Briser les idoles… une demande authentique d'initiation
par Tobie Nathan [1]
Conférence prononcée le 13 mai 2006 au colloque Pnim Panim à l'Université Bar Ilan en Israël : "Tomber sur la face" — Avraham le briseur d'idoles. "Briser les idoles" désigne l'acte courageux de celui qui décide de rompre — avec l'erreur du plus grand nombre qu'il partagea naguère. Brisant les idoles… c'est ainsi qu'apparaît le personnage d'Avraham dans le texte de la Genèse :
"Et dieu avait dit à Avraham : "Va pour toi (lekh lekha), quitte la terre où tu es né, quitte la maison de ton père, vers la terre que je t'indiquerai" (Gen. 12:1.)
Quelques versets, plus haut, une petite phrase, relatant le décès de son frère a fait l'objet d'un commentaire fécond, sans doute à l'origine de l'expression "briser les idoles", passée dans le langage courant avec le succès que l'on sait :
"Haran mourut devant la face de son père" (Gen. 11:28).
Un Midrash raconte les circonstances de la mort de Haran. Terah, père d'Avraham, de Nahor et de Haran, fabricant et vendeur "d'idoles", confie son échoppe à son fils aîné. Après avoir tourné en ridicule les clients de son père, Avraham se saisit d'un bâton et fracasse toutes les idoles, sauf la plus grande à la main de laquelle il fixe le bâton. À son père qui, furieux, l'interroge au sujet du massacre, il répond : "elles se sont disputé la nourriture, la plus grande, furieuse, a brisé toutes les autres". "Mais est ce possible ? Elles ne comprennent rien", se fâche le père. C'est alors que le fils coince son père à sa propre logique : "tes oreilles seraient-elles sourdes aux paroles de ta bouche ?" Furieux, Terah livre Avraham à la justice du roi Nemrod. Après une dispute au sujet de leurs croyances, Nemrod condamne Avraham au bûcher. Jeté au feu, il y reste vivant trois jours et trois nuits et en ressort indemne. C'est alors qu'on demande à Haran, son frère, magicien et fabricant d'idoles, tout comme son père : "pour qui es-tu ?" "Je suis pour Avraham et pour son Dieu", répond le plus jeune, voulant ainsi participer au triomphe de son frère. On le jette au feu à son tour, et il périt devant son père, les entrailles carbonisées.
("Haran mourut devant la face de son père"… Midrash Rabba Genèse XXXVIII:13)
Ce récit a imprimé sa forme avec une telle vigueur qu'on le retrouve presque tel à chaque fois que les occidentaux ont pensé apporter la lumière à des sauvages embourbés dans leurs cultes primitifs. Il contient trois arguments déclinés à l'infini par tous les récits qui lui succèderont :
1) les idoles sont "factices" — fabriquées de main d'homme, elles ne peuvent être vivantes ;
2) Les idoles ne mangent pas — ce sont des subterfuges qui mettent en scène leur absorbtion de nourriture ;
3) les idoles sont produites par des charlatans pour exploiter la crédulité du peuple.
Le thème de la facticité a été vivement mis en lumière par Charles de Brosses, dans son Culte des dieux fétiches (1760) qui reprend l'étymologie du mot "fétiche", le faisant dériver du portugais fetiso, "chose fée" — autrement dit : "sortilège", "objet-sort" . Si Charles de Brosses reprend le thème de la nourriture, c'est surtout dans un additif hellénistique au livre de Daniel qu'on en trouve l'illustration la plus suggestive. Dans Bel (Baal) et le Dragon (1-3), Daniel monte lui même un stratagème pour démontrer que ce ne sont pas les statues du dieu Bel qui mangent les mets portés en offrande par le roi, mais bien les prêtres et leurs familles. Découverts, les prêtres sont mis à mort par le roi Astyage et le dieu Bel livré à Daniel qui détruit l'idole et le temple qui lui était dédié.
Or, ces récits, dont je n'ai donné ici que la structure, et dont on retrouve des duplications, tout à travers la littérature tant religieuse, que philosophique, ethnologique et même psychologique — depuis l'épisode du veau d'or, dans l'Exode, jusqu'aux élaborations freudiennes sur "la pensée magique" — sont, à mon sens, nés d'un contresens.
