Ethnopsy/Les mondes contemporains de la guérison
Une ethnopsychiatrie de la schizophrénie ?
Ethnopsy, N°1, 2000, p 9-43.Tobie Nathan (*), Isabelle Stengers (**), Philippe Andréa (***) (*) Professeur de psychologie clinique et pathologique, Université Paris 8; (**) Professeur de philosophie, Université libre de Bruxelles; (***) Historien. Ce premier numéro d'Ethnopsy est consacré à la schizophrénie uniquement à la schizophrénie, car nous pensons que cette pathologie constitue le noyau de la psychiatrie telle quon la pratique et lenseigne en Occident. Cest par là quà notre sens, il fallait donc commencer, et non par lanalyse des névroses, pour ne pas éviter les problèmes, pour être à la hauteur des enjeux actuels. Une ethnopsychiatrie de la schizophrénie
PREMIERE PARTIE : QUESTIONS DE METHODE
Une définition minimaliste, y compris en France, a eu tendance à tirer lethnopsychiatrie [1] vers ce que nous pourrions désigner comme une "psychiatrie culturellement éclairée". Dans cette perspective, un praticien de lethnopsychiatrie devrait être un clinicien qui, sappuyant sur les travaux de collègues de tendance anthropologique, sétant généralement rendus "sur le terrain [2]" , entreprendrait avec ses patients des consultations voire des cures "adaptées", sachant tenir compte du contexte culturel. Au premier abord, cette position pourrait sembler raisonnable, puisquelle permet de tenir compte de questions embarrassantes tout en sauvegardant lintangibilité des domaines. La pratique de la psychiatrie reste alors ce quelle était : la prise en charge de "sujets", "dindividus", à partir dune conception du désordre affligeant leur cerveau, leur psychisme, leur pensée, leur esprit, leur appareil mental bref : leur âme [3]. Lon sauvegarde lanthropologie par la même opération, qui devient, pour les cliniciens, une sorte de recherche fondamentale leur fournissant les observations générales qui guideront les modulations de leur perception. Mais une ethnopsychiatrie de ce type lhistoire la montré ne peut être que classificatoire, se fixant pour premier objectif de distinguer entre syndromes bruts, pour lesquels aucune modulation culturelle n'est nécessaire, et syndromes plus flous, nécessitant la prise en compte de la dimension anthropologique.
Une série de faits nous incite à poser différemment le problème faits qui ont étrangement traversé lhistoire de la psychiatrie jusquà se retrouver recensés de manière presque exhaustive dans la dernière édition du DSM-IV (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux).[1]. On a beaucoup discuté du terme qui devrait être retenu pour évoquer cette discipline hybride entre le psychiatrie et l'anthropologie : "psychiatrie transculturelle", "ethnopsychiatrie", "psychiatrie culturelle", voire "psychiatrie sociale", ou comme le groupe fondé par H. Collomb à Dakar dans les années soixante : "psychopathologie africaine" avec l'idée implicite qu'il pourrait (devrait) exister également une "psychopathologie maghrébine", mais aussi une "psychopathologie française", voire berrichone ou savoyarde. Aujourd'hui, en labsence dune théorie cohérente, cinq ou six courants de recherche se partagent le domaine à travers le monde.
[2]. Quelques exemples, toujours les mêmes à travers les textes discutant lhistoire de la discipline, mais qui sont en réalité tous problématiques : Geza Roheim, dabord et ses tentatives dapplication des techniques de jeu héritées de Mélanie Klein aux enfants des îles du Pacifique-Sud (1941, 1943) ; Henri Collomb, dans ses articles publiés entre 1962 et 1972 dans Psychopathologie africaine (par exemple, 1963, 1972), considérant les techniques thérapeutiques traditionnelles comme une sorte de psychiatrie primitive ; les Ortigues (1966) et leur tentative de décrire les Wolof et les Lebou du Sénégal comme des proto-lacaniens ; plus près de nous, les travaux menés à Havard sous la direction de Arthur Kleinman, aboutissant à confirmer les grandes options de la psychiatrie, par exemple : A. Kleinman, B. Good (éd.), 1985. Ces textes, les plus représentatifs, s'appuient tous sur une expérience de terrain (la Mélanésie pour Roheim, le Sénégal pour Collomb et Ortigues, la Chine pour Kleinman) pour fournir à leurs collègues cliniciens (psychiatres et psychanalystes) des raisons de ne pas désespérer de leurs concepts.
[3]. Sur le fait que psychiatrie biologique et psychologie dynamique convergent vers des postulats assez semblables revenant en dernière analyse à l'existence de lâme, cf. P. Pichot, T. Nathan, Quel avenir pour la psychiatrie et la psychothérapie ? Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998. Lâme existe seulement si elle est un parfum dont il faut déterminer les ingrédients, si elle est un plat dont il faut découvrir la recette et surtout si elle est un fétiche, dont il faut découvrir la fabrication spécifique.Les Culture-Bound Syndromes
Pow Meng Yap, psychiatre chinois ayant longtemps travaillé à Hong-Kong, a sans doute été le premier (1951) à avoir vigoureusement attiré lattention sur des désordres dont lapparence mais aussi, sans doute, lorganisation est modelée par le système culturel. Car, dans une même culture, ces syndromes apparaissent identiques chez des sujets ayant chacun son histoire singulière. Le fait le plus frappant est que ces syndromes ne peuvent être désignés dans le système nosographique occidental et se retrouvent dans tous les textes qui en traitent selon leur dénomination indigène : amok et latah de Malaisie, myriatchit de certaines ethnies sibériennes, imu des tribus Aïnous du Japon (Hokkaïdo), mali-mali des Philippins, koro des Malais et des chinois du Sud, windigo des indiens Algonquin du Canada, berdache des Indiens des Plaines, potlach de nombreuses ethnies indiennes dAmérique du Sud, berserk des anciens Vikings, susto des Quechuas du Pérou, crazy-dogs des Indiens Crow, pibloktok des Inuit de Sibérie, etc [4]. Yap a proposé de classer ce type de pathologies sous la rubrique : Culture-Bound Syndromes. Pour mémoire,
- Lamok est une pathologie typiquement malaise [5]. Il sagit dune sorte de course à mort, un état aigu dexcitation meurtrière. Lhomme qui est saisi reste un long moment fasciné par la contemplation de son sabre à la lame en forme de serpent (kriss) ; calmement, il entreprend de se corseter solidement la presque totalité du corps afin de se prémunir de la pénétration des lames adverses. Puis il sélance dans la rue, éventrant tout être se trouvant sur sa course : hommes, femmes, vieillards, enfants, animaux. Cette course peut aussi être considérée comme un "suicide par procuration" puisquune crise damok se résout généralement par lélimination du forcené [6]. Sil échappe à la mise à mort populaire, la crise se termine en général dans un total état dépuisement avant dêtre recouverte par lamnésie.
- Le latah et le myriatchit sont des syndromes de "contagion psychique". Le latah, essentiellement féminin, est une réaction mimétique, faite décholalie et déchopraxie, intervenant après une surprise ou un effroi. F. Adelman (1955) rapporte quune vieille Malaise se trouvant au détour d'un chemin nez à nez avec un tigre fut prise dune crise de latah et se mit à imiter le tigre. Elle inquiéta tant lanimal par son étrange comportement quil prit la fuite. De tels comportements sont codifiés au point qu'ils peuvent être spontanément adoptés par tout un groupe. Ainsi, la colère dun colonel russe terrorisa-t-elle si vivement un régiment de cosaques du Baïkal que tous les soldats furent sur le champ saisis dune crise collective de myriatchit (cité par Devereux, 1970), c'est-à-dire de mimétisme des ordres de l'officier.OBrien, cité par Gilles de la Tourette rapportait l'observation de latah suivante :
"Je citerai, dit OBrien, un cas qui eut une issue fatale : le cook dun steamer était un latah des plus corsés. Il berçait un jour, sur le pont du navire, son enfant dans ses bras, lorsque survint un matelot qui se mit, à linstar du cook, à bercer dans ses bras un billot de bois. Puis ce matelot jeta son billot sur un tendelet et s'amusa à le faire rouler sur la toile, ce que fit immédiatement le cook avec son enfant. Le matelot, lâchant alors la toile, laissa retomber le billot sur le pont ; le cook en fit de même pour son petit garçon qui se tua sur le coup". (Tourette, 1885)
Le latah et le myriatchit se caractérisent donc par limitation incoercible des gestes, des paroles, des bruits perçus par la personne atteinte, mais aussi par la contrainte à exploser en tirades ordurières (coprolalie) et par une tendance à se penser à la troisième personne, comme si le sujet devenait "objet". Malgré la ressemblance de ce type de pathologies avec le syndrome de Gilles de la Tourette [7], le latah et le myriatchit sont rigoureusement codés et sont susceptibles dêtre pris en charge avec succès selon des modalités culturelles.
- Le koro est une sorte de délire intervenant dans un état dangoisse cataclysmique, comportant des hallucinations cnesthésiques spécifiques consistant en la rétractation des organes sexuels dans labdomen et le sentiment d'imminence de la mort [8].
- Le susto, bien décrit chez les Quechuas, mais que lon rencontre peu ou prou dans toute l'Amérique latine, est une sorte de dépression impliquant lidée quà la suite dune violente frayeur, lâme du malade a été perdue, dans certains cas, dérobée généralement par la terre ou par la divinité qui la représente. Le guérisseur curandero sorte de chaman syncrétique, intégrant les divinités chrétiennes à une logique thérapeutique indienne, partira alors lutter avec la divinité ravisseuse afin de la convaincre de restituer lâme de la victime.
- Le windigo des Algonquin est une crise de cannibalisme trahissant la possession de la victime par une sorte de monstre, lui-même cannibale et nanti dun cur de glace. Il s'agit probablement ici aussi d'une sorte de "suicide par procuration" puisquune crise de windigo se résout généralement par la mise à mort du "possédé".
