../Paris 8/UFR7/Aide psychologique aux familles migrantes/EA2034
Auteur
Miguel Montenegro
Titre
LES BRUXOS, LEURS CLIENTS ET LEUR MONDE Un système thérapeutique traditionnel au Portugal
Diplôme
Thèse de doctorat d'ethnologie de l'Université Paris 7
Directeur de recherche
Patrick Deshayes
Jury
Patrick Deshayes (MCF, HDR Paris 7, Directeur de la thèse, rapporteur), Tobie Nathan (Professeur, Paris 8, Président du Jury), Marion Aubrée (EHESS), Roger Renaud (MCF, HDR, Paris 7)
Date de soutenance
6 janvier 2003
Décision
Mention très honorable, félicitations du jury.
RÉSUMÉ
LES BRUXOS, LEURS CLIENTS ET LEUR MONDE Un système thérapeutique traditionnel au Portugal
Cette étude porte sur les bruxos, leurs clients et le monde au sein duquel sorganise leur rencontre. Les bruxos constituent la plus importante catégorie de thérapeutes traditionnels portugais, voire la seule aujourdhui si lon ne compte pas les ostéopathes populaires dénommés " endireitas ". La frontière sur laquelle se trouvent les bruxos et leur monde est celle qui sépare le visible de linvisible, les vivants des morts et le quotidien du surnaturel. La coïncidence de ces deux zones de lêtre entraîne des conséquences fâcheuses et parfois funestes. Les bruxos ont pour métier de les séparer mais, pour ce faire, ils doivent se situer là où elles se croisent : en leurs corps quils disent ouverts.
La distinction nosographique la plus générale de leur système thérapeutique fait le partage entre les maladies de médecin et les maladies spirituelles. Le traitement de ces dernières est le trait distinctif de leur activité. Lencosto, qui désigne " la hantise " dun vivant par lesprit dun mort, le mal denvie, attribué à la jalousie dun vivant, et le bruxedo ou envoûtement sont des maladies spirituelles. Lesprit faible signale une plus grande susceptibilité aux influences invisibles tandis que le corps ouvert désigne lexacerbation délétère de cette susceptibilité. Cette dernière affection, la plus grave parmi les maladies spirituelles, peut être ou devenir irréversible, ce dont témoigne lexemple des bruxos eux-mêmes. Cependant, et à la différence des malades dont ils soccupent, les bruxos ont une certaine maîtrise de cette perméabilité à linvisible quils mettent au profit de leur activité. Ils sont en cela assistés par leur guide, lesprit dun mort qui leur sert dauxiliaire. Outre les maladies spirituelles, les bruxos sont aussi consultés pour leurs compétences en matière de divination et dinfluence sur des tiers. Parce quils ont le corps ouvert, les bruxos peuvent voir, entendre et communiquer avec les morts dont les esprits peuvent aisément pénétrer leurs corps, les posséder et parler par leur bouche. Ils peuvent aussi connaître les pensées et des événements biographiques des personnes se trouvant en leur présence et ressentir leurs douleurs comme si cétaient les leurs. Ils peuvent enfin voir et entendre ce qui se passe loin de lendroit où ils se trouvent.
Le système thérapeutique des bruxos sinscrit dans le contexte de la culture populaire portugaise et il est indissociable, aussi bien dans ses pratiques que dans ses conceptions, de la religion populaire et du catholicisme portugais. Bien quil se soit approprié une partie du vocabulaire spirite, quun bon nombre de bruxos soient passés par les centres spirites et que certains conservent cette appartenance, linfluence du spiritisme sur la " bruxaria " semble être superficielle.
Loin dêtre une propriété isolée ou accidentelle, la " marginalité " des bruxos et de leur monde est un aspect essentiel du fonctionnement de leur système thérapeutique et de leur activité clinique. Sa dimension sociale est logiquement postérieure à sa dimension ontologique, elle découle de lincompatibilité de principe entre le quotidien et linvisible, de leur nécessaire discrétion mutuelle : le temps nexiste pas pour les morts, ni la distance pour les sorts, alors que lexistence au quotidien dépend de lun et de lautre.