Le Lekh Lekha adressé à Avraham est à comprendre, non pas, bien évidemment, comme une injonction philosophique, une sorte de "connais toi toi-même" avant la lettre, mais bien comme une promesse faite à l'homme de devenir un fondateur. Un fondateur est différent par nature, tant de ses ascendants que de ses descendants car sinon, pourquoi arrêterait-on la remontée dans le temps précisément à cet homme-ci ? Pourquoi commencer le décompte à partir de lui ? Pourquoi ne pas remonter plus avant… à son père ? À son grand-père… À l'un de ses ancêtres ? Il est fondateur du fait qu'il va (qu'il marche — lekh) — c'est-à-dire qu'il avance dans sa descendance — pour lui-même (lekha) et non pour "la maison de son père". Plus même : son père, lui-même devra apprendre à "marcher" pour son fils. C'est ainsi que Terah va quitter Our Kasdim avec Avraham — ce qui serait incompréhensible si on le pensait seulement attaché aux idoles que détruit Avraham. Car le problème du fondateur est bien celui de sa descendance — non pas ses enfants (on apprend par ailleurs (dans divers midrashim) qu'Avraham a eu de nombreux enfants en plus d'Isaac et d'Ismaël), mais une descendance d'une autre nature, qui se distingue, tant de lui que de tout ce qui a été produit jusqu'alors. C'est précisément ce que Dieu a promis à Avraham : "va-t-en pour toi… et je ferai de toi un grand peuple" (véé'ésékha légoy gadol) lui a-t-il promis.
L'on comprend que cette belle expression, lekh lekha, qui est aussi, en hébreu, une sorte de jeu de mot, se retrouve une seconde fois lorsque Dieu demande à Avraham de lui sacrifier son fils Isaac. Il lui dit alors :"Prends ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t-en pour toi (à nouveau : lekh lekha) vers la terre de Moriah pour me l'offrir en holocauste."
Car tel est le travail intérieur d'un fondateur : renoncer à se penser semblable à son père, produit par sa terre ou par tout ce qui, l'ayant précédé, pourrait l'avoir engendré (premier lekh lekha); mais aussi renoncer à penser qu'il produira une descendance semblable à lui (deuxième lekh lekha). Car le but qu'il poursuit — et l'on comprend alors qu'il s'agit d'une action héroïque — est de fabriquer quelque chose qui n'a jamais été ; quelque chose dont nul n'a jamais eu l'idée. Son père ne participe pas à cette création ; son fils en héritera sans y contribuer.
Il est alors logique qu'une telle fonction nécessite une initiation — au sens fort du mot : c'est-à-dire une véritable "fabrication". Un tel homme sera forgé au feu et à toute une série d'épreuves . C'est ainsi qu'il faut, à mon sens, comprendre le récit de la destruction des idoles — non pas comme une honte portée par Avraham à son père, un prototype de "rupture épistémologique", mais bien comme la description des nécessités logiques auxquelles se trouve confronté le fondateur. C'est sans doute la raison pour laquelle toute une tradition cabalistique attribue à Avraham lui-même la rédaction du Sepher Yetsira ("le livre de la création") , matrice de laquelle découlent toutes les entreprises magiques d'inspiration juive.
Alors, "briser les idoles" ne serait pas s'opposer aux religions des idolâtres, mais pénétrer le secret des idoles, pour être initié à un nouveau dieu qui n'a pas encore de culte. C'est peut-être un tout autre récit, provenant des antipodes, qui nous permet d'approcher plus près encore ce type de logique. On se souvient que Quesalid, le chaman kwakiutl dont Boas a rapporté la biographie, ensuite brillamment commentée par Lévi-Strauss , a d'abord commencé en traquant les artifices de son maître ; en voulant, lui aussi, briser ses idoles. Et lui aussi a eu la chance de tomber sur un maître qui a interprété l'insolence de l'élève comme une propension à l'innovation ; comme une demande d'initiation — comme un authentique appel par les esprits. D'ailleurs, à la fin de sa vie, Quesalid le sceptique, expliquera à Boas que ses objets à lui — lui qui a véritablement été initié — ses objets et non ceux des autres chamans, les faux devins — ceux là sont réellement enchantés.
À suivre le texte biblique de cette manière, "briser les idoles", signifierait se préparer à la réalité incroyable d'une idole non encore construite.
Notes [1]. Professeur de Psychologie clinique et pathologique à l'Université de Paris 8 . Ce texte se trouve en anglais dans Iconoclash. Beyond the Image Wars in Science, Religion and Art. 2002 Press and ZKM Karlsruhe, Germany (Edited by Bruno Latour and Peter Weibel).
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