Lexistence de ces Culture-Bound Syndromes a posé à la psychiatrie, et cela dès les années cinquante, la question de la relativité de ses conceptualisations. La description de ces syndromes "exotiques" a généralement fourni la justification dune sorte de tentation relativiste qui a atteint son acmé dans les années 1965-1975 avec lantipsychiatrie [9]. Cest sans doute devant limpossibilité dassumer réellement les éventuelles conséquences relativistes des premières observations que, dans ses élaborations ultérieures, Yap a adopté des positions plus mesurées, considérant que ces syndromes ne doivent pas être considérés comme des entités indépendantes, mais des sortes de vêtures culturelles de structures psychopathologiques universelles.
Reprenant la question plus tard, Jilek (1982) a fait remarquer avec raison que la position habituelle en "psychiatrie comparée" a toujours été de considérer que la culture a sur les symptômes psychopathologiques une influence pathoplastique plutôt que pathogénique. Certains auteurs, tels que Michael Kenny [10], vont jusqu'à penser que certaines entités morbides, telles que la variole ou la rougeole, sont sans équivoque universelle, alors que le latah serait une sorte de "théâtre social" mais ils ne saventurent guère plus loin !
Une autre tentative déchapper à la question relativiste a été proposée par les anthropologues. Lanthropologie médicale anglo-saxonne a lhabitude de mettre en relief trois registres, contenus en langue anglaise, dans les différentes façons de désigner la maladie :
- disease, laltération biophysique,
- illness, lexpérience subjective de la souffrance,
- sickness, le rôle social attribué au malade [11].
Partant de cette perspective, Carr (1985) a proposé d'abandonner lidée dune structure psychopathologique universelle et de sattacher à rechercher luniversalité dans les processus dappropriation individuelle (illness) et dans les modes dattribution des rôles sociaux (sickness). Si une telle position épistémologique permet en effet de résoudre le problème théorique posé par les Culture-Bound Syndromes, elle le fait cependant en déplaçant le conflit théorique dans un autre champ : celui des dynamiques sociales dattribution de rôles et de statut. Il nous semble, quant à nous, que cest un évitement de la question de fond.kriss malais
Gilles de la Tourette
[4]. Le DSM-IV en dénombre 25. La liste serait fastidieuse. Nous ne commenterons que ceux qui ont donné lieu à des publications importantes en ethnopsychiatrie. Cf. DSM-IV, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Masson, 1996, annexe I : 963-970.
[5]. Le mot provient probablement de larabe littéraire hamok signifiant " fou".
[6]. G. Devereux, 1956, "Normal et anormal", in Essais d'ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970.
[7]. Pour une description précise du syndrome de Gilles de la Tourette, cf., outre l'article "Princeps" de Gilles de la Tourette, , op. cit., l'ouvrage de Shapiro, Shapiro et alii, Gilles de la Tourette Syndrome, New York, Raven presse, 1978 ; et pour une description clinique détaillée de la psychothérapie dun cas, S. Lebovici, J.F. Rabain, T. Nathan, R. Thomas, M.M. Duboz, " A propos de la maladie de Gilles de la Tourette ", Psychiatrie de l'enfant, XXIX, 1986 : 5-59.
[8]. Rappelons pour mémoire que le président Schreber, en parlant de son "éviration" imaginait que les "organes génitaux externes se rétractassent à lintérieur du ventre et, par une déformation concomitante des organes génitaux internes, se changent en leurs homologues pour le sexe féminin", 1903 : 58.
[9]. Il faut dire que les antipsychiatres, de plus en plus psychanalytiques, ne se sont pas rendu compte que la psychanalyse sappuyait sur un postulat semblable à celui de la psychiatrie et ont perdu leur ferment critique au fur et à mesure quils rentraient dans les rangs de lorthodoxie psychanalytique.
[10]. Cité par Collignon, "Pour un retour sur les Culture-Bound Syndromes en psychiatrie transculturelle", Santé, Culture, Health, VI, 2, 1989 : 149-162.
[11]. Ces distinctions sont clairement discutées par Zempleni, "Le sens de linsensé", Psychiatrie Française, 1983 ; "La maladie et ses causes", L'Ethnographie : Causes, origines et agents de la maladie chez les peuples sans écriture, LXXXI, 1985 : 2-3.Psychiatrie transculturelle et DSM
Lorsquen 1991, la psychiatrie américaine a mis en chantier la nouvelle version du DSM qui allait recevoir le numéro IV, elle a créé une commission spéciale (Culture and Diagnosis Work Group) constituée d'une centaine de cliniciens et de spécialistes en sciences sociales chargés damender les propositions de ce qui allait constituer le système international officiel de classification des troubles mentaux pour les années suivantes.
C'est ainsi quentrent en scène les spécialistes de ce qui va sappeler la psychiatrie transculturelle. Disons demblée quelle sest, pour une large part, constituée comme un territoire diplomatique, une sorte despace de négociation entre les partisans de lorigine biologique des troubles mentaux et tous ceux qui, intéressés par la sociologie ou lanthropologie, tendent de reprendre et de reformuler les questions naguère encore posées avec insistance par les psychanalystes, puis par la psychiatrie institutionnelle [12] de le faire en tout cas, en coopération avec la puissante médecine psychiatrique moderne néokraepelienne.
La psychiatrie transculturelle va centrer une partie important de ses travaux sur les grandes études épidémiologiques, notamment celles qui cherchent à fixer les taux de prévalence de la schizophrénie dans différentes populations, ce qui a lintérêt de créer un terrain pour la discussion, même si, comme on le verra, on peut lui reprocher de ne pas suffisamment en discuter les fondements méthodologiques [13].
Il serait cependant unilatéral et injuste de réduire la psychiatrie transculturelle à ce seul aspect que lon pourrait caractériser comme une tentative de construire une psychiatrie "culturellement éclairée". En menant la bataille pour la prise en compte des données culturelles dans la définition des troubles mentaux, elle a introduit les éléments dun débat qui peut aller bien au-delà de ses intentions initiales, à condition toutefois de ne pas en lâcher le fil. Ses théoriciens ont ainsi posé plusieurs questions fondamentales au moment de la conception du DSM-IV et des études épidémiologiques qui lont accompagnée.
Ce débat a été important et, semble-t-il, conflictuel. Un numéro de la revue Transcultural Psychiatry [14] en rapporte les principaux éléments et fait le point sur les amendements acceptés et refusés. Ainsi Roberto Lewis-Fernandez, du New York State Psychiatric Insitute, dresse le bilan suivant :
"En général, les faits militants en faveur dune phénoménologie transculturelle ont été bien accueillis; en revanche, les critiques du caractère universel des diagnostics du DSM-IV n'ont pas été tolérées".
Un autre membre de la commission, Janis Jenkins, de la Case Western Reserve University, constate:
"La manière dont la culture est traitée dans le Manuel ne touche pas à la structure de la symptomatologie (comme les hallucinations tactiles, visuelles ou auditives), mais rend seulement compte de leur contenu".
De fait, dans le DSM-IV, les Culture-Boun Syndromes ont été intégrés dans une annexe prudemment dénommée : " Esquisse d'une formulation en fonction de la culture et Glossaire des syndromes propres à une culture donnée ". Cette annexe est rejetée en fin de volume, comme s'il s'agissait, selon la formule du psychiatre Charles Hughes, dune notion empoisonnée quil valait mieux séparer du reste du texte par un "cordon sanitaire". Les responsables américains ont finalement retenu une position médiane quant à la spécificité de ces syndromes :
"Beaucoup de ces schémas sont considérés par les autochtones comme des "maladies" ou au moins des affections, et la plupart du temps ont des noms locaux Les syndromes spécifiques d'une culture donnée sont généralement limités à des sociétés spécifiques ou à des zones de culture, et correspondent à des catégories diagnostiques locales et traditionnelles qui correspondent de façon cohérente à certaines observations et expériences répétitives, stéréotypées et perturbantes" [15].
Dautre part, la sélection des Culture-Bound Syndromes sest faite de manière extrêmement restrictive. Nont en effet été acceptés dans la liste finale que les syndromes qui avaient une chance dêtre rencontrés sur le territoire des Etats-Unis. Finalement, 25 items ont été retenus sur un total de 700 proposés par les membres de la commission (Group on Culture and Diagnosis).
Les partisans américains de la psychiatrie transculturelle ont, quant à eux, poussé plus loin leur réflexion. Beaucoup, comme Charles Hugues, de luniversité de l'Utah, ont attiré lattention sur le caractère épistémologiquement étrange de la notion de Culture-Bound Syndrome. Mais on peut comprendre que les rédacteurs du DSM aient refusé dengager une réflexion sérieuse sur cette notion car cest toute larchitecture du DSM qui pourrait être détruite si on entreprenait de systématiser lapproche de tous les troubles mentaux en ces termes. La question se pose en effet immédiatement : Sil existe partout des "désordres liés à la culture", quel désordre est lié à la culture américaine ? Des recherches ont déjà été engagées à propos des influences culturelles contribuant à certains troubles particulièrement fréquents dans la société américaine tels que lobésité, la boulimie, lanorexie, et évidemment les personnalités multiples ou "dissociées"[16]. Mais où sarrêter ?
