et de ce fait modernes. Mais, elles sont aussi terriblement seules. Une solitude qui, dans bien des cas, génère une grande souffrance. La majorité de celles qui me consultent, le font parce qu’elles ont été à maintes reprises abandonnées par un concubin ou engrossées par un amant de passage. La souffrance provoquée par les relations conflictuelles avec les hommes, l’instabilité affective des couples, la précarité du lien conjugal est le motif principal de consultation chez un gadèd zafè (guérisseur) ou chez un psychologue. Je porte bien sûr sur mes compatriotes, le regard d’une thérapeute informée de leurs maux. Je me suis rendue compte que ces maux révélaient avant tout les dysfonctionnements d’une organisation familiale née de l’esclavage. La famille antillaise repose sur un personnage : la mère dont la force garantit l’équilibre familial. Cette famille, qualifiée de matrifocale, est structurée autour de la mère ou de la grand-mère. Les hommes sont absents, car souvent de passage. Ils engrossent et ils partent, encore soumis malgré eux à l’article 12 du code Noir :


« Les enfants qui naîtront de mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves, et non à ceux de leur mari, si le mari et la femme ont des maîtres différents ».


Le concept de matrifocalité désigne un certain type d'organisation familiale qui prévaut dans la Caraïbe et dans les Amériques noires. Elle se définit notamment par la place centrale qu'occupe la mère au foyer et l’absence du père. Cette position centrale et déterminante de la mère supplée la défaillance paternelle. C'est donc l'absence du père qui contraint la femme à occuper cette position matrifocale. Dans ce dispositif familial, la mère est décrite comme un être exceptionnel, forçant l'admiration de tous par son courage et sa force à affronter une situation économique souvent précaire.

L'homme se distingue par son irresponsabilité, son machisme, son donjuanisme, et son alcoolisme.

Le caractère pathogène de la matrifocalité a fait l’objet d’une vive controverse dans la littérature anthropologique, sociologique et psychologique portant sur cette question. Des auteurs comme Simey, Frazier, Bastide, ont considéré cette organisation familiale bancale, déviante, pathologique. D’autres, notamment André, ont davantage insisté sur sa cohérence et sa ligne de force.

Bien que je sois d’accord avec André, je constate tout de même que la structure matrifocale dysfonctionne de plus en plus au contact du modèle patriarcal français, lui-même en pleine mutation. Je m’explique. Aujourd’hui, sur bien des points, les mères antillaises ressemblent à leurs aînées. Je suis toujours très impressionnée par la force qu’elles déploient quand elles ont à élever seule leurs enfants. Ce n’est pas seulement la « maman-courage » décrite dans la littérature. Sa force qu’elle puise souvent dans une très grande foi en Dieu, lui permet de surmonter les pires épreuves de la vie, et de ne pas sombrer dans une dépression handicapante.


C’est en quelque sorte, une force de survie et de résistance, probablement transmise par une arrière-grand-mère esclave. Quand, la mère antillaise assume pleinement la place centrale qui est la sienne, elle est alors ce « poteau mitan », à la force exceptionnelle qui n’a point besoin d’homme dans son lit et pour élever ses enfants. Elle s’en vante même !

Les femmes d’aujourd’hui, celles que j’ai entendues dans les groupes de paroles que j’anime au sein de l’association « Comité Marche du 23 Mai 1998 », tout en continuant à mépriser les hommes antillais tout autant que leurs mères et leurs aïeules, déploient une énergie considérable à ne plus être ces « poteaux mitan ». Elles admettent ne plus avoir la force de ces dernières pour occuper une telle place, et surtout rêvent à cette famille décrite dans les magazines féminins. Elles rêvent et croient en la concrétisation de ce rêve. Nos grands-mères ne rêvaient certainement pas ! Le problème : c’est l’homme. Avec quel homme concrétiser ce rêve ? L’homme antillais est toujours vécu comme un homme volage, instable, et irresponsable. Il est difficile de construire avec un homme qui, au fond, n’est pas un homme, en tout cas pas celui décrit dans ces magazines féminins : le produit d’une société patriacarle, détenant un pouvoir économique et politique qu’il consent de nos jours à partager avec la femme, un chef de famille conscient de ses responsabilités et qui consent à s’impliquer davantage dans l’éducation des enfants et dans les tâches ménagères. En définitive, cette femme antillaise qui se saisit pleinement du modèle conjugal, mais aussi familial largement médiatisé et soutenu par la psychologie, mobilise une énergie psychique considérable pour ne pas suivre les traces d’une mère ou d’une grand-mère « poteau mitan ».

Y parviennent-elles ?