Dans le système de la bruxaria la délimitation du Soi est, pour ainsi dire, une fonction du quotidien. Leffraction du Soi est indissociable de celle de la sphère du quotidien, de son ordre, et réciproquement. Les ruptures de leurs frontières séquivalent, elles débouchent toujours sur linvisible ou, étiologiquement parlant, elles en découlent. Le bruxo ne pouvait donc se situer quen marge du corps social, il en est une frontière. Dans cette frontière où le corps devient ouvert, lordre du quotidien et la distinction entre le Soi et lAutre se trouvent temporairement suspendues ou, plus précisément, confondues. Ce nest quà partir de cet espace dambiguïté, dexterritorialité, quil a prise sur le quotidien de ses clients, sur son ordre, et donc sur son désordre.
Bien que cette recherche se situe dans le cadre de lethnologie, jai librement emprunté des outils méthodologiques et conceptuels à dautres disciplines, en particulier à lethnométhodologie et à lethnopsychiatrie. Du côté de celle-ci, les travaux de Georges Devereux et surtout ceux de Tobie Nathan ont été une source constante dinspiration. Ces outils nont pas été utilisés comme " cadres de référence " à lintérieur desquels les phénomènes étudiés trouveraient " leur " sens mais comme des moyens permettant dexplorer les phénomènes à lintérieur de leurs propres cadres de référence, i.e. des contextes au sein desquels ils existent et / ou émergent, y compris lorsque " lobservateur " en est une partie intégrante et non négligeable.
Tout comme lexistence des bruxos pose la question du devenir bruxo et lexistence des clients et / ou patients celle du devenir client et / ou patient, leur rencontre pose la question de lefficacité des interventions des bruxos car lefficacité est lenjeu des processus thérapeutiques et le souci primordial des patients, de leur entourage et des bruxos. Il y va, pour les uns, de leur santé et de leur bien-être et, pour les autres, de leur compétence et de leur réputation.
Loin de nous éloigner de la " dimension sociale " de la maladie et de sa prise en charge, cette question limplique ainsi que bien dautres dimensions dont larticulation et la pertinence doivent être davantage fonction de la complexité du réel que dune formule épistémologique a priori ou dune réduction disciplinaire quelconque. Car " aussi flou que puisse être lordre de la complexité, il est plus précis que celui de la réduction a priori " (Robert Jaulin, Lannée chauve, p. 11).
Ce travail est composé de quatre parties.
La Première Partie donne une vue densemble de ce que jappelle le " domaine de la bruxaria " au Portugal. Partant de la position du bruxo dans la société portugaise et passant par lexploration du champ sémantique du nom qui le désigne, jai esquissé une première et brève approche de lidentité du bruxo pour moccuper ensuite de son système étiologico-thérapeutique : les concepts étiologiques, les symptômes et les traitements. Dans les chapitres suivants sont abordés la question du devenir client / patient, le passé historique des bruxos contemporains, la rétribution des bruxos, les rapports entre le domaine de la bruxaria et les domaines médical et religieux (catholique et spirite). Le dernier chapitre tente dapporter quelques éléments de réponse à la question : " Comment devient-on bruxo ? ".
Prenant appui sur la caractérisation générale du domaine à laquelle est parvenue la Première Partie, les Deuxième et Troisième Parties soccupent spécifiquement de la maladie et de sa prise en charge au travers détudes de cas analysés en profondeur et en détail.
Dans la Deuxième Partie, le " processus thérapeutique ", compris comme la suite dévénements qui va des premiers troubles ou signes de désordre, en passant par la consultation dun ou de plusieurs bruxos (parfois dautres professionnels aussi), jusquau dénouement de la crise, voire après, est examiné à partir de récits de clients. Cinq " cas " ont été étudiés. Le " langage " de la bruxaria dans sa triple dimension symptomatique, étiologique et thérapeutique, sy montre comme une ressource expressive disponible pour les différents intervenants (patient, entourage, bruxo), comme une médiation potentielle entre linvisible et le visible et entre le dicible et lindicible, dont lactualisation est toujours spécifiquement appropriée aux situations auxquelles elle sapplique et dont elle découle, et comme une ressource technique relevant de la compétence et conforme à la position du bruxo. Lanalyse parvient à la formulation dun modèle de lintervention des bruxos, lequel sera confronté à des données nouvelles et précisé dans la Troisième Partie.