Si les Culture-Bound Syndromes retenus sont uniquement ceux rencontrés aux Etats-Unis, que devons-nous faire de ceux que nous rencontrons dans les autres pays ? Dailleurs, pourquoi privilégier les seuls Culture-Bound Syndromes décrits sur le territoire des Etats-Unis ? Lon devrait, en toute logique, considérer de la même façon toutes les formes de possession par des êtres culturels (jnoun du Maghreb ou dAfrique noire musulmane, "génies" des eaux camerounaises ou ivoiriens, voduns yorubas, divinités et saints chrétiens tout autant, etc.). Pourquoi réserver la spécificité culturelle aux seuls zar éthiopiens, soudanais ou égyptiens (qui figurent comme un item dans le DSM-IV) ? Pourquoi ne pas intégrer les accusations de sorcellerie, interprétations nettement majoritaires en Afrique centrale [17] ? Pourquoi ne pas entreprendre danalyser finement le type dinteractions provoquées par ces systèmes[18] ? Et quelles conséquences auraient une mise en parallèle entre ces systèmes et ceux qui correspondent à des pathologies spécifiquement occidentales telles que lalcoolisme en France et en Italie, la boulimie-anorexie ou les personnalités multiples aux Etats-Unis, pour ne citer que les plus manifestes [19] ? On pourrait évidemment nous répondre que le DSM est un outil américain. Mais on sait bien quil a un usage international et quil est traduit dans un nombre impressionnant de langues. Quels seront donc les effets de cette sélection ?
En fait, si de telles questions devaient être menées à leur aboutissement logique, le DSM-IV pourrait bien être le dernier dune série caractérisée par la multiplication des "diagnostics". En effet, si lon généralisait la notion de Culture-Bound Syndromes à toute la psychiatrie, sagirait-t-il encore de diagnostics au sens habituel du mot ? Naboutirions-nous pas nécessairement à une démultiplication extraordinaire des catégories rendant de fait tout manuel impossible car des catégories culturelles, il faudrait les compter en milliers, autant que de langues ?
La question se pose dautre part de savoir quelles sont les conséquences de tout le travail fait, quil ait été intégré ou non, sur les pratiques cliniques et thérapeutiques. Les spécialistes de la psychiatrie transculturelle ont bien conscience de la médiocrité de la formule qui revient à plusieurs reprises dans le DSM-IV :
"Les cliniciens doivent tenir compte des différences culturelles" [20].
Les prendre en compte ? Certainement ! Mais comment ? Avec quels outils ? Selon quelles méthodes ? Avec quelles conséquences dans la pratique clinique ? Le DSM ne donne aucune indication aux praticiens. Et les praticiens de la psychiatrie transculturelle ne sont pas beaucoup plus clairs.
Le statut bizarre de la notion de "syndromes liés à la culture" traduit donc la possibilité de lourdes crises théoriques à venir. On peut les résumer par cette question : quest-ce qui permet, en labsence de tout marqueur fiable par exemple biologique de distinguer les "syndromes liés à la culture" des autres ? Comment et pourquoi ces syndromes "culturels" auraient-ils un statut ontologique différent des troubles repérés initialement aux Etats-Unis et en Europe ?
En fin de compte, ne sommes-nous pas fondés à considérer une autre entrée dans le raisonnement psychopathologique que celui centré sur le sujet ? Lethnopsychiatrie pourrait trouver ici sa spécificité par rapport à la psychiatrie transculturelle : pour elle, cest la culture qui intéresse le psychiatre et non plus la seule personne. Cest elle qui produit ici le syndrome au minimum sa forme. Il en résulte la nécessité dune psychiatrie tenant compte non seulement des entités nosographiques locales (telles que lamok ou le latah), mais aussi des "théories indigènes" qui leur sont toujours associées (pour le susto, par exemple, la notion de perte ou de rapt dâme, les mythologies de la terre, lutilisation de certaines plantes comme la feuille de coca ; lexistence de monstres cannibales pour le windigo ; la prégnance de certains objets surinvestis, tels le kriss, dans lexemple célèbre de lamok, et ainsi de suite). Il en résulte également la nécessité dune pratique différente qui apprendrait à intégrer les modes "culturels" de résolution de la crise (interventions de guérisseurs, utilisation des Culture-Bound Syndromes dans un but social déterminé par exemple guerrier ).
Et puis, il faudrait tirer la leçon de toutes ces observations : la culture produit-elle des désordres mentaux ? Organise-t-elle seulement leur forme ? Devra-t-on considérer la culture comme une entité dont la psychiatrie aurait intérêt à tenir compte, comme linconscient, laffect, le neurone et à quelle place ?
[12]. Voir par exemple les travaux de Thomas Szasz aux Etats-Unis.
[13]. Il faut dire quon se trouve là sur le terrain rassurant des statistiques commentées qui ouvrent toutes grandes à leurs auteurs les portes des grandes revues américaines de psychiatrie.
[14]. Transcultural Psychiatry, vol. 35, septembre 1998 : 3.
[15]. American psychiatric Association, DSM-IV, op. cit. : 964-965.
[16]. Voir les nombreux travaux de Sherryl Mulhern sur la question, par exemple : S. Mulhern, "De lhypnose à lenfer", in D. Bougnoux (dir.), La Suggestion, Hypnose, Influence, Transe, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1991.
[17]. Comme par exemple celles décrites par E. Pritchard (1937, cf. supra), mais aussi par tant dautres, tels que Suzanne Lallemand, La mangeuse dâme, Paris, LHarmattan, 1989, ou même en France par J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977.
[18]. Tentative dans T. Nathan, "Thérapie et culture", in Encyclopédie médico-chirurgicale, Paris, Elsevier, Psychiatrie, 1997 : 37-725-D-10.
[19]. Cf. Par exemple : S. Mulhern, "De lhypnose à lenfer", in D. Bougnoux (dir.), La Suggestion, Hypnose, Influence, Transe, op. cit., et la récente analyse de I. Hacking, Lâme réécrite. Etude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.
[20]. "Clinicians must take cultural differences into account".Loriginalité de la position théorique de Georges Devereux
Georges Devereux, percevant sans doute toutes ces difficultés, avait proposé une théorie, apparemment plus dynamique de ce genre de réalités en définissant la catégorie des désordres ethniques catégorie qui correspond plus ou moins dans son extension à celle des Culture-Bound Syndromes, mais qui en diffère néanmoins par un certain nombre de caractères. La catégorisation de Devereux présente lavantage, sur la description psychiatrique type DSM, de rendre compte de manière un peu plus fine de lactivité thérapeutique éventuelle et des liens qui se nouent entre le groupe social et la victime du mal à loccasion dun tel désordre. Chez Devereux, cette catégorie sorganise à partir de quelques notions :
- La culture fournirait à lindividu des "modèles dinconduite" (notion que Devereux déclare avoir emprunté à Linton, 1936), des niches de déviance. Tout se passe comme si la société disait : "tu nas pas le droit dêtre fou, mais si tu les tout de même, voici la bonne façon de lêtre".
- En fournissant à ses membres un symptôme "prêt-à-porter", la culture accorde au groupe social des solutions cliniques particulièrement fonctionnelles : elle prédit (puisquelle fabrique) le déroulement de la crise, peut-être même la structure du désordre ou même le "caractère" du patient. Ainsi, lamok se présente-t-il comme un désordre culturellement préfabriqué que nimporte quel homme malais est susceptible dadopter. Cest pourquoi la description du coureur damok telle quelle apparaît dans lépopée malaise Hikayat Hang Thuah, vieille de plusieurs siècles, ressemble trait pour trait à la description dun coureur damok présentée en 1922 par Sir Hugh Clifford [21].
- Prévoyant le développement de la pathologie, la culture a également structuré la résolution de la crise. Ainsi, lindien Crow qui devient "chien fou qui veut mourir" est-il parfaitement maniable et contrôlable. Il suffit en effet de lui ordonner le contraire de ce quon souhaite le voir faire pour quil "obéisse" et tout indien Crow est censé savoir cela !
- La culture fournit à ses membres valides une matrice dinterprétation permettant de conférer un sens au désordre. Elle semble admettre que devant certains stress que lon pourrait répertorier, les individus peuvent se déstructurer, mais selon des modalités prévisibles. Comme le disait Freud, un cristal se casse selon les lignes de sa structure, cest-à-dire que même la fragmentation présuppose un ordre.
- Les modèles dinconduite présentent encore un avantage social. Ils intensifient en les caricaturant certains traits culturels spécifiques un groupe social, ce que Roheim appelait "lidéal du groupe". Ce nest donc pas simple effet du hasard si lon peut reconnaître dans la course à lamok ou dans létat berserk, exagérément soulignées, les vertus guerrières bien connues des combattants malais et des anciens Vikings. De même, le "chien fou qui veut mourir", dans son mépris de la mort, correspond-t-il bien aux vertus de courage systématiquement encouragées chez les Indiens Crow.
Le point de vue de Georges Devereux, consistant à analyser les désordres les plus graves en termes culturels, est jusquici resté minoritaire. Tous ceux qui tentent aujourdhui dutiliser Devereux pour argumenter leur défense des discours psychanalytiques les plus convenus et pour promouvoir un universalisme aussi naïf quà priori pourraient être bien mal à laise sils entreprenaient de lire réellement son texte sur la schizophrénie que nous reprenons dans ce volume, et surtout sils essayaient den tirer les conséquences théoriques. Nous pouvons lancer ici le défi : quel psychanalyste accepterait aujourdhui que la schizophrénie soit définie comme une "psychose ethnique" ? Car telle était bien lidée de Georges Devereux et, à y réfléchir, elle suffirait à elle seule à bousculer le paradigme psychiatrique. Quant à luniversalisme, que vaut-il sil est postulé et non pas déduit ; sil est seulement un impératif moral et ne découle pas dobservations cliniques tenant compte des controverses ? Il y a fort à craindre quil risque de se retourner aussitôt en son contraire de faire passer la psychiatrie de lespoir dun monde unique au constat dune infinité de mondes déliés. Dun point de vue théorique, Georges Devereux était radical, précédant même de quelques années les travaux les plus novateurs de lépoque, notamment ceux de lantipsychiatrie. Dans le texte que nous republions dans ce numéro, Georges Devereux se situe "à laile gauche" de la psychiatrie dynamique. Il souhaitait encourager les psychanalystes à résister sans concession aucune aux partisans du tout-biologique auxquels il se permet même de donner quelques conseils ironiques.