Un quart, pas du tout : elles perpétuent la matrifocalité comme au premier temps. Et pour les autres, les femmes mariées, leur union, signe de « respectabilité », ne les a jamais éloignées de cette position matrifocale. La position matrifocale des femmes antillaises est toujours d’actualité, même si elles rêvent d’un tout autre modèle dans lequel les femmes et les hommes tendent vers une relation symétrique. Ce rêve va t-il suffire à renverser la matrifocalité ? Je constate tout de même que cette structuration familiale issue de l’esclavage, les a rendues étonnamment modernes !

Vous parliez d’un héritage issu de la période esclavagiste. Comment expliquez-vous ce pouvoir donné à la femme ?

Fritz Gracchus, enseignant a apporté une réponse que je trouve particulièrement intéressante, bien qu’elle ait déclenché un véritable tollé lors de la publication de sa thèse de troisième cycle : les lieux de la mère dans les sociétés afro-américaines (Editions Caribéennes et le Centre Antillais de Recherches et d’Etudes, 1980). Pour Gracchus, la société esclavagiste ne se limitait pas à un rapport de pouvoir entre un maître omnipotent et un esclave soumis. Le pouvoir du maître était renforcé par un réseau de pouvoir. Il déléguait du pouvoir à certains protagonistes qui faisaient fonctionner la « machine esclavagiste » : le gérant, l’économe, le contre-maître, et les femmes, entraînant alors entre les esclaves des rapports de pouvoir, et donc rivalités, haine, jalousie, division _ division venant renforcer le pouvoir du maître et interdisant des résistances individuelles et collectives. Les femmes, et tout particulièrement les domestiques, les nourrices, les maîtresses du maître, les mères, les soignantes (infirmières, accoucheuses) et les marchandes sont investies de pouvoir dans la société esclavagiste : pouvoir d’enfanter et d’éduquer ses enfants et ceux du maître (mère), pouvoir de capter le désir du maître et de le faire jouir (maîtresse). C’est donc le sexe de la femme esclave et sa fécondité qui lui ont donné ce pouvoir sur l’homme dans le système esclavagiste. Tous ces atouts lui ont valu les faveurs du maître. Les mères de cinq enfants devenaient « libres de savane », c’est-à-dire exemptées de tous travaux sur l’habitation, ou recevaient une gratification, sorte de prime augmentant progressivement avec le nombre d’enfants. GRACCHUS avance l’idée que la machine esclavagiste a fabriqué des hommes qui ne sont que des outils et des géniteurs, dépourvus de pouvoirs, et de fait, en position d’infériorité par rapport à leurs compagnes.


La famille s’est donc construite autour de la femme, les enfants se sont faits autour de la mère. Nous sommes les enfants d’une mère, pas vraiment les enfants d’un père.


Ces problèmes d’actualité ne doivent pas intéresser seulement des psychologues. Tout Caribéen, tout Antillais doit prendre conscience de cette situation. En France, la dépression est vulgarisée par des émissions et revues que tout un chacun peut lire. Nos souffrances et dysfonctionnements collectifs doivent devenir des sujets publics aux Antilles.


Les professionnels peuvent aider à une compréhension, mais la solution viendra de nous, car il s’agit de problèmes concernant un groupe humain fabriqué dans l’esclavage. C’est pour cela que je suis impliquée dans cette association « Comité Marche du 23 mai 1988 », au sein de laquelle des hommes et femmes, pères et mères de famille mènent une réflexion sur la matrifocalité et son devenir. Au cours de l’année 2005 nous allons publier un ouvrage à partir de leurs témoignages afin justement de vulgariser et de parler de ce que nous sommes, ce que nous avons de spécifique pour dynamiser un débat public, et proposer des solutions.

Des membres du groupe et de l’association seront présents au festival pour témoigner.

Que pensez-vous d’une journée mondiale consacrée à la Femme ?

Je suis très insatisfaite de la condition de la femme en général et ne suis pas sûre de l’efficacité de cette journée, mais il faut respecter de telles actions qui donnent un regard sur leurs conditions de vie. S’il est vrai que la femme antillaise jouit d’un certain pouvoir, et d’une indépendance de par sa position matrifocale, il n’en reste pas moins qu’elle est aussi victime de la violence de l’homme. Nombreuses sont celles qui sont battues et abusées sexuellement, mais qui ne portent pas plainte. Cette violence de l’homme à son endroit est souvent la conséquence d’un affrontement entre l’homme et la femme, au cours duquel ce dernier s’affirme homme dans l’abus et les passages à l’acte.


Peut être que pour nous Antillais, la journée du 8 mars devrait davantage interroger la place de cet homme dans cette société matrifocale. Les travaux en psychanalyse (Gracchus, Lesel) n’ont toujours pas su identifier sa place d’homme et de père.


Je n’ai pas pour ambition de généraliser, mais ce problème est suffisamment important pour attirer notre attention.

 

Sonia Lainel – Paris le, 11/10/2004