La Troisième Partie est fondée sur lobservation directe d" interactions cliniques ". Elle soccupe, dans un premier temps, dune de mes expériences en tant que client et, ensuite, de quatre consultations auxquelles jai assisté chez un bruxo qui ma (exceptionnellement) permis de le regarder travailler pendant une matinée. Les situations décrites ont été analysées en détail et on en reconnaîtra lutilité du point de vue ethnométhodologique alors même que lanalyse ne sy borne pas. Lanalyse des interventions des deux bruxos a ouvert quelques hypothèses sur lexpertise des bruxos et sur les façons dont ils opèrent ou peuvent opérer des changements chez leurs patients. Parmi les vecteurs opérant dans leurs interventions il faut noter le brouillage de la distinction entre le dedans et le dehors lequel coïncide avec, implique, et est impliqué par, lintersection paradoxale de linvisible et du visible, entraînant ce que jai appelé " lexpérience de réalité " de linvisible et du système étiologico-thérapeutique qui lui est corrélatif. La co-construction (laquelle est déjà ce quelle construit), par bruxos et patients, dun ordre social spécifique que jai nommé la " définition de situation clinique " constitue lanticipation et la condition de possibilité de cette expérience et, donc, de lintervention effective du bruxo.
La Quatrième Partie est consacrée à la description et à lanalyse dune cérémonie collective sui generis, " la session ", organisée autour dun bruxo et à laquelle jai participé à différentes reprises. Malgré les continuités qui la relient au champ de la bruxaria, le sensus communis de la session est assez singularisé pour mériter un traitement à part. Après une première caractérisation sommaire de la cérémonie jaborde les aspects les plus saillants pour celui qui arrive à la session pour la première fois : les chants, les manipulations et les attouchements du bruxo. Le tableau est élargi avec la considération de la définition des participants, des valeurs qui sont en jeu dans la session et de la dimension théâtrale de la cérémonie. Lattention est ensuite orientée vers les interactions bruxo (esprits) / participant et les interventions thérapeutiques. Les interactions sont intelligibles à laune dun ensemble de " règles ", à la fois principes daction et descriptions de la session et de ce qui sy déroule. Bien quelle y soit présente et même marquée, la dimension cultuelle de la session est subordonnée à sa fonction thérapeutique, laquelle correspond au but explicite de ses participants. Linduction dexpériences que lon peut qualifier de traumatiques chez les participants sest avérée un ressort de lefficacité des interventions du bruxo. Elles saccompagnent dune redéfinition du participant et de son expérience à laune de catégories culturelles populaires et religieuses partagées et collectivement mobilisatrices et dune excentration de son point de vue qui le fait rejoindre le collectif. Ce dernier joue, dans la session, un rôle prépondérant et manifeste. En examinant quelques exemples dinterventions thérapeutiques du point de vue des moyens de lefficacité, nous retrouvons la fonction médiatrice de laction du bruxo, notamment au niveau de la communication non verbale et, étroitement mêlés, lactualisation implicite de mythèmes (chrétiens) et de symboles qui deviennent matrices et opérateurs de lexpérience présente, et linscription du mal comme obstacle, dans un jeu dramatique, à la communion entre le bruxo (ou, plutôt, lesprit) et lassemblée. Létude conjuguée des opérateurs symboliques et de la dynamique foule / meneur de la session a ensuite mené à la question de la " croyance " (déjà abordée dans les Deuxième et Troisième Parties) et à la structure du champ relationnel impliqué par la position de bruxo dont les implications ont été observables dans une proposition dinitiation qui ma été adressée. Finalement, jai abordé le problème des différentes visions ou versions possibles de la session pour conclure que, loin dêtre accidentelle, la prolifération de perspectives hétérogènes (y compris la mienne) est un effet essentiellement constitutif de son expérience.
Miguel Montenegro
Mots clés : bruxo - bruxaria - médium - possession - thérapie - Portugal - magie - religion - ethnologie - ethnopsychiatrie - ethnométhodologie
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