Mais la même question reste toujours posée : que peut faire pratiquement un clinicien devant de tels syndromes ? Est-il en présence dune pathologie individuelle et de son expression singulière ou bien dune tentative culturelle dendiguer ou même de canaliser le désordre ? A-t-il affaire à une personne ou à sa famille, son lignage, sa communauté ? La conceptualisation culturelle présente-t-elle des avantages techniques ? Offre-t-elle des modes dinterventions spécifiques ? Et lon se rend vitre compte quil nen est rien et que Devereux lui-même na proposé aucun dispositif technique susceptible de rendre ce type dobservation cliniquement maniable. En matière dethnopsychiatrie, les classifications ne donnent quune illusion de réponse si elles ne parviennent pas à réellement questionner les concepts clés des disciplines-mères.
Le même problème peut être posé à propos dune notion très proche du "modèle dinconduite" développée par Georges Devereux : la notion de "niche écologique" récemment développée par un philosophe nord-américain, Ian Hacking à partir du problème posé par lépidémie de troubles de la personnalité multiple (récemment redéfinie comme personnalités dissociées) aux Etats-Unis. Ce trouble qui sest répandu de manière brutale et étrange, interroge à nouveau, très concrètement le rôle de la culture dans les troubles psychiatriques. Face au risque relativiste, ce philosophe a proposé de maintenir sous une nouvelle forme la distinction entre trouble psychiatrique réel et trouble "socialement construit". Dans son dernier livre [22], il définit les maladies mentales transitoires (Transient Mental Illnesses) dont le modèle actuel est les maladies qui se développeraient à intervalles réguliers dans ce quil appelle des niches écologiques adaptées. Pour lui, ces maladies ne seraient pas vraiment "réelles", ne constitueraient pas des troubles "réels" (comme la schizophrénie) pour lesquels, daprès lui, on découvrira certainement un jour quils ont une origine organique. En séparant ainsi les troubles mentaux en deux catégories (ceux détiologie "sociale" et les culture free, ceux détiologie biologique), on se prive en fait de toute possibilité dutiliser réellement cette notion de "niche écologique" qui pourrait se révéler extrêmement fructueuse. Car dans la "niche écologique" ne figurent pas seulement le désordre proprement dit, sa forme chez lindividu, mais aussi la nature du thérapeute qui est désigné pour le prendre en charge ainsi que les moyens dont il dispose [23]. Et pourquoi exclure à priori les mécanismes biologiques de la notion de niche écologique ?
Georges Devereux aurait pu accepter une notion comme celle de "niche écologique" en en faisant un usage plus systématique que Ian Hacking. Mais il naurait certainement pas privilégié comme "réels", ou culture free, des troubles hypothétiquement déterminés par des mécanismes biologiques, car il ne croyait pas que ce type de mécanismes pourrait être mis en évidence dans les troubles les plus graves. Cest le défi que lethnopsychiatrie doit relever.
[21]. Telle était la réflexion de Georges Devereux, "Normal et pathologique", in Essais dethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970.
[22]. I. Hacking, Mad Travellers, University Presse of Toronto, 1998.
[23]. Voir infra, dans ce même numéro, la définition que propose Tobie Nathan de lethnopsychiatrie.
DEUXIÈME PARTIE : LA SCHIZOPHRÉNIE AU CENTRE DU PROBLEME
Comment pouvons-nous, à partir de ces prémisses poser à nouveau le problème qui forme le cur de la psychiatrie : la schizophrénie ? Il sagit dune notion étrange née du désir daffirmer les prétentions de la psychiatrie à parvenir au même degré de scientificité que la médecine organique. On doit à Kraepelin, en 1896, la discrimination fondatrice pour la psychiatrie moderne, entre "démence précoce" dune part, dont a découlé la schizophrénie, et la psychose maniaco-dépressive de lautre. Cest plus tard que Bleuler a proposé la notion de schizophrénies (au pluriel).
Jusquau début des années quatre-vingt, on a pu espérer que schizo-spältung-split-dissociation un processus interne de scission de "lâme" [24] pourrait constituer linterprétation dernière du syndrome. Or le flou qui a toujours entouré cette "scission", passée du simple "dédoublement" de la pensée, chez Bleuler, au complexe "clivage du Moi" de Freud et à lénigmatique "Syndrome dissociatif" de la psychiatrie des années soixante, a progressivement conduit à une désintégration du concept, mais aussi à un tout autre type de construction. Leffort, sans cesse renouvelé, de sortir dune description phénoménologique a de fait toujours échoué. Aucune étiologie fiable, aucun marqueur indubitable se situant au-delà des apparences nest venu opérer cette rupture épistémologique tant recherchée, tant attendue. Aujourdhui encore, le diagnostic de schizophrénie est avant tout basé sur lappréciation des symptômes par le clinicien. Dans le DSM-IV, cette appréciation devient même cruciale puisque "un seul symptôme du critère A est requis si les idées délirantes sont bizarres " (DSM-IV : 335, souligné par nous).
Mais comment apprécier la bizarrerie dune idée ? Même si le manuel nous en fournit un ou deux exemples, la réalité est infiniment plus riche, surtout si on laccepte internationale, "transculturelle". Comment juger, en effet, de la bizarrerie des idées dun Inuit de Sibérie ou dun Ibo du Nigeria sans connaître sa langue, ses habitudes de pensée, ses coutumes ? Ce nest donc dans la définition de la schizophrénie que lon a fait un pas vers plus de scientificité, plus de savoir démontrable, plus de recherche, mais dans des secteurs adjacents comme la biologie ou les sciences cognitives.
Pourtant, malgré toutes les difficultés de définition, la schizophrénie a, dès lorigine été associée aux prétentions universalistes de la psychiatrie. En effet, dès 1903, Kraepelin, souvent considéré comme le père de la psychiatrie comparée [25], a entrepris de rechercher en Asie du Sud-Est les signes de la démence précoce dont il venait de construire le modèle à Berlin. Il a donc utilisé son voyage à Java pour valider la catégorie quil venait de définir. En cela, il se révèle semblable à bien dautres fondateurs qui ont investi le paradigme "ethnopsychiatrique" pour asseoir leurs hypothèses théoriques initiales. Si Kraepelin a cherché à retrouver les signes de la "démence précoce" chez les malades observés à Java (Psychiatrie comparée, 1904), Freud sest appuyé quant à lui sur les textes de Frazer, de Tylor, de Morgan et de Robertson Smith pour attribuer aux "primitifs" les fonctionnements psychiques inconscients dont il concevait lhypothèse à partir de lobservation de névrosés viennois (Totem et Tabou, 1912). Lun comme lautre pensaient que si leurs concepts étaient valides au bout du monde, ils pouvaient se considérer en droit den déduire leur universalité intrinsèque. Quant à Charcot, il est parti chercher dans les observations des ensorcelées du Moyen Age ses confirmations de luniversalité de lhystérie (Les Diaboliques).
Kraepelin
Bleuler
[24]. En grec, phrenos, littéralement "le diaphragme", "lâme" dans le langage courant.
[25]. Psychiatrie comparée, qui est le premier de la série constituée de psychiatrie transculturelle, psychiatrie culturelle, ethnopsychiatrie
Biologie, psychologie cognitive et épidémiologie
Aujourdhui, à ces enquêtes vers lailleurs et le passé, se sont substituées trois sciences qui affirment toutes les trois luniversalité de ce type de trouble.
- La biologie, dabord, qui na jamais renoncé à démontrer le lien entre une anomalie génétique et la schizophrénie ; dans ce domaine, les travaux deviennent de plus en plus précis, certes, mais aussi de plus en plus éloignés de la clinique psychiatrique [26]. Et on pourrait aussi se demander pourquoi lhypothèse génétique a pris le dessus sur lhypothèse infectieuse (celle dun virus lent) alors quaucun travail systématique na permis de léliminer même sil sagit dune voie techniquement difficile à suivre.
- La psychologie cognitive, ensuite, qui sest engagée à décrire les distorsions de la pensée ou plus exactement les modalités de la conversation des malades en tentant dy découvrir des spécificités propres à ce type de désordres.
- Lépidémiologie, enfin, qui a tenté détablir la prévalence de la maladie à travers le monde et à travers les cultures [27].
Cest de ces trois champs biologie, épidémiologie, psychologie cognitive que sont arrivées les questions actuelles au sujet de la schizophrénie, et non de la psychiatrie proprement dite. Pourtant, ces apports, qui se sont souvent révélés riches de faits nouveaux, pèchent tous par leur absence de définition du concept même de schizophrénie, ce qui, il faut le rappeler, na jamais été lobjectif du DSM.
Il est intéressant de voir comment les partisans de la psychiatrie transculturelle ont pris le problème de la schizophrénie et, en particulier comment ils ont rendu compte des études épidémiologiques dont ils sont souvent des spécialistes et où nous avons beaucoup à apprendre deux.
Ils ont dabord montré quil y avait une surestimation inquiétante du diagnostic de schizophrénie dans les groupes culturels minoritaires (ethnics groups) remarque retenue dans la version finale du DSM-IV:
"Il est évident que les cliniciens ont eu tendance à surdiagnostiquer la schizophrénie (par rapport au trouble bipolaire) dans certains groupes ethniques".
Signalons ici que les auteurs de la version publiée ont refusé dinclure les Noirs américains (African-Americans) parmi les minorités où le risque de stigmatisation psychiatrique serait inquiétant, comme le demandaient les membres du groupe de travail. Ils ont aussi étudié la vaste étude menée sur les taux de prévalence de la schizophrénie en fonction des niveaux socio-économiques (Epidemiological Catchment Area Studies menée sous légide du National Institute of Mental Health) qui pose un deuxième type de problème : elle montre une différence qui va de 1 à 5 entre les taux de personnes considérées comme souffrant de schizophrénie en fonction de lappartenance sociale. Elle est de 2,5% dans les couches les plus défavorisées et de 0,5% dans les couches de la population les plus privilégiées. Aucune explication convaincante na été donnée pour expliquer ces résultats.
Les partisans de la psychiatrie transculturelle ont débattu dun autre problème : celui du meilleur pronostic de la schizophrénie dans les pays sous-développés (item conservé dans la version définitive) mis en évidence dans plusieurs études de lOMS. Ils ont constaté quon ne pouvait pas se contenter dexpliquer ce fait par ce que lon pourrait appeler "une meilleure tolérance envers les comportements déviants" dans les sociétés traditionnelles, qui na été dailleurs nulle part sérieusement établie. Comment concilier le fait que le même trouble, appelé "schizophrénie", est dans les pays non-occidentaux accompagnés dépisodes aigus plus marqués mais dun meilleur pronostic, alors quil est reconnu, plus avant dans le même texte, quune rémission totale dun trouble schizophrénique est généralement improbable ? On peut sérieusement se poser la question : sagit-il encore de la même pathologie ? Cette question est absolument essentielle, et cest là que lethnopsychiatrie pourrait bien évidemment apporter une réponse originale.
On serait évidemment en droit de poser dautres questions après la lecture des résultats des études (menées par exemple par lOMS) sur la prévalence de la schizophrénie : lorsquil sagit de pays non-occidentaux, où trouver les malades entrant dans le protocole de létude ? Prenons lexemple dun pays pauvre dAfrique de lOuest comme le Burkina Faso ou le Mali ; là, les malades ne se trouvent pas à lhôpital psychiatrique il nexiste que quelques centaines de lits pour tout le pays. Sils sont soignés, cest évidemment chez le guérisseur. Comment convaincre un guérisseur de faire passer des questionnaires standardisés à ses malades ? Et même sil acceptait, en quelle langue se déroulerait lentretien ? Si le questionnaire se déroulait en bambara ou en moré, en imaginant (ce qui est tout de même improbable) que le guérisseur ait pénétré la rationalité du questionnaire standardisé, comment traduira-t-il dans la langue les concepts véhiculés par le questionnaire [28] ? On saperçoit rapidement que, faute davoir établi une définition du concept, il plane sur toutes les études épidémiologiques un doute grave quant à la validité de leur méthodologie[29].
Prenons maintenant lexemple des études de psychologie cognitive, elles aussi destinées à mettre en évidence une identité universelle, culture-free, de la schizophrénie. Elles procèdent en général à partir dexpérimentations (tests, jeux, parfois couplés à des procédures physiques telles que celle des potentiels évoqués) construites à partir didées théoriques, souvent originales et pertinentes. Cependant, cest au moment du choix des cohortes de malades que se posent les problèmes et avant tout celui, denvergure, consistant à discriminer ce qui provient de la maladie et ce qui provient du médicament. Car, on ne le soulignera jamais assez, il est aujourdhui à peu près impossible, tout au moins dans les pays occidentaux, daccéder à un malade diagnostiqué schizophrène, resté vierge de neuroleptiques. Faute dune définition correcte de la notion, il plane donc aussi sur les études psychologiques un doute sur leur validité Et toujours la question : les "difficultés à focaliser son attention", à "changer de style de réponse", à "formuler des concepts abstraits", à "imaginer que lautre possède aussi un appareil mental" ce type de difficulté est-il dû à la maladie ou aux médicaments ? Et sil provient des deux causes, dans quelles proportions ?
Quant aux études plus spécifiquement biologiques, il se pose également un problème de constitution des cohortes de patients. Ainsi, dans un éditorial récent de la revue officielle de lAssociation américaine de psychiatrie, lAmerican Journal of Psychiatry [30], la psychiatre américaine Nancy Andreasen constate que tous les travaux de décryptage du génome risquent dêtre sans conséquence en psychiatrie car on sera incapable détablir des corrélations entre les variations observées au niveau génétique et des pathologies répertoriées cliniquement de manière un tant soit peu fiable. Elle écrit :
"Il ny a plus de cliniciens qui ont consacré leur carrière de chercheurs à la conceptualisation de la nature et de la définition des symptômes, des syndromes, des pathologies et de leurs diagnostics".
Elle continue en insistant sur les limites du DSM :
"Les descriptions quil donne de nombreux troubles sont volontairement floues, simples, incomplètes. Cest particulièrement vrai de la schizophrénie".
Les classifications proposées par le DSM ne peuvent être utilisées, selon elle, que pour des études épidémiologiques. Elle conclut :
"Utiliser les nouvelles technologies (issues de la génomique) sans laide de vrais cliniciens ayant une expertise psychopathologique spécifique risque dêtre futile, inutile, une entreprise dans lendemain".
Le problème se poserait évidemment de manière très différente si la biologie avait réussi, ce qui nest pas le cas jusquà présent, à découvrir un marqueur fiable permettant de diagnostiquer ce trouble "en aveugle" autrement dit : sans que celui qui porte le diagnostic nait de contact subjectif avec le patient. Si un tel diagnostic devenait possible, ce serait alors un véritable événement permettant de faire entrer la schizophrénie dans une nouvelle histoire médicale un événement créant un nouveau paradigme susceptible de rassembler effectivement épidémiologistes, psychologues cognitivistes, biologistes et psychiatres. Les hypothèses concernant les récepteurs dopaminergiques ne sont manifestement jamais parvenues à jouer ce rôle, nayant de véritable intérêt que pour les pharmacologues. Nancy Andreasen est dailleurs très claire sur ce point : ce qui organise le champ de la psychiatrie biologique nest pas un événement, mais la certitude que cet événement doit et va avoir lieu.
"Cette révolution (la révolution de la psychiatrie biologique) nest pas due à de nouvelles connaissances, mais bien plutôt à la manière dont nous mettons en perspective ce que nous savons. Ce changement de perspective nous suggère de ne pas nous attarder à chercher des constructions théoriques au sujet de "lesprit", ou des influences venues de lenvironnement pour comprendre comment les gens se sentent, pourquoi ils se comportent de telle ou telle manière, ou ce qui est en cause en cas de trouble mental. En revanche, nous pouvons regarder directement le cerveau et essayer de comprendre à la fois les comportements normaux et les maladies mentales, dans les termes correspondant à la manière dont le cerveau fonctionne ou fonctionne différemment. Ce nouveau mode de mise en perspective a créé le sentiment excitant quil était possible de comprendre les causes des troubles mentaux en fonction de mécanismes biologiques de base". [31]
Dans lhistoire de la médecine occidentale, le progrès a souvent consisté à faire éclater (ou, au contraire, à regrouper) de vieilles notions grâce à la découverte de nouveaux instruments de diagnostic ou de traitement. Les biologistes se sont essayés à cet exercice pour ce qui concerne la psychiatrie en tentant de faire éclater la notion de schizophrénie, den découvrir des "sous-catégories", de les lier à des étiologies différentes et, par là, à des causes organiques stables. Ces tentatives de démantèlement, sans cesse répétées, ont jusquà ce jour échoué, peut-être du fait de limprécision de la définition du désordre. Aujourdhui encore, lorigine biologique de la schizophrénie reste seulement une hypothèse de travail pour les scientifiques, alors quelle continue à être proclamée comme un fait bien établi dans de nombreuses tentatives de vulgarisation.
Il y a une autre dimension du travail dans le champ de la biologie qui ne doit pas être laissée de côté. Il sagit du travail de mise au point des médicaments, même si elle ne concerne pas la seule spécialité des biologistes. Linvention des neuroleptiques dans les années cinquante a certainement eu une influence sur lévolution même de la notion de schizophrénie. Le fait quil sagisse de médicaments "qui prennent et qui abaissent" a défini la catégorie des patients auxquels ils sadressent : ceux qui avaient besoin dêtre calmés, qui étaient susceptibles de crises vécues comme menaçantes par leur entourage. Il nest évidemment pas exclu que lon ait ainsi "trié" les patients susceptibles de recevoir ce type de traitement, et constitué ainsi un groupe particulier en fonction duquel on a de plus en plus précisé la notion de schizophrénie afin quelle lui soit bien adaptée. La schizophrénie ne définirait pas alors un groupe "naturel", mais un sous-groupe construit par la rencontre entre une proposition thérapeutique et une partie dune population quand son "trouble élémentaire" sexprimerait dune certaine manière.
[26]. Par exemple : A.S. Bassett, B.C. McGillivray, B.D. Jones, J.T. Pantzar, "Partial Trisomy Chromosome 5 Cosegregating with Schizophrenia", Lancet, I, 1988 : 799-801. Pour une synthèse récente sur cette question, lire : A.M. Nicholi (ed.), The Harvard Guide to Psychiatry, The Belknap Press of Harvard University Press. En particulier la contribution de S. Hyman, "The Neurobiology of Mental Disorders", 1999 : 134-154.
[27]. N. Sartorius, A. Jablensky, R. Shapiro, "Cross-Cultural Differences in the Short Term prognosis of Schizophrenic Psychoses", Schizophrenia Bulletin, 4, 1978 : 102-11 ; N. Sartorius, A. Jablensky, Al Korten, G. Ernberg et alii, "Early Manifestations and First Contact incidence of Schizophrenia in Different Cultures", Psychological Medicine, 16, 1986 : 902-928.
[28]. Au sujet de ces graves problèmes de traduction en clinique, cf. S. de Pury, Traité du malentendu, Théorie et pratique de la médiation interculturelle en situation clinique, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.
[29]. "En effet, la méthode épidémiologique ne peut que "découvrir" ou mettre à jour des ressemblances et des universaux, laissant de côté les cas qui ne correspondraient pas aux critères préétablis ou minimisant la portée des différences dans les modes dexpression des problèmes. Or lexpérience de la maladie est toujours médiatisée par un ensemble de conceptions, dattentes et de valeurs qui à la fois se reflètent dans la façon dont la détresse psychologique sexprime et se manifeste dans une société particulière, et modulent les interprétations, réactions et démarches". G. Bibeau, E. Corin, "Culturaliser lépidémiologie psychiatrique. Les systèmes de signes, de sens et dactions en santé mentale", 1995, In F. Trudel, P. Charest et Y. Bredon (dir.), La construction de lanthropologie québécoise, Eloges offerts à Marc-Adélard Tremblay, Sainte Foy, Les Presses de lUniversité Laval, pp 105-148.
[30]. "Understanding Schizophrenia : a Silent Spring ?", Am. J. Psychiatry, 155, décembre 1998 : 12.
[31]. N. Andreasen, The Broken Brain : the Biological Revolution in Psychiatry, New York, Harper § Row, 1984.
Une proposition ethnopsychiatrique ?
Nous avons vu le cadre général de la pensée de Georges Devereux. Mais comment a-t-il pris le problème particulier de la schizophrénie ? Son texte, que nous reprenons pour ouvrir ce numéro dEthnopsy, du fait de son caractère extrême, nous apprend que déjà, à lépoque, lon percevait limportance des enjeux. Il constitue également un exemple de la manière dont sest fondée lethnopsychiatrie, en revendiquant courageusement lhéritage de la psychanalyse. On ne peut quêtre frappé par les conséquences théoriques, cliniques et politiques de la conception proposée par Devereux qui fait ici de la schizophrénie "la psychose ethnique occidentale". Plus même, à le lire attentivement, il semble proposer lidée que même si la plupart des désordres psychiques savéraient culture-free, "non liés à la culture", la schizophrénie, en revanche, tellement intriquée à lethos occidental de déliaison généralisée, devrait tout de même être considérée comme profondément "culturelle" en tout cas le plus "culturel" des désordres psychiques. On doit remarquer que dans cet article, Devereux prend le contre-pied de lattitude habituelle des psychopathologistes qui ont tendance à assimiler le "culturel" au soft et le "biologique" au hard. Pour Devereux, au contraire, cest la schizophrénie, réputée le plus hard des troubles mentaux, qui est dans ce texte lexemple même du trouble "culturel". Lon devrait pouvoir le suivre et inverser la tendance généralisée qui associe le "culturel" à la série "hystérie-suggestion-variabilité" et le "biologique" à une série opposée du type "non accessible au transfert-invariable-chimique".
Inversion dautant plus importante que cette tendance généralisée est commune entre les frères ennemis, qui se sont affrontés : psychiatrie et anti-psychiatrie. Lanti-psychiatrie met tout du côté de la variabilité (responsabilité du social), alors que la psychiatrie recherche désespérément des témoins fiables biologiques.
Il faut affirmer clairement ici que lethnopsychiatrie ne saurait être une variante de lanti-psychiatrie. Celle-ci a hypostasié la "Société", lui donnant le pouvoir de surdéterminer les comportements individuels. Plutôt que dimaginer comment une Société abstraite vient contraindre les individus, il nous semble plus intéressant de voir comment, et à partir de quels éléments, des individus peuvent constituer des groupes qui participent ainsi à la construction de la société. Il nous semble ainsi préférable de mettre laccent sur le lien social.
Cela nest pas sans conséquences sur les manières de soigner et limportance de ce que lon peut appeler la "technique" en matière psychothérapeutique. Si lon a affaire à une société hypostasiée, il ny a pas de technique qui puisse intervenir au niveau du lien social. On reste avec des sujets indépendants de leur culture. A linverse, si lon conçoit la société comme toujours en construction, si on refuse de penser séparément lindividu et son contexte, alors on peut agir pour à la fois soigner et raccommoder le lien social en redistribuant les enjeux à la fois dans la construction de lindividu et dans la construction de la société par lintermédiaire des groupes qui la constituent. Il nest finalement pas étonnant de constater quune certaine convergence puisse exister entre lethnopsychiatrie et de nombreuses recherches qui se sont développées dans des centres universitaires outre-Atlantique [32]. Des chercheurs ont appris à étudier la manière dont se construisent les pratiques médicales modernes, le rôle des associations de patients, la manière dont sont formés les médecins, la nature des controverses médicales, et cela sur les sujets les plus divers : la psychiatrie, bien sûr, mais aussi la cardiologie, les maladies infectieuses comme le sida, linstitution sociales des études cliniques, etc. Plusieurs de ces travaux portent sur la schizophrénie.
Robert Barrett a fait, dans son livre, une démonstration lumineuse danthropologie dun hôpital psychiatrique moderne [33]. Pour lui, la notion de schizophrénie est liée à un type historique particulier de "fabrication" des patients ; celui en vigueur dans linstitution asilaire, comme structure privilégiée et presque unique de prise en charge des patients. La remise en cause de cette structure exclusive par la psychiatrie communautaire (en France, la "psychiatrie de secteur") entraîne la crise et la remise en cause active des concepts. Changeons la pratique thérapeutique et il est évident que la définition des troubles changera aussitôt. "Schizophrène" aurait dû nêtre quun diagnostic ; il se trouve que cest aussi un pronostic, un mode de prise en charge tant médicamenteux que social bref : un destin.
Sue Estroff met également en évidence ce type de création en ne partant pas de létude des comportements des patients, de la bizarrerie de leur fonctionnement mental, mais de la manière dont ils sont attachés/rattachés par le système de soins, de secours financier, de travail, de médicaments [34].
Les travaux de David Healy [35] sont plus spécialement consacrés à la dépression. Mais, dune manière plus générale, il montre comment lhistoire de la psychiatrie moderne est incompréhensible si on ne prend pas en compte une sorte "dévolution darwinienne" des pathologies et des moyens de les prendre en charge. Une fois installée, une fois devenue entité, une notion comme celle de "dépression", de "trouble obsessionnel compulsif", de "phobie sociale" et peut être de "schizophrénie" se développe et "recrute" tous les comportements dérangeants apparentés, même de loin. Lorsque ces entités rencontrent le succès, le recrutement quelles opèrent ira jusquaux limites de ce qui peut être défini comme pathologique, repoussant même la frontière le plus loin possible. Au bout de quelques années, on constate alors que la notion sest transformée, souvent devenue méconnaissable. Cest alors quon cherchera à la fragmenter, à la morceler.
Les concepts de la psychiatrie ne sont donc pas des êtres inertes, mais des fabrications qui fabriquent les praticiens en retour. Tout se passe comme si les entités créées par les chercheurs étaient douées dune vie indépendante, capables dévoluer dune manière souvent imperceptible, en fonction des mains entre lesquelles elles passent. Chaque thérapeute qui soccupe dun patient, chaque chercheur qui écrit sur la schizophrénie en font vivre la notion et celle-ci se transforme indépendamment des objectifs de ses premiers créateurs.
La notion de schizophrénie néchappe évidemment pas à ce destin. En étant en même temps un diagnostic, un pronostic, et en dictant des modalités de prise en charge, elle constitue une manière dattacher les patients qui est finalement très récente. Plus important que la possibilité de trouver des traits universels dans toutes les sociétés, lurgence est aujourdhui dobserver finement la manière dont on crée une sorte de matrice permettant lexpression et le développement dune "entité" qui, en Occident, a été classée parmi les "maladies". Ce premier numéro dEthnopsy veut rendre compte de ces possibles convergences dintérêt en publiant le texte dune conférence de Robert Barrett sur un sujet qui agite aujourdhui une partie du milieu psychiatrique : celui du diagnostic précoce de la schizophrénie. Robert Barrett y propose de renoncer définitivement à la notion de schizophrénie. Cétait pour lui la condition dune nouvelle approche des patients présentant un certain type de troubles. Il rejoignait ainsi les propositions faites par Henri Grivois en France depuis plusieurs années déjà. Pour ce dernier, en matière de psychose, le diagnostic est une question secondaire qui présente de plus le risque de "geler la pathologi" et de grever les tentatives thérapeutiques qui pourraient éventuellement se révéler efficaces. Dans ce débat même, auquel participaient Robert Barrett, Sue Estroff, Henri Grivois et le philosophe Paul Dumouchel, une question revenait : est-il utile de changer le nom dune affection ? Quest-ce que cela change de ne pas parler de schizophrénie pour décrire les troubles considérés comme initiaux ?
On revient par ce biais au même problème : sil y a du biologique, quelle est la place de la culture, cest-à-dire, par exemple, de la manière de nommer ? Cest là que se situe tout lintérêt du travail dHenry Grivois et de ses articles que lon pourra lire dans ce numéro. Dans ses hypothèses théoriques, ce quon appelle le biologique est peut-être impliqué dans ce qui constitue un dérapage du "concernement", par ailleurs commun à tous les humains et donc "éthobiologique". Mais "éthobiologique" veut dire a-signifiant. Toutes les interprétations, du patient ou de la psychiatrie, viennent se greffer sur un phénomène élémentaire [36] auquel, dit Grivois, "il serait impossible, voire surhumain, de ne pas prêter quelque sens". On est ici très proche de la notion dentre-capture quavaient développée Gilles Deleuze et Félix Guattari. On a une version élargie de la "niche écologique" de Ian Hacking, débarrassée dun quelconque privilège associé à des troubles "culture-free". La culture ne soppose pas à la biologie puisque la biologie na plus le statut dun "socle" qui permettrait de faire léconomie de la multiplicité des constructions culturelles quil soutiendrait. La biologie, en tant qua-signifiante, est plutôt du côté dun "problème" auquel le trouble, lorsquil se produit, vient conférer une signification, et cela tant pour le patient que pour son environnement et pour le thérapeute. Le caractère construit des significations, des propriétés et des thérapies na donc rien à voir avec une apparence secondaire dissimulant la "vraie" maladie. Le fait quil ne puisse y avoir de psychiatrie culture-free nest plus alors un défaut mais le corrélat normal du fait que le trouble ne peut être décrit que lorsquil se produit, cest-à-dire sexplique. Quant à la fascination pour la schizophrénie en tant que "devant sexpliquer en termes biologiques", elle peut être comprise comme une notion typiquement occidentale dont Bruno Latour [37] a pu montrer la caractéristique : elle est fabriquée avec des ingrédients qui, si la fabrication est réussie, devraient permettre de prétendre quelle est naturelle et non pas fabriquée.
Toute une série de problèmes peuvent alors être posés autrement : des cultures nont-elles pas, par exemple, inventé des moyens préventifs, qui font que lépisode de "la centralité" décrit par Henri Grivois comme début de lexpérience psychotique, mais qui fait raccord pour nous, naurait pas lieu dêtre, dautres symptômes ayant déjà donné lieu à des constructions différentes ?
On peut aussi alors considérer autrement le travail des biologistes. Les découvertes des biologistes viennent sajouter, et non pas remplacer. Elles viennent compliquer et non pas simplifier. Car la question clinique, cest-à-dire la question de comment on sadresse au cas clinique, reste ouverte comme on sait quelle est ouverte dans toutes les pathologies où un ingrédient biologique à été mis en évidence. Nous voudrions en donner ici un exemple.
[32]. Voir par exemple B. Good, Comment faire de lanthropologie médicale ? Médecine, rationalité et vécu, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.
[33]. R. Barrett, La Traite des fous, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.
[34]. S. Estroff, Le Labyrinthe de la folie. Ethnographie de la psychiatrie en milieu ouvert et de la réinsertion, Paris, Synthélabo, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.
[35]. D. Healy, The Antidepressant Era, Harvard University Press, 1998.
[36]. "Elémentaire" est un bon terme car en chimie, lélément na pas de propriété indépendamment de sa capacité à appartenir à différentes associations moléculaires. On rejoint ici le mot de "vital" ou de "primitif" quutilisait Gabriel Tarde pour lopposer au "social". Ce qui est vital ou primitif est insaisissable sauf à travers un effort pour le saisir qui implique toujours une construction, donc qui nous jette malgré nos efforts dans le social.
[37]. B. Latour, Petite Réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.Observation clinique
Lun de nous a rapporté dans un texte récent [38], le cas de lenfant dun couple kabyle dont le désordre extrêmement précoce avait engendré une série dinterrogations, tant chez ses parents que chez les différents types de praticiens qui avaient été consultés.Durant la grossesse déjà, la mère, extrêmement inquiète, consultait sans relâche gynécologues, obstétriciens et pédiatres qui la considéraient comme une névrosée maladivement inquiète. Dès la naissance, le bébé pleurait sans arrêt, en laissant aucun répit aux parents ; ce qui naturellement aggravait linquiétude de la mère. Cette mère, lasse des réponses condescendantes de ses médecins, entreprit alors dappliquer au bébé les méthodes traditionnelles kabyles elle commença à lemmailloter. Mais cette femme, arrivée en France à lâge de quatre ans, navait quune connaissance très lointaine des techniques demmaillotement et transformait son bébé en une véritable momie ce qui contribuait à inquiéter encore plus les services sociaux. Au cours de lune de ses visites au pédiatre, alors quelle devenait de plus en plus agressive, les médecins entreprirent des investigations génétiques approfondies sur lenfant. Il semble quils sétaient décidés à supprimer lidée tant dune pathologie psychique que celle dun malentendu culturel La visite suivante, ils lui apprirent sans aucun ménagement le diagnostic auquel ils étaient parvenues : Bilal était atteint dune myopathie congénitale et ne dépasserait probablement pas lâge de 18 ans. Cette information fut donnée aux parents au huitième mois de lenfant. Dans les mois qui suivirent, lenfant développa une pathologie autistique des plus sévères. Lorsque nous le vîmes pour la première fois, deux ans plus tard, il refusait tout contact, tant visuel que tactile, ne sengageait dans aucune interaction daucune sorte avec son entourage, passait de longues heures seul à gémir dans son lit en se balançant et en se cognant la tête contre des surfaces dures. Les prises en charge biologiques ny firent rien ; les consultations chez les psychologues pas davantage. Cest deux ans plus tard que le couple, durant les vacances dété, conduisit lenfant chez un guérisseur traditionnel en Kabylie. Lhomme procéda à plusieurs divinations, sacrifia un mouton, donna aux parents des prescriptions de massage et de nourritures spécifiques. Deux mois après son retour en France, Bilal accéda dabord à la parole et sortit progressivement de son enfermement autistique.
Nous voyons que dans ce cas, seul le guérisseur kabyle sétait situé hors des clivages de disciplines, acceptant de traiter tant de la singularité physique (génétique) que la singularité psychique (lautisme), dans une même interprétation : lenfant était pris par des rohani des "souffles" sortes dêtres invisibles très semblables aux djinn.
La plupart des études américaines de type "anthropologie de la médecine" cessent malheureusement de sintéresser aux pratiques des thérapeutes lorsquelles abordent les sociétés traditionnelles. Elles focalisent alors prioritairement leur intérêt sur les patients, laissant dans lombre les propositions, les interprétations, les subtilités des guérisseurs. Elles réduisent ainsi les risques théoriques au minimum : car comment sintéresser aux pratiques des thérapeutes traditionnels sans, dune manière ou dune autre, les considérer comme des "collègues" ? En labsence de ce type de "risque", quelle peut alors être la portée de ce type de travaux ? En abandonnant les thérapeutes en chemin, cette anthropologie regarde nécessairement les patients vivant dans des sociétés traditionnelles avec les mêmes outils que les patients occidentaux. Cest ainsi que lon finit toujours conforté dans une approche universaliste à priori [39]. En revanche, lobservation que nous venons de présenter permet de mettre en parallèle trois types dhypothèses relevant de la psychologie, de la biologie et des pratiques "traditionnelles" au sens où ces hypothèses sont considérées du point de vue de leurs conséquences pratiques [40].
Lhypothèse psychologique. La mère, du fait dexpériences infantiles traumatiques (ce qui était bien le cas), et de deux premières expériences maternelles tout aussi traumatiques, a développé une phobie précoce de son bébé, et cela dès létat ftal. Cette angoisse précoce de la mère, transmise à lenfant par toutes sortes dattitudes étranges et dinterventions intempestives, aurait produit une pathologie spécifique de lenfant. Or ce type dhypothèse ne parvient en aucune manière à prendre en compte la pathologie génétique quelle doit traiter comme un hasard, une sévère et injuste agression du destin. En cette affaire, les "psy", au moment de leur prise en charge, ne peuvent annexer le territoire de la biologie ils se contenteront dexclure le désordre génétique de leur champ au nom dune pureté méthodologique, et sacharneront par conséquent, sur les singularités caractérielles de la mère.
Lhypothèse biologique. Certes, lhypothèse biologique est plus satisfaisante à lesprit. Elle pourrait même rendre compte du comportement de la mère par lhypothèse dune perception fine, probablement inconsciente, on pourrait même limaginer "tissulaire", du désordre génétique de son enfant. Mais, dans sa prise en charge de la situation, elle ne peut proposer que consolation et espérance. De plus, il existe de fortes présomptions pour que le désordre autistique ait été en partie déclenché par la divulgation sans ménagement du diagnostic génétique. Lhypothèse biologique, on le voit, ne parvient pas à annexer tout le territoire de la psychologie.
Lhypothèse traditionnelle. Lhypothèse traditionnelle quant à elle, peut permettre dannexer les deux champs. Le guérisseur, en affirmant que lenfant avait été pris par les rohani alors quil était encore dans le ventre de sa mère, autorise une lecture quasi mythique dune destinée douloureuse. La longue lutte contre la progression inexorable de la maladie deviendra un enrichissement pour les deux parents. Cest en effet ce qui sest passé puisque, après lintervention du guérisseur, le petit Bilal a acquis un statut quasi prophétique. Ses parents ont commencé à écouter ses plaintes comme des paroles profondes provenant du passé et ont totalement bouleversé leur philosophie de la vie.
Comment comprendre la multiplicité de ces hypothèses ? Opposer les types de réalités quelles mobilisent reviendrait à sengager dans une voie à la fois ridiculement guerrière et, nous le savons, sans issue. Les renvoyer dans le clair obscur dun relativisme généralisé est tout aussi catastrophique. Si lon considère que renvoyer une pathologie à la biologie ou la renvoyer à une attaque par les djinn revient au même, les praticiens de lethnopsychiatrie risquent fort de se faire vertement mettre à la porte des laboratoires des biologistes sans avoir rien pu apprendre deux. Tant les biologistes que les guérisseurs se sentiront insultés dans ce qui constitue le cur même de leur identité.
Lorsque le biologiste prétend rechercher un universel humain, il a raison car le type de témoin fiable quil cherche, que ce soit un gène, un virus ou une anomalie métabolique, est en effet, et par définition, indépendant de lorigine culturelle du malade quil marque. La biologie réalise donc pratiquement la vocation duniversalité, de définition culture-free à laquelle la psychiatrie clinique associe son idéal de scientificité. On ne sétonnera donc pas que, dans la lutte opposant psychiatrie biologique et psychiatrie dynamique, la seconde ait été jusquà présent la seule à faire des concessions, et même à les multiplier. Les biologistes nont pas quant à eux de concession à faire lorsquil sagit détablir des relations de cause à effet ou, plus modestement, des corrélations entre des observations comportementales et des modifications de constantes bio-physiologiques.
Cependant, parce quelle nest pas hantée par lidéal de troubles psychopathologiques universels, lethnopsychiatrie pourrait être la chance de la clinique face à la biologie. En effet, cest bien la vocation à luniversalité des tenants de la psychiatrie dynamique qui les met en position de faiblesse face aux désirs dannexion affichés par les biologistes. Dans laffrontement entre deux types duniversel, ils sont assignés par les biologistes au triste rôle de partisans dune discipline "condamnée". Toute avancée que la plupart des scientifiques, mais aussi des non-spécialistes, définiraient sans hésiter comme un progrès constitue pour eux une menace. Soit ils sopposent avec toute la naïveté de leur passion idéologique et dénoncent de telles avancées comme intrinsèquement dangereuses, signes avant-coureurs dune négation de luniverselle humanité de lhomme quils représentent ; soit ils finissent par se ratatiner dans une position de moralistes bougons, acceptant dêtre réduits à napporter aux malades et aux services médicaux quun simple "supplément dâme" à rendre le service de médecine "plus humain", comme on dit
En revanche, lethnopsychiatrie, comme dailleurs les associations de patients (aussi bien lAssociation française contre les myopathies que les associations dactivistes sur le sida [41] ne sauraient considérer quun progrès de la biologie soit susceptible de rendre leur action superflue, inutile, sans conséquences. Au contraire, les uns comme les autres savent que ce quils feront pourra changer à la fois lorientation et le sens des découvertes des biologistes. Ni les associations de patients, ni lethnopsychiatrie telle quelle sest développée en France, au centre Georges Devereux [42], ne se définissent donc par lérection et le respect des frontières disciplinaires. On peut même aller plus loin : partis de la psychiatrie, les praticiens de lethnopsychiatrie sont arrivés à une réflexion sur la thérapeutique ou plutôt sur les thérapeutiques qui, suivant en cela leurs interlocuteurs, guérisseurs [43] et patients, ont en commun avec les biologistes de ne pas établir de distinction entre maladies mentales et maladies organiques.
Prenons, pour prendre lexemple le plus courant de ce quun praticien de lethnopsychiatrie doit rencontrer, les notions dattaque sorcière, de transgression de tabou, de possession par les esprits, quapportent toujours avec eux les patients migrants. Ce type dinterprétation, familier à tous les praticiens (guérisseurs, "traditionnels" ou religieux) appartenant à leur culture dorigine, renvoie à des systèmes dexplication, daction et dorganisation sociale qui sont loin dêtre limités aux désordres psychologiques. Dès lors que ces systèmes sont observés, pris au sérieux, et que leurs conditions defficience sont analysées, ils obligent à une réflexion sur lensemble de la médecine et des maladies. Une telle réflexion a pour effet curieux darticuler autrement la question des relations entre médecine et maladie dune part, biologie, de lautre.
Selon lidéal classique, la maladie et la guérison médicale devraient sidentifier toujours plus clairement en tant que conséquences de la recherche biomédicale, chaque succès de cette dernière se traduisant par un progrès de la médecine et par une progression de son idéal duniversalité culture-free. En revanche, le trait commun entre les systèmes dexplication, daction et dorganisation sociale associés aux "mondes de la guérison" dune part, la recherche biologique de lautre, pourrait bien, du point de vue ethnopsychiatrique, être linventivité, la distribution et larticulation audacieuse dingrédients que le bon sens jugerait incompatibles.
Il nest plus question, alors, ni de prolongement, ni dopposition, ni de relativisme. Ce qui est mis en lumière est la différence pratique. Il ny a de fait aucune raison de supposer que les exigences et les obligations de la pratique des biologistes, articulées autour de la question de la preuve, aient un rapport simple avec celles de la pratique des thérapeutes, articulées autour de la question de la guérison, ce qui est aussi le cas des associations de patients.
Cest pourquoi les praticiens de lethnopsychiatrie sont aujourdhui plus enclins à écouter les biologistes qui prennent des risques que les psychanalystes qui sacharnent à protéger un domaine clos. Pour eux, il ne sert à rien davoir peur des scientifiques qui tentent détablir des liens entre "trouble panique", "dépression", "trouble obsessionnel compulsif", "schizophrénie" et même "homosexualité" dun côté et mécanismes de transmission intracérébraux de lautre. Lon verra bien ce quil finiront par trouver. Nous néprouvons pas la moindre tentation de leur opposer un refus moral a priori pour mieux imposer une explication "scientifique" dune autre nature ensuite. Nous pouvons en revanche espérer quils produiront des êtres qui nous feront penser des êtres qui viendront sajouter à la foule des autres êtres qui font penser nos autres interlocuteurs.
[38]. T. Nathan, "Quelle langue parlent les bébés ?", Prétentaine, Montpellier, n° 11, janvier 1999 : 203-223.
[39]. Ce que nous récusons, ce nest certes pas luniversalité, qui est un but à atteindre et non un dogme, mais le caractère à priori dun universalisme pour hebdomadaires en panne de copie.
[40]. Sur le fait que la vérité dune idée réside dans le processus de vérification que cette idée met en branle, on lira D. Lapoujade, William James, Paris, PUF, 1998.
[41]. Voir V. Rabeharisoa, M. Callon, Le Pouvoir des patients. Lassociation française contre les myopathies et la recherche, Les Presses de lEcole des Mines de Paris, 1999 ; S. Epstein, Impure Science. Aids, Activisme and the Politics of Knowledge, University of California Press, 1996.
[42]. Université Paris 8, Centre Georges Devereux, "Centre Universitaire daide psychologique aux familles migrantes".
[43]. Lun de nous a attiré lattention sur le fait que les dispositifs traditionnels de soin ressemblent davantage à la biologie (sorcellerie), à de la technologie high-tech (les fétiches), à de la philosophie des concepts (possession), bien plus quà de la psychologie à laune de laquelle on a toujours voulu les mesurer. Voir T. Nathan, C. Lewertowski, Soigner Le virus et le fétiche, Paris, Odile Jacob, 1998.En guise de programme
Cest à lanalyse des pratiques thérapeutiques et non pas des malades, des pathologies et de leurs classifications [44] quinvite Ethnopsy. Nous nous tiendrons sur cette mince ligne de faille qui oblige à toujours rouvrir la discussion que ni la division entre psychanalyse et biologie, ni la séparation entre anthropologie et psychiatrie, ni lopposition entre sciences et thérapies, ni la succession de larchaïsme et du modernisme, nont permis de clore. Nous nous engageons de ce fait à prendre au sérieux le "contenu" de ce que disent les patients de leur guérison et des mondes auxquels ils saffrontent, au lieu de les disqualifier davance par la notion dignorance, de croyance ou de représentation. Nous nous engageons à écouter les thérapeutes tout type de thérapeute et leurs explications tout type dexplication ! Nous nous engageons aussi à ouvrir un chantier pour trouver les moyens de faire respecter les "manières de faire" et les "objets" par lesquels les uns ou les autres parviennent à la guérison. Nous engagerons un débat sans concession, mais aussi sans anathème, avec toutes les disciplines attachées à décrire "les mondes contemporains de la guérison".
[44]. P. Pichot, T. Nathan, Quel avenir pour la psychiatrie et pour la psychothérapie ? Paris, Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998. Résumé : UNE ETHNOPSYCHIATRIE DE LA SCHIZOPHRENIE ? Ethnopsy, N°1, 2000, p 9-43.
Par Tobie Nathan, Isabelle Stengers et Philippe Andrea
Cet article est constitué de deux grandes parties : une discussion méthodologique et labord de la question de la schizophrénie. Pour ce qui concerne la méthodologie, les auteurs montrent dabord que les données issues des travaux de psychiatrie transculturelle et dethnopsychiatrie, nont pénétré que très progressivement le corpus psychiatrique, jusquà leur apparition très explicite dans la dernière version du DSM. Malgré leffort constant de la psychiatrie pour cantonner ces données dans une sorte denclave exotique, telle que la catégorie des culture bound syndromes , les auteurs montrent que les derniers développements laissent penser que ces données dorigine anthropologique peuvent modifier radicalement la psychiatrie des prochaines années. Cest en analysant la position de Georges Devereux sur la schizophrénie qui percevait ce trouble comme "culturellement induit" que les auteurs parviennent à une proposition théorique. Dans le débat entre une chimiothérapie conquérante et des psychothérapies que lon voudrait remiser au rayon des "suppléments dâme", lethnopsychiatrie peut constituer une troisième voie, focalisant son intérêt sur le problème de la guérison et non pas celui de la maladie. Les auteurs concluent par une sorte de programme sengageant à prendre au sérieux le "contenu" de ce que disent les patients de leur guérisons et des mondes auxquels ils s'affrontent, au lieu de les disqualifier d'avance par la notion d'ignorance, de croyance ou de représentation.
Ethnopsychiatrie, schizophrénie, culture bound syndromes , guérison.
: An ethnopsychiatry of schizophrenia ? Ethnopsy, N°1, 2000, p 9-43.
By : Tobie Nathan, Isabelle Stengers et Philippe Andréa
This article is made up of two parts : the first is a methodological discussion, the second adresses the issue of schizophrenia. Regarding methodology, the authors first show how data stemming from transcultural psychiatry and ethnopsychiatry were slow to penetrate the psyciatric corpus, until their explicit appearance in the latest edition of the DSM. Despite psychiatrys effort to confine these data within a sort of exotic enclave, such as the culture bound syndrome category, the authors show in what way recent developments suggest how these anthropological data could radically alter psychiatry in the coming years. Based on an analysis of Georges Devereuxs position on schizophrenia, who perceived the disorder as " culturally induced ", the authors make a theoretical proposition. In the debate opposing conquering chemiotherapy and psychotherapies in danger of being shelved as " soulful supplements ", ethnopsychiatry could constitute a third way, focusing its interest on the problem of recovery rather than illness. The authors conclude by offering a kind of program dedicated to taking seriously the " content " of what patients say about their recovery and the worlds they face, instead of disqualifying them from the onset with notions such as ignorance, belief or representation.
Ethnopsychiatry, schizophrenia, culture bound syndromes, recovery.
Tobie Nathan, Isabelle Stengers, Philippe Andréa, "Une ethnopsychiatrie de la schizophrénie?", Ethnopsy, Les mondes contemporains de la guérison, N°1, 2000, p 9